George Sand a habité quai Saint-Michel
dans l'immeuble au-dessus du café Le Départ, lorsque Indiana est publié

George Sand a habité au 25 quai Saint-Michel à Paris, entre juillet 1831 et octobre 1832, au 5e étage (le 25 est devenu le 29 en raison d’un changement de numérotation des immeubles), dans un petit trois pièces. Ce logement fut l’un des premiers qu’elle occupa après sa séparation d’avec son mari Casimir Dudevant et au début de sa carrière littéraire.
C’est dans cet appartement qu’elle commence à affirmer son identité littéraire propre, adoptant bientôt le nom de plume "George Sand". On peut lire dans son texte ci-dessous, comment elle adopte cette identité, y compris physiquement.
Peu après, elle déménagera au 19 quai Malaquais, dans un appartement cédé par Latouche.

George Sand évoque ci-dessous plusieurs personnes qui ont compté dans sa vie :
- Henri de Latouche (1785–1851), directeur du Figaro entre 1830 et 1832, fut un mentor littéraire décisif pour George Sand, jouant un rôle clé dans le lancement de sa carrière d’écrivaine. L’un des premiers à reconnaître son talent, il l’encouragea à écrire et publia ses premiers textes, notamment Rose et Blanche (1831), coécrit avec Jules Sandeau, dans Le Figaro. C’est aussi lui qui l’incita à adopter un pseudonyme masculin — George Sand — pour faciliter son entrée dans le monde littéraire. Il affirma plus tard avec fierté : "Les seuls souvenirs de ma vie littéraire dont je sois fier, c’est d’avoir édité André Chénier et empêché George Sand de faire de l’aquarelle"...
-
George Sand adorait ses enfants, Maurice et Solange, mais ses rapports avec sa fille furent particulièrement conflictuels à l’âge adulte. Solange, qui fut artiste elle-même (elle tenta une carrière dans la sculpture), se heurta à l’autorité de sa mère, notamment autour de son mariage avec le sculpteur Auguste Clésinger en 1847, que George Sand désapprouvait vivement et qui provoqua une brouille durable. Elle vécut avec elle quai Saint-Michel.
-
Balzac et George Sand se rencontrent dans les années 1830 et entretiendront une amitié littéraire profonde, marquée par une admiration mutuelle et des échanges épistolaires nourris. Balzac admire la liberté de pensée et le style de George Sand, qu’il surnomme affectueusement Dom Mar — un clin d’œil à ses habitudes monacales d’écriture. George Sand, de son côté, voit en Balzac un génie de l’observation sociale. On va le voir ci-dessous grimper dans la mansarde du quai Saint-Michel. Il habitait rue Cassini, près du Luxembourg.

Elle évoque l'épidémie de choléra qui emporte plusieurs personnes de son immeuble. Elle voyait de chez elle la morgue.

Extraits de Histoire de ma vie de George Sand
qui concernent le 25 quai Saint-Michel

Je cherchai un logement et m'établis bientôt quai Saint-Michel, dans une des mansardes de la grande maison qui fait le coin de la place, au bout du pont, en face de la Morgue. J'avais là trois pièces très propres donnant sur un balcon d'où je dominais une grande étendue du cours de la Seine, et d'où je contemplais face à face les monuments gigantesques de Notre-Dame, Saint-Jacques-la-Boucherie, la Sainte-Chapelle, etc. J'avais du ciel, de l'eau, de l'air, des hirondelles, de la verdure sur les toits ; je ne me sentais pas trop dans le Paris de la civilisation, qui n'eût convenu ni à mes goûts ni à mes ressources, mais plutôt dans le Paris pittoresque et poétique de Victor Hugo, dans la ville du passé.

J'avais, je crois, trois cents francs de loyer par an. Les cinq étages de l'escalier me chagrinaient fort, je n'ai jamais su monter ; mais il le fallait bien, et souvent avec ma grosse fille dans les bras. Je n'avais pas de servante ; ma portière, très fidèle, très propre et très bonne, m'aida à faire mon ménage pour quinze francs par mois. Je me fis apporter mon repas de chez un gargotier très propre et très honnête aussi, moyennant deux francs par jour. Je savonnais et repassais moi-même le fin. J'arrivai alors à trouver mon existence possible dans la limite de ma pension.

