Chapitre premier

XXVIII


Notre héros accourt ; le suisse
Le voit grimper, avec quel feu,
Les escaliers de marbre, il lisse
Puis ébouriffe ses cheveux
Et entre. Salle frénétique ;
L'orchestre est sourd de sa musique ;
La foule est à la mazurka ;
Partout la presse et le fracas ;
Des bottes de chevaliers-gardes
Tonnent tout près de doux petons
Qui volent, fusent, font des bonds
En enflammant qui les regarde
Et les violons criards et fous
Noient les chuchotements jaloux.

XXIX

Aux jours de mes désirs, des fêtes,
J'allais, béat, de bal en bal ;
C'est un beau lieu pour les conquêtes,
Pour les aveux, c'est l'idéal.
Mais vous, maris, nobles jocrisses,
Je vous propose mes services ;
Suivez le sens de mon discours :
Ma mise en garde vaut toujours.
Et vous, mamans, gare à vos filles
Dans le péril du cotillon -
Tenez bien droit votre lorgnon,
Sinon… Malheur dans les familles !
Croyez que, si je vous le dis,
Je ne suis plus de la partie.

XXX

Hélas, à mille réjouissances,
Ma vie, je l'ai gâchée pas mal !
Mais quoi que la morale en pense,
Non, j'aimerai toujours les bals !
J'aime le feu de la jeunesse,
L'éclat, la frénésie, la presse,
Des dames les atours pensés ;
Et leurs petits petons… Tentez
Pourtant de découvrir sur terre
Trois belles paires de beaux pieds
Longtemps je n'ai pu oublier,
Moi, deux petons… Froid, solitaire,
Le cœur me ronge, et, jour et nuit,
Mon songe brûle et me poursuit.

XXXI

Quand, où, en quelle solitude,
Folie, oublieras-tu jamais ?
Petons, petons, mon hébétude !
Où foulez-vous les fleurs de mai ?
Bercées de voluptés solaires,
Vos traces fines et légères
N'ont pas marqué nos mondes froids :
Vous aimiez ces tapis de rois
Dont la caresse est somptueuse.
Et moi, pour vous, j'ai oublié
Ma soif de gloire et de lauriers,
L'exil et ma patrie brumeuse.
Nos jeunes joies ont disparu -
Tels, dans les champs, vos pas menus.

XXXIII

Oui, seins de Diane et joues de Flore
Ont un grand charme, on le conçoit ;
Mais les petons de Terpsichore
Me charment plus, Dieu sait pourquoi.
Aux yeux ardents ils prophétisent
Des récompenses qu'on méprise
Et, convenus, savent saisir
Le libre essaim de mes désirs.
Je les aime, pensive Elvine,
Sous la nappe, au cours d'un dîner,
L'hiver, devant la cheminée,
Ou au printemps, sur l'herbe fine,
Sur le parquet laqué des bals,
Devant la mer aux rocs fatals.

XXXIII

Je vois la mer avant l'orage ;
Que j'enviais ces flots altiers
Se succédant, rouleaux sauvages,
Pour se fondre, aimants, à ses pieds.
Que je voulais, dans quelle fièvre,
Toucher ces pieds du bout des lèvres !
Jamais aux jours les plus brûlants
Du grand brasier de mes élans
Je n'ai, avec tant de souffrance,
Voulu étreindre une phryné,
Prendre ses lèvres effrénées,
Ses seins gonflés de jouissance ;
Jamais ne m'a rongé le sang
Un trouble si bouleversant !


Markowicz commente ainsi, à propos des questions de traduction dans sa note à la fin du livre : « au chapitre I, la digression sur les "petons", dans laquelle se lance le personnage qui dit "je". Le mot employé par Pouchkine est nojki, diminutif de nogui, les pieds. Fallait-il traduire par "petits pieds" ? Cela me semblait lourd (ce qui, en l'occurrence, est le péché suprême), et impossible à inclure dans le jeu. Comment traduire ce passage de la strophe XXX :

J'aime le feu de la jeunesse,
L'éclat, la frénésie, la presse,
Des dames les atours pensés,
Et leurs petits petons… Tentez
Pourtant de découvrir sur terre
Trois belles paires de beaux pieds…

"Petons" m'a d'abord gêné par l'irruption en plein XIXe siècle de Maurice Chevalier et de sa Valentine ; mais les "jolis petons" cités dans le
Dictionnaire de l'Académie, édition 1802, qui m'a servi de base dans les dernières années de ce travail, m'ont rassuré, et, du coup, je n'ai plus hésité à construire le passage sur ce mot - d'autant qu'il donne à la traduction une radicalité plus grande, par l'incongruité, du passage des "petons de Terpsichore" à cette notation profondément lyrique de la strophe XXXIV :

Un autre instant je me rappelle -
Un songe à me saisir soudain !
Je la soutiens qui monte en selle :
Son doux peton est dans ma main… »


=> Retour à la page Eugène Onéguine