Chapitre deuxième

XXIX

Elle avait lu de très bonne heure,
Tous les romans sentimentaux ;
Elle vivait l’amour, les leurres
De Richardson et de Rousseau.
Son père, image du brave homme,
Attardé dans son siècle, en somme,
Ne lisait évidemment rien
Mais n’en pensait ni mal ni bien ;
Tenant cela pour des vétilles,
Il n’éprouvait pas d’intérêt
A voir le livre qu’en secret
Gardait sous l’oreiller sa fille.
Mais sa mère avait, voyez-vous,
Pour Richardson, un amour fou.

XXX

Sa mère, c’était sans le lire
Qu’elle vivait de Richardson ;
Non que Lovelace ait su séduire
Son âme plus que Grandison ;
Non, jadis, la princesse Aline,
La Moscovite, sa cousine,
L’avait chanté sans se lasser.
Sa mère, alors, était fiancée,
Contrainte d’épouser son père,
Mais rêvait d’un autre mari
Qui par le cœur et par l’esprit
Hélas, savait bien plus lui plaire –
Un Grandison plein d’entregent,
Sergent aux Gardes, vif-argent.

 

XXXI

A son instar s’habillait-elle
Tant à la mode qu’avec goût ;
Pourtant, malgré ses pleurs, la belle
Se vit offerte à son époux.
Et lui, pour couper court au drame,
Jugea bon d’emmener sa femme,
Sans trop attendre, au sein des champs,
Où, entre Dieu sait quelles gens,
Elle hurla, se crut démente,
Divorça presque à la saison
Puis s’occupa de la maison,
S’habitua et fut contente.
Car l’habitude est du Seigneur,
Un substitut pour le bonheur (1). 


1. Note de Pouchkine : “Si j’avais la folie de croire encore au bonheur, je le chercherais dans l’habitude (Chateaubriand)


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