Le plus difficile fut d'acheter des meubles. Je n'y mis pas de luxe, comme on peut croire. On me fit crédit, et je parvins à payer ; mais cet établissement, si modeste qu'il fût, ne put s'organiser tout de suite ; quelques mois se passèrent, tant à Paris qu'à Nohant, avant que je pusse transplanter Solange de son palais de Nohant (relativement parlant) dans cette pauvreté sans qu'elle en souffrît, sans qu'elle s'en aperçût. Tout s'arrangea peu à peu, et dès que je l'eus auprès de moi, avec le vivre et le service assurés, je pus devenir sédentaire, ne sortir le jour que pour la mener promener au Luxembourg, et passer à écrire toutes mes soirées auprès d'elle. La Providence me vint en aide. En cultivant un pot de réséda sur mon balcon, je fis connaissance avec ma voisine, qui, plus luxueuse, cultivait un oranger sur le sien. C'était madame Badoureau, qui demeurait là avec son mari, instituteur primaire, et une charmante fille de quinze ans, douce et modeste blonde aux yeux baissés, qui se prit de passion pour Solange. Cette excellente famille m'offrit de la faire jouer avec d'autres enfants qui venaient prendre des leçons particulières, quand elle s'ennuierait du petit espace de ma mansarde et de la continuité des mêmes amusements. Cela rendit l'existence de l'enfant, non plus seulement possible, mais agréable, et il n'est pas de soins et de tendresses que ces braves gens ne lui aient prodigués, sans jamais vouloir me permettre de les en indemniser, bien que leur profession eût rendu la chose toute naturelle et la rétribution bien acquise.

Jusque-là, c'est-à-dire jusqu'à ce que ma fille fût avec moi à Paris, j'avais vécu d'une manière moins facile et même d'une manière très inusitée, mais qui allait pourtant très directement à mon but.

Je ne voulais pas dépasser mon budget, je ne voulais rien emprunter ; ma dette de cinq cents francs, la seule de ma vie, m'avait tant tourmentée ! Et si M. Dudevant eût refusé de la payer ! Il la paya de bonne grâce ; mais je n'avais osé la lui déclarer qu'étant très malade et craignant de mourir insolvable. J'allais cherchant de l'ouvrage et n'en trouvant pas. Je dirai tout à l'heure où j'en étais de mes chances littéraires. J'avais en montre un petit portrait dans le café du quai Saint-Michel, dans la maison même, mais la pratique n'arrivait pas. J'avais raté la ressemblance de ma portière : cela risquait de me faire bien du tort dans le quartier.

J'aurais voulu lire, je n'avais pas de livres de fonds. Et puis c'était l'hiver, et il n'est pas économique de garder la chambre quand on doit compter les bûches. J'essayai de m'installer à la bibliothèque Mazarine ; mais il eût mieux valu, je crois, aller travailler sur les tours de Notre-Dame, tant il y faisait froid. Je ne pus y tenir, moi qui suis l'être le plus frileux que j'aie jamais connu. Il y avait là de vieux piocheurs, qui s'installaient à une table, immobiles, satisfaits, momifiés, et ne paraissant pas s'apercevoir que leurs nez bleus se cristallisaient. J'enviais cet état de pétrification : je les regardais s'asseoir et se lever comme poussés par un ressort, pour bien m'assurer qu'ils n'étaient pas en bois.

Et puis encore j'étais avide de me déprovincialiser (1) et de me mettre au courant des choses, au niveau des idées et des formes de mon temps. J'en sentais la nécessité, j'en avais la curiosité ; excepté les œuvres les plus saillantes, je ne connaissais rien des arts modernes ; j'avais surtout soif du théâtre.

Je savais bien qu'il était impossible à une femme pauvre de se passer ces fantaisies. Balzac disait : "On ne peut pas être femme à Paris à moins d'avoir vingt-cinq mille francs de rente." (2) Et ce paradoxe d'élégance devenait une vérité pour la femme qui voulait être artiste.

Pourtant je voyais mes jeunes amis berrichons, mes compagnons d'enfance, vivre à Paris avec aussi peu que moi et se tenir au courant de tout ce qui intéresse la jeunesse intelligente. Les événements littéraires et politiques, les émotions des théâtres et des musées, des clubs et de la rue, ils voyaient tout, ils étaient partout. J'avais d'aussi bonnes jambes qu'eux et de ces bons petits pieds du Berry qui ont appris à marcher dans les mauvais chemins, en équilibre sur de gros sabots. Mais sur le pavé de Paris, j'étais comme un bateau sur la glace. Les fines chaussures craquaient en deux jours, les socques me faisaient tomber, je ne savais pas relever ma robe. J'étais crottée, fatiguée, enrhumée, et je voyais chaussures et vêtements, sans compter les petits chapeaux de velours arrosés par les gouttières, s'en aller en ruine avec une effrayante rapidité.

