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Le
film The Pillow Book de Peter Greenaway
Le film
s'inspire très librement des Notes de chevet de Sei Shônagon.
Quels sont les liens ?
Inspirations
littéraires et esthétiques
Le lien entre Notes de chevet et The Pillow Book est avant
tout poétique et thématique, plutôt que narratif ou
historique.
- Le titre du film fait directement référence au livre,
traduit par Notes de chevet ou Le livre de l'oreiller (The
Pillow Book en anglais).
- Dans le film, la protagoniste Nagiko reçoit dès l'enfance
des lectures de listes extraites des Notes de chevet, comme les
"choses qui font battre le cur" ou les "choses qui
tombent du ciel".
- Le film transpose le style zuihitsu dans une structure cinématographique
éclatée, mêlant voix off, typographies, et superpositions
visuelles ; zuihitsu signifie littéralement "au fil
du pinceau" : il s'agit d'une écriture fragmentaire, subjective,
souvent composée de réflexions personnelles, d'anecdotes,
de listes et d'observations quotidiennes ; ce genre apparaît à
l'époque Heian (VIIIe-XIIe siècle) et se développe
jusqu'à l'époque Edo (XVIIe-XIXe siècle.
Thèmes communs
- Calligraphie et sensualité : Comme Sei Shônagon qui écrivait
sur des rouleaux dans l'intimité de la cour impériale, Nagiko
cherche à faire de son corps un support d'écriture. Le film
explore cette idée de l'écriture comme acte charnel et spirituel.
-Le corps comme page : Greenaway radicalise la métaphore du livre
de chevet en transformant le corps en manuscrit vivant. Nagiko
devient elle-même un "livre" que ses amants calligraphient.
- Fragmentation
et listes : le film adopte une narration en fragments, avec des chapitres
visuels et des motifs récurrents, en écho aux listes de
Sei Shônagon (comme "choses qui font battre le cur",
"choses qu'on ne peut comparer").
Transposition culturelle
- De Kyoto à Hong Kong : le film ne cherche pas à reconstituer
la cour Heian, mais à réinterpréter son esthétique
dans un contexte moderne et multiculturel : Nagiko vit à Hong Kong,
son amant est anglais, l'éditeur est japonais.
- Traduction et transmission : Jérôme, le traducteur anglais,
incarne le passage entre les langues et les cultures, tout comme les
Notes de chevet ont traversé les siècles et les traductions.
Il invite Nagiko à devenir "le pinceau plutôt que le
papier".
Voir
le film
The
Pillow Book (1996), avec Vivian Wu, Ewan McGregor, Yoshi Oida,
est accessible en
vod. En ligne, de moindre qualité : intégralement ici
en VO. Et la bande-annonce là.
Pour
approfondir l'analogie avec prise de tête
On peut voir un exposé avec diaporama de Margot Mellet (doctorante
en littératures de langue française à l'Université
de Montréal en recherche et création) intitulé "Défaire
et remédier le livre. Analyse de la figure-écran du livre
dans The Pillow Book de Peter Greenaway", en 2021, qu'on
peut retrouver dans sa
thèse en 2023 (p. 310 et suivantes). Il faut entendre par "remédier"
ou "remédiation" d'un livre, le changement de
média, et en l'occurence ici l'adaptation de la page à l'écran.
Extrait :
The
Pillow Book (1996) fait de l'espace de l'écran la matière
de la page. Entrelacs de destins et de savoir-faire liés à
l'écriture (calligraphie, édition, traduction), le film
est l'histoire de Nagiko, fille de calligraphe, dans son épanouissement
en tant qu'auteure et dans sa vengeance sur l'ancien éditeur
et agresseur de son père. La question du tracé, de la
calligraphie à la typographie, est ce qui constitue le fil rouge
d'une narration centrée sur la poétique du fragment.
Dès la scène d'ouverture, l'écran est le lieu où
s'accomplit le geste d'inscription comme rituel de passation : à
chaque anniversaire, le père de Nagiko calligraphie le visage
de sa fille pour célébrer sa venue au monde. Être
page de peau est alors le destin qui est recherché par Nagiko
devenue adulte, se mettant en quête du parfait amant-calligraphe.
Après une suite d'échecs (les bons amants n'étant
pas de bons calligraphes et inversement), elle rencontre Jérôme,
un traducteur anglais dont l'éditeur s'avère être
l'ancien éditeur du père de Nagiko. Avec la complicité
de Jérôme, elle envoie à l'éditeur une série
d'hommes dont les peaux ont été calligraphiées
de sa main. Dans une suite shakespearienne oscillant entre jalousies
réciproques et orchestration de la mort pour reconquérir
l'aimé, Jérôme périt. Son corps, qui avait
été calligraphié par Nagiko, est exhumé
par l'éditeur qui fait prélever la peau pour en faire
son livre de chevet. Le dernier homme-livre envoyé par Nagiko
est celui qui accomplira l'acte de vengeance en tuant l'éditeur.
Le récit se clôt sur le rite originel : Nagiko calligraphiant
comme son père le visage de sa fille issue de son amour avec
Jérôme.
Les 13 hommes livres de Nagiko : The First Book of Thirteen, The
Book of the Innocent, The Book of the Idiot, The Book of Impotence,
The Book of the Exhibitionist, The Book of the Lovers, The Book of the
Seducer, The Book of Youth, The Book of Secrets, The Book of Silence,
The Book of the Betrayed, The Book of False Starts, The Book of the
Dead, sont des adéquations entre page et message : l'homme-livre
du silence est un messager dont la langue a été calligraphiée
; les hommes-livres de l'innocence et de l'idiot vont de pair puisqu'il
s'agit de deux touristes suédois ; l'homme-livre de l'impotence
est un vieil homme courant dans les rues; l'homme-livre de l'exhibitionniste
est un Américain; l'homme-livre des amants est l'amour de Nagiko
; l'homme-livre du séducteur est une jeune homme resté
trop longtemps sous la pluie et dont les inscriptions ont ruisselé
sur sa peau ; l'homme-livre des secrets est un moine qui a été
écrit dans les endroits cachés ; et enfin le dernier homme-livre,
celui de la mort, est un sumo envoyé à l'éditeur
pour l'assassiner. Les mortalités des pages calligraphiques permettent
d'exprimer à l'écran une symbolique correspondance entre
le mot, la matière et le monde. Le fait littéraire est
alors affaire de symbiose et de cohérence.
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