J'avais fait déjà ces remarques et ces expériences avant de songer à m'établir à Paris, et j'avais posé ce problème à ma mère, qui y vivait très élégante et très aisée avec trois mille cinq cents francs de rente : comment suffire à la plus modeste toilette dans cet affreux climat, à moins de vivre enfermée dans sa chambre sept jours sur huit ? Elle m'avait répondu : "C'est très possible à mon âge et avec mes habitudes ; mais quand j'étais jeune et que ton père manquait d'argent, il avait imaginé de m'habiller en garçon. Ma sœur en fit autant, et nous allions partout à pied avec nos maris, au théâtre, à toutes les places. Ce fut une économie de moitié dans nos ménages."

Cette idée me parut d'abord divertissante et puis très ingénieuse. Ayant été habillée en garçon durant mon enfance, ayant ensuite chassé en blouse et en guêtres avec Deschartres, je ne me trouvai pas étonnée du tout de reprendre un costume qui n'était pas nouveau pour moi. À cette époque, la mode aidait singulièrement au déguisement. Les hommes portaient de longues redingotes carrées, dites à la propriétaire, qui tombaient jusqu'aux talons et qui dessinaient si peu la taille que mon frère, en endossant la s
ienne à Nohant, m'avait dit en riant : "C'est très joli, cela, n'est-ce pas ? C'est la mode, et ça ne gêne pas. Le tailleur prend mesure sur une guérite, et ça irait à ravir à tout un régiment."

Je me fis donc faire une redingote-guérite en gros drap gris, pantalon et gilet pareils. Avec un chapeau gris et une grosse cravate de laine, j'étais absolument un petit étudiant de première année. Je ne peux pas dire quel plaisir me firent mes bottes : j'aurais volontiers dormi avec, comme fit mon frère dans son jeune âge, quand il chaussa la première paire. Avec ces petits talons ferrés, j'étais solide sur le trottoir. Je voltigeais d'un bout de Paris à l'autre. Il me semblait que j'aurais fait le tour du monde. Et puis, mes vêtements ne craignaient rien. Je courais par tous les temps, je revenais à toutes les heures, j'allais au parterre de tous les théâtres. Personne ne faisait attention à moi et ne se doutait de mon déguisement. Outre que je le portais avec aisance, l'absence de coquetterie du costume et de la physionomie écartait tout soupçon. J'étais trop mal vêtue, et j'avais l'air trop simple (mon air habituel, distrait et volontiers hébété) pour attirer ou fixer les regards. Les femmes savent peu se déguiser, même sur le théâtre. Elles ne veulent pas sacrifier la finesse de leur taille, la petitesse de leurs pieds, la gentillesse de leurs mouvements, l'éclat de leurs yeux ; et c'est par tout cela pourtant, c'est par le regard surtout qu'elles peuvent arriver à n'être pas facilement devinées. Il y a une manière de se glisser partout sans que personne détourne la tête, et de parler sur un diapason bas et sourd qui ne résonne pas en flûte aux oreilles qui peuvent vous entendre. Au reste, pour n'être pas remarquée en homme, il faut avoir déjà l'habitude de ne pas se faire remarquer en femme (...)

(1) Aurore Dupin est alors une "femme de province", créature vaguement ridicule si l’on en croit Balzac et ses réflexions compatissantes sur ces pauvres femmes : "Quelque grande, quelque belle, quelque forte que soit à son début une jeune fille née dans un département quelconque, si elle se marie en province et si elle y reste, elle devient bientôt femme de province. Malgré ses projets arrêtés, les lieux communs, la médiocrité des idées, l’insouciance de la toilette, l’horticulture des vulgarités envahissent l’être sublime caché dans cette âme neuve, et tout est dit, la belle plante dépérit", écrit-il dans La Muse du département en 1843.

(2) À l’inverse des provinciales, les Parisiennes balzaciennes doivent mettre le prix pour briller comme il se doit.


Quand vint l'établissement au quai Saint-Michel avec Solange, outre que j'éprouvais le besoin de retrouver mes habitudes naturelles, qui sont sédentaires, la vie générale devint bientôt si tragique et si sombre, que j'en dus ressentir le contrecoup. Le choléra (3) enveloppa des premiers les quartiers qui nous entouraient. Il approcha rapidement, il monta, d'étage en étage, la maison que nous habitions. Il y emporta six personnes et s'arrêta à la porte de notre mansarde, comme s'il eût dédaigné une si chétive proie.

Parmi le groupe de compatriotes amis qui s'était formé autour de moi, aucun ne se laissa frapper de cette terreur funeste qui semblait appeler le mal et qui généralement le rendait sans ressources. Nous étions inquiets les uns pour les autres, et point pour nous-mêmes. Aussi, afin d'éviter d'inutiles angoisses, nous étions convenus de nous rencontrer tous les jours au jardin du Luxembourg, ne fût-ce que pour un instant, et quand l'un de nous manquait à l'appel, on courait chez lui. Pas un ne fut atteint, même légèrement. Aucun pourtant ne changea rien à son régime et ne se mit en garde contre la contagion. […]

Au milieu de cette crise sinistre, survint le drame poignant du cloître Saint-Merry (4). J'étais au jardin du Luxembourg avec Solange, vers la fin de la journée. Elle jouait sur le sable, je la regardais, assise derrière le large socle d'une statue. Je savais bien qu'une grande agitation devait gronder dans Paris ; mais je ne croyais pas qu'elle dût sitôt gagner mon quartier : absorbée, je ne vis pas que tous les promeneurs s'étaient rapidement écoulés. J'entendis battre la charge, et, emportant ma fille, je me vis seule de mon sexe avec elle dans cet immense jardin, tandis qu'un cordon de troupes au pas de course traversait d'une grille à l'autre. Je repris le chemin de ma mansarde, au milieu d'une grande confusion et cherchant les petites rues, pour n'être pas renversée par les flots de curieux qui, après s'être groupés et pressés sur un point, se précipitaient et s'écrasaient, emportés par une soudaine panique. À chaque pas, on rencontrait des gens effarés qui vous criaient : "N'avancez pas, retournez, retournez ! La troupe arrive, on tire sur tout le monde." Ce qu'il y avait jusque-là de plus dangereux, c'était la précipitation avec laquelle on fermait les boutiques au risque de briser la tête à tous les passants. Solange se démoralisait et commençait à jeter des cris désespérés. Quand nous arrivâmes au quai, chacun fuyait en sens différent. J'avançai toujours, voyant que le pire c'était de rester dehors, et j'entrai vite chez moi, sans prendre le temps de voir ce qui se passait, sans même avoir peur, n'ayant encore jamais vu la guerre des rues, et n'imaginant rien de ce que j'ai vu ensuite, c'est-à-dire l'ivresse qui s'empare tout d'abord du soldat et qui fait de lui, sous le coup de la surprise et de la peur, l'ennemi le plus dangereux que puissent rencontrer des gens inoffensifs dans une bagarre. […]

Je ne raconterai pas l'événement au milieu duquel je me trouvais. Je n'écris que mon histoire particulière. Je commençai par ne songer qu'à tranquilliser ma pauvre enfant, que la peur rendait malade. J'imaginai de lui dire qu'il ne s'agissait, sur le quai, que d'une chasse aux chauves-souris comme elle l'avait vu faire sur la terrasse de Nohant à son père et à son oncle Hippolyte, et je parvins à la calmer et à l'endormir au bruit de la fusillade. Je mis un matelas de mon lit dans la fenêtre de sa petite chambre, pour parer à quelque balle perdue qui eût pu l'atteindre, et je passai une partie de la nuit sur le balcon, à tâcher de saisir et de comprendre l'action à travers les ténèbres.

On sait ce qui se passa en ce lieu. Dix-sept insurgés s'étaient emparés du poste du petit pont de l'Hôtel-Dieu. Une colonne de garde nationale les surprit dans la nuit. "Quinze de ces malheureux, dit Louis Blanc (Histoire de dix ans), furent mis en pièces et jetés dans la Seine. Deux furent atteints dans les rues voisines et égorgés." (5)

Je ne vis pas cette scène atroce, enveloppée dans les ombres de la nuit, mais j'en entendis les clameurs furieuses et les râles formidables ; puis un silence de mort s'étendit sur la cité endormie de fatigue après les émotions de la crainte.

Des bruits plus éloignés et plus vagues attestaient pourtant une résistance sur un point inconnu. Le matin on put circuler et aller chercher des aliments pour la journée, qui menaçait les habitants d'un blocus à domicile. À voir l'appareil des forces développées par le gouvernement, on ne se doutait guère qu'il s'agissait de réduire une poignée d'hommes décidés à mourir.

Il est vrai qu'une nouvelle révolution pouvait sortir de cet acte d'héroïsme désespéré : l'Empire pour le duc de Reichstadt et la Monarchie pour le duc de Bordeaux (6), aussi bien que la République pour le peuple. Tous les partis avaient, comme de coutume, préparé l'événement, et ils en convoitaient le profit ; mais quand il fut démontré que ce profit, c'était la mort sur les barricades, les partis s'éclipsèrent, et le martyre de l'héroïsme s'accomplit à la face de Paris consterné d'une telle victoire.

La journée du 6 juin fut d'une solennité effrayante vue du lieu élevé où j'étais. La circulation était interdite, la troupe gardait tous les ponts et l'entrée de toutes les rues adjacentes. À partir de dix heures du matin jusqu'à la fin de l'exécution, la longue perspective des quais déserts prit au grand soleil l'aspect d'une ville morte, comme si le choléra eût emporté le dernier habitant. Les soldats qui gardaient les issues semblaient des fantômes frappés de stupeur. Immobiles et comme pétrifiés le long des parapets, ils ne rompaient, ni par un mot ni par un mouvement, la morne physionomie de la solitude. Il n'y eut d'êtres vivants, en de certains moments du jour, que les hirondelles qui rasaient l'eau avec une rapidité inquiète, comme si ce calme inusité les eût effrayées. Il y eut des heures d'un silence farouche, que troublaient seuls les cris aigres des martinets autour des combles de Notre-Dame. Puis tout à coup les oiseaux éperdus rentrèrent au sein des vieilles tours, les soldats reprirent leurs fusils qui brillaient en faisceaux sur les ponts. Ils reçurent des ordres à voix basse. Ils s'ouvrirent pour laisser passer des bandes de cavaliers qui se croisèrent, les uns pâles de colère, les autres brisés et ensanglantés. La population captive reparut aux fenêtres et sur les toits, avide de plonger du regard dans les scènes d'horreur qui allaient se dérouler au-delà de la Cité. Le bruit sinistre avait commencé. Des feux de pelotons sonnaient le glas des funérailles à intervalles devenus réguliers. Assise à l'entrée du balcon, et occupant Solange dans la chambre pour l'empêcher de regarder dehors, je pouvais compter chaque assaut et chaque réplique. Puis le canon tonna. À voir le pont encombré de brancards qui revenaient par la Cité en laissant une traînée sanglante, je pensai que l'insurrection, pour être si meurtrière, était encore importante ; mais ses coups s'affaiblirent ; on aurait presque pu compter le nombre de ceux que chaque décharge des assaillants avait emportés. Puis le silence se fit encore une fois, la population descendit des toits dans la rue ; les portiers des maisons, caricatures expressives des alarmes de la propriété, se crièrent les uns aux autres d'un air de triomphe : C'est fini ! et les vainqueurs qui n'avaient fait que regarder repassèrent en tumulte. Le roi se promena sur les quais. La bourgeoisie et la banlieue fraternisèrent à tous les coins de rue. La troupe fut digne et sérieuse. Elle avait cru un instant à une seconde révolution de Juillet.

Pendant quelques jours, les abords de la place et du quai Saint-Michel conservèrent de larges taches de sang, et la Morgue, encombrée de cadavres dont les têtes superposées faisaient devant les fenêtres comme un massif de hideuse maçonnerie, suinta un ruisseau rouge qui s'en allait lentement sous les arches sans se mêler aux eaux du fleuve. L'odeur était si fétide, et j'avais été si navrée, autant, je l'avoue, devant les pauvres soldats expirants que devant les fiers prisonniers, que je ne pus rien manger pendant quinze jours. Longtemps après, je ne pouvais seulement voir de la viande ; il me semblait toujours sentir cette odeur de boucherie qui avait monté âcre et chaude à mon réveil les 6 et 7 juin, au milieu des bouffées tardives du printemps.

Je passai l'automne à Nohant. C'est là que j'écrivis Valentine (7), le nez dans la petite armoire qui me servait de bureau et où j'avais déjà écrit Indiana.

(3) L'épidémie de choléra s’installa à Paris en mars 1832. Elle y fit plus de vingt mille morts en quelques mois.

(4) Le 5 juin 1832, les républicains rassemblés pour les obsèques du général Lamarque, un des leurs, érigèrent des barricades dans le centre de Paris. Deux jours de combats de rue s’ensuivirent, dont les plus violents eurent lieu autour de la barricade du cloître Saint-Merry qui fut finalement brisée par la garde nationale. George Sand a évoqué ces événements, dont elle fut le témoin, dans son roman Horace, publié en 1841 dans la Revue indépendante. Hugo les relate dans Les Misérables (Ve partie, livre V, chap. II).

(5) Louis Blanc, Histoire de dix ans, Pagnerre, 1842-1844. L'auteur y retrace les dix premières années de la monarchie de Juillet.

(6) Le duc de Reichstadt, également nommé le "roi de Rome", était le fils de Napoléon Ier ; il devait mourir peu après ces événements, le 22 juillet 1832. Le duc de Bordeaux, fils du duc de Berry, aurait pu prétendre à l’accession au trône sous le nom de Henri V.

(7) Valentine paraît en 1832.


À à cette époque, beaucoup de juges, compétents d'ailleurs, niaient le génie de Balzac, ou tout au moins ne le croyaient pas destiné à une si puissante carrière de développement. Delatouche était des plus récalcitrants. Il parlait de lui avec une aversion effrayante. Balzac avait été son disciple, et leur rupture, dont ce dernier n'a jamais su le motif, était toute fraîche et toute saignante. Delatouche ne donnait aucune bonne raison à son ressentiment, et Balzac me disait souvent : "Gare à vous ! vous verrez qu'un beau matin, sans vous en douter, sans savoir pourquoi, vous trouverez en lui un ennemi mortel."

Delatouche eut évidemment tort à mes yeux en dénigrant Balzac, qui ne parlait de lui qu'avec regret et douceur ; mais Balzac eut tort de croire à une inimitié irréconciliable. Il eût pu le ramener avec le temps.

C'était trop tôt alors. J'essayai en vain plusieurs fois de dire à Delatouche ce qui pouvait les rapprocher. La première fois il sauta au plafond. "Vous l'avez donc vu ? s'écria-t-il ; vous le voyez donc ? Il ne manquait plus que ça !" Je crus qu'il allait me jeter par les fenêtres. Il se calma, bouda, revint, et finit par me passer mon Balzac, en voyant que cette sympathie n'enlevait rien à celle qu'il réclamait. Mais à chaque nouvelle relation littéraire que je devais établir ou accepter, Delatouche devait entrer dans les mêmes colères, et même les indifférents lui paraissaient des ennemis s'ils ne m'avaient pas été présentés par lui.

Je parlai fort peu de mes projets littéraires à Balzac. Il n'y crut guère, ou ne songea pas à examiner si j'étais capable de quelque chose. Je ne lui demandai pas de conseils, il m'eût dit qu'il les gardait pour lui-même ; et cela, autant par ingénuité de modestie que par ingénuité d'égoïsme ; car il avait sa manière d'être modeste sous l'apparence de la présomption, je l'ai reconnu depuis, avec une agréable surprise ; et quant à son égoïsme, il avait aussi ses réactions de dévouement et de générosité.

Son commerce était fort agréable, un peu fatigant de paroles pour moi qui ne sais pas assez répondre pour varier les sujets de conversation ; mais son âme était d'une grande sérénité, et en aucun moment je ne l'ai vu maussade. Il grimpait avec son gros ventre tous les étages de la maison du quai Saint-Michel et arrivait soufflant, riant et racontant sans reprendre haleine. Il prenait des paperasses sur ma table, y jetait les yeux et avait l'intention de s'informer un peu de ce que ce pouvait être ; mais aussitôt, pensant à l'ouvrage qu'il était en train de faire, il se mettait à le raconter, et, en somme, je trouvais cela plus instructif que tous les empêchements que Delatouche, questionneur désespérant, apportait à ma fantaisie.

Un soir que nous avions dîné chez Balzac d'une manière étrange, je crois que cela se composait de bœuf bouilli, d'un melon et de champagne frappé, il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costumé, un bougeoir à la main, pour nous reconduire jusqu'à la grille du Luxembourg. Il était tard, l'endroit désert, et je lui observais qu'il se ferait assassiner en rentrant chez lui. "Du tout, me dit-il ; si je rencontre des voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour un prince, et ils me respecteront." Il faisait une belle nuit calme. Il nous accompagna ainsi, portant sa bougie allumée dans un joli flambeau de vermeil ciselé, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore, qu'il aurait bientôt, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement avoir pendant quelque temps. Il nous eût reconduits jusqu'à l'autre bout de Paris, si nous l'avions laissé faire.

Je ne connaissais pas d'autres célébrités et ne désirais pas en connaître. Je rencontrais une telle opposition d'idées, de sentiments et de systèmes entre Balzac et Delatouche, que je craignais de voir ma pauvre tête se perdre dans un chaos de contradictions, si je prêtais l'oreille à un troisième maître. Je vis, à cette époque, une seule fois, Jules Janin (8) pour lui demander un service. C'est la seule démarche que j'aie jamais faite auprès de la critique, et comme ce n'était pas pour moi, je n'y eus aucun scrupule. Je trouvai en lui un bon garçon sans affectation et sans étalage d'aucune vanité, ayant le bon goût de ne pas montrer son esprit sans nécessité, et parlant de ses chiens avec plus d'amour que de ses écrits. Comme j'aime aussi les chiens, je me trouvai fort à l'aise ; une conversation littéraire avec un inconnu m'eût affreusement intimidée.

(8) Jules Janin (1804-1874), journaliste et critique, tenait le feuilleton littéraire du Journal des débats dont il fut le pilier de 1829 à 1873. Il jouissait de ce fait d’un pouvoir certain dans le monde des lettres, qu’il exerça de manière assez capricieuse.


Je demeurais encore quai saint-Michel avec ma fille quand Indiana parut. Dans l'intervalle de la commande à la publication, j'avais écrit Valentine et commencé Lélia. Valentine parut donc deux ou trois mois après Indiana ; et ce livre fut écrit également à Nohant, où j'allais toujours régulièrement passer trois mois sur six.

Delatouche grimpa à ma mansarde et trouva le premier exemplaire d'Indiana, que l'éditeur Ernest Dupuy venait de m'envoyer, et sur la couverture duquel j'étais en train précisément d'écrire le nom de Delatouche. Il le prit, le flaira, le retourna, curieux, inquiet, railleur surtout ce jour-là. J'étais sur le balcon ; je voulus l'y attirer, parler d'autre chose, il n'y eut pas moyen ; il voulait lire, il lisait, et à chaque page il s'écriait : "Allons ! c'est un pastiche ; école de Balzac ! Pastiche, que me veux-tu ? Balzac, que me veux-tu ?"

Il vint sur le balcon, le volume à la main, et me critiquant mot par mot, me démontrant par a plus b que j'avais copié la manière de Balzac, et qu'à cela je n'avais gagné que de n'être ni Balzac ni moi-même.

Je n'avais ni cherché ni évité cette imitation de manière, et il ne me semblait pas que le reproche fût fondé. J'attendis, pour me condamner moi-même que mon juge, qui emportait son exemplaire, l'eût feuilleté en entier. Le lendemain matin, à mon réveil, je reçus ce billet : "George, je viens faire amende honorable ; je suis à vos genoux. Oubliez mes duretés d'hier au soir, oubliez toutes les duretés que je vous ai dites depuis six mois. J'ai passé la nuit à vous lire. Ô mon enfant, que je suis content de vous !"

Je croyais que tout mon succès se bornerait à ce billet paternel, et ne m'attendais nullement au prompt retour de l'éditeur, qui me demandait Valentine. Les journaux parlèrent tous de M. G. Sand avec éloge, insinuant que la main d'une femme avait dû se glisser çà et là pour révéler à l'auteur certaines délicatesses du cœur et de l'esprit, mais déclarant que le style et les appréciations avaient trop de virilité pour n'être pas d'un homme. Ils étaient tous un peu Kératry (9).

Cela ne me causa nul ennui, mais fit souffrir Jules Sandeau dans sa modestie. J'ai dit d'avance que ce succès le détermina à reprendre son nom intégralement et à renoncer à des projets de collaboration que nous avions déjà jugés nous-mêmes inexécutables. La collaboration est tout un art qui ne demande pas seulement, comme on le croit, une confiance mutuelle et de bonnes relations, mais une habileté particulière et une habitude de procédés ad hoc. Or, nous étions trop inexpérimentés l'un et l'autre pour nous partager le travail. Quand nous avions essayé, il était arrivé que chacun de nous refaisait en entier le travail de l'autre, et que ce remaniement successif faisait de notre ouvrage la broderie de Pénélope.

Les quatre volumes d'Indiana et Valentine vendus, je me voyais à la tête de trois mille francs qui me permettaient d'acquitter mon petit arriéré, d'avoir une servante et de me permettre un peu plus d'aisance. La Revue des Deux Mondes venait d'être achetée par M. Buloz (10), qui me demanda des nouvelles. Je fis pour ce recueil Métella, je ne sais quoi encore (11).


(9) Avant de trouver Delatouche, un ami propose à George Sand comme patron littéraire, sans succès, Kératry : "ll me proposa un de ses collègues à la chambre, M. de Kératry, qui faisait des romans, et qu’il me donna pour un juge fin et sévère. J’avais lu Le Dernier des Beaumanoir, ouvrage fort mal fait, bâti sur une donnée révoltante, mais à laquelle le goût épicé du romantisme faisait grâce en faveur de l’audace."
Auguste-Hilarion de Kératry (1769-1859), romancier, connut une certaine vogue sous la Restauration. Il se mêla aussi de politique, passant opportunément après 1830 du clan libéral au clan monarchiste. Dans ce fameux roman, Les Derniers des Beaumanoir, un prêtre viole une morte qui s’avère vivante : genre de romanesque qui ne pouvait guère plaire à la future George Sand...

(10) François Buloz (1803-1877) avait repris La Revue des Deux Mondes en 1831. Il saura en faire la grande revue littéraire du siècle en réunissant dans son "écurie" tous les talents prometteurs ou confirmés de l'époque.

(11) Dans les éditions antérieures, George Sand avait écrit : "Je fis pour ce recueil La Marquise, Lavinia, je ne sais quoi encore." Ces deux ouvrages ayant été en réalité publiés dans d’autres journaux et revues, elle se corrigea tout en affichant à l’égard de Buloz et de sa revue un détachement un peu cavalier. Il ne faut pas oublier cependant que, si elle a été brouillée avec Buloz de 1842 à 1857, elle a publié malgré tout pas moins de trente-cinq romans et beaucoup de nouvelles dans sa prestigieuse revue.


J'aurais souhaité vivre obscure, et comme, depuis la publication d'Indiana jusqu'à celle de Valentine, j'avais réussi à garder assez bien l'incognito pour que les journaux m'accordassent toujours le titre de monsieur, je me flattais que ce petit succès ne changerait rien à mes habitudes sédentaires et à une intimité composée de gens aussi inconnus que moi-même. Depuis que je m'étais installée au quai Saint-Michel avec ma petite, j'avais vécu si retirée et si tranquille que je ne désirais d'autre amélioration à mon sort qu'un peu moins de marches d'escalier à monter et un peu plus de bûches à mettre au feu.

En m'établissant au quai Malaquais je me crus dans un palais, tant la mansarde de Delatouche était confortable au prix de celle que je quittais. Elle était un peu sombre quoique en plein midi ; on n'avait pas encore bâti à portée de la vue, et les grands arbres des jardins environnants faisaient un épais rideau de verdure où chantaient les merles et où babillaient les moineaux avec autant de laisser-aller qu'en pleine campagne. Je me croyais donc en possession d'une retraite et d'une vie conformes à mes goûts et à mes besoins. Hélas ! bientôt je devais soupirer, là comme partout, après le repos, et bientôt courir en vain, comme Jean-Jacques Rousseau, à la recherche d'une solitude.

Je ne sus pas garder ma liberté, défendre ma porte aux curieux, aux désœuvrés, aux mendiants de toute espèce, et bientôt je vis que ni mon temps ni mon argent de l'année ne suffiraient à un jour de cette obsession. Je m'enfermai alors, mais ce fut une lutte incessante, abominable, entre la sonnette, les pourparlers de la servante et le travail dix fois interrompu.


[George Sand évoque longuement la foule des parasites qui s'accrochent à elle et la harcèlent continuellement, les uns lui demandant de l'argent, les autres un éditeur, tous une vie meilleure…]


=> Retour à la page George Sand