L'avis
de Brigitte J'ai lu ce roman en espagnol et suis restée rivée à cette histoire de la première ligne à la dernière, et d'abord par la pure incandescence de la langue, d'une poésie d'un incroyable lyrisme sans lequel ce roman ne serait qu'une épopée misérabiliste. Ce qui m'a tenue en haleine, c'est la peinture
de ces personnages hors du commun, décrits comme des héros
picaresques décidés à mener leur vie hors normes
sociales. Et en ce sens, la couverture de l'édition espagnole est
bien plus parlante que celle de l'édition française, avec
son Quichotte travesti sur sa Rossinante. La Tía Encarna, qui venait d'Espagne, avait su par cur des poèmes de Gabriela Mistral (1) dont un vers est cité en exergue du roman : nous allions toutes devenir des reines (2). Car avec elle, la vie des travesti.e.s était une fête. Et cela revient comme un leitmotiv jusqu'à la dernière des travesties rencontrées dans cette histoire par la narratrice qui en avait fait son motto, mais qui meurt du sida. Car on sent tout se dégrader, se déliter peu à peu, même les fulgurances de la langue se font plus rares, et cela m'a frappé de voir de quelle main de maître était menée la narration qui a de plus en plus de ratés comme un moteur qui s'essouffle et va caler. La violence, la peur latentes prennent corps, ce qui se voulait être une fête tourne au cauchemar au fur et à mesure que la société se rebiffe, que les travestis sont poursuivis, assassinés, jusqu'à ce que, finalement, le parc les pourchasse et les rejette à la lumière, eux qui ne vivaient que de l'ombre. Il est vrai que j'ai trouvé la fin un peu longue, et que j'aurais aimé que l'auteure nous fasse grâce des orgies à répétition de la fin. Mais c'est aussi ainsi que l'on comprend la détérioration rapide des corps autant que des esprits, de ces jeunes qui n'ont guère plus de vingt ans. Avec le sida, invisible et à peine nommé, planant au-dessus de tout cela. J'ai trouvé que la fin rattrape ces longueurs, avec cette scène de suicide à laquelle on pouvait s'attendre, sans doute, mais qui laisse quand même au dépourvu, et je me suis sentie orpheline comme les travestis survivants. Difficile de passer à un autre roman après
celui-ci. J'aimerais apprendre par cur et verser à mes archives
certaines paroles de la Tía Encarna, ou certaines pages délirantes,
comme celle rythmée par le leitmotiv no nos gusta salir de día,
cela ne nous plaît pas de sortir quand il fait jour, sauf ce jour,
justement, où elles sortent pour prendre un peu le soleil, s'assoient
dans l'herbe en bavardant, en riant, la musique à tue-tête,
en suçant des esquimaux, dans le calme du soir qui tombe, personne
autour : elles sont "là pour être écrites,
pour être éternelles". Et effectivement, c'est ce
qu'elles sont devenues sous la plume de Camila Sosa Villada qui raconte
là son histoire en insérant les passages autobiographiques
dans son roman en parfaite harmonie avec le reste, l'épopée
familiale se fondant dans l'épopée travestie sans hiatus.
Au passage, j'ai admiré l'art avec lequel Sosa Villada donne une idée de l'atmosphère de l'époque en citant quelques figures célèbres en Argentine : deux présidents et deux femmes qui tiennent du mythe. Le premier président est Juan Carlos de Onganía, qui venait de faire son coup d'Etat et de prendre le pouvoir quand la Tía Encarna est arrivée en Argentine après avoir fui l'Espagne de Franco ; c'était en juin 1966, et il a mis sur pied un gouvernement national-catholique, pour la jeune Encarna c'était tomber de charybde en scylla. L'autre président est cité à la fin en quelques mots, pour maudire De la Rúa et le manque d'argent : Fernando de la Rúa est resté deux ans au pouvoir, de 1999 à 2001, et a tenté de redresser la situation économique catastrophique qu'avait laissée le président précédent, Carlos Menem. C'est une époque de vaches maigres, et, nous dit la narratrice, "nous avons oublié qu'être travesti était une fête ". Quant aux deux femmes légendaires, la première est évoquée au début, quand Sosa Villada fait allusion à la mort de Cris Miró rapportée à la télévision : c'est une figure emblématique de la mouvance LGBT des années 1990 en Argentine, morte en 1999, Elle a fait du théâtre, du cinéma, a animé un show à la télévision. Travesti célèbre, elle est considérée comme pré-transgenre. De manière significative, on a longtemps caché les raisons de sa disparition prématurée, à l'âge de 33 ans : elle avait le sida. L'autre figure féminine est l'idole vénérée par la Tía Encarna : Deolinda Correa, dite la Difunta Correa. Mariée, elle avait voulu accompagner son mari à la guerre, mais était morte d'inanition dans le désert, son bébé au sein. Celui-ci lui avait ainsi survécu. Par la suite on lui a attribué des miracles et elle est considérée comme une sainte, patronne des muletiers et des camionneurs. La Tía Encarna lui voue un culte particulier en la considérant comme son modèle, elle et son bébé. (1)
Gabriela Mistral (1889-1957), grande poétesse féministe
chilienne, prix Nobel de littérature en 1945, bien avant Pablo
Neruda. Son père abandonne sa mère quand elle a trois ans,
elle arrive quand même à aller à l'école mais
doit devenir institutrice à l'âge de 14 ans. Elle uvrera
pour développer l'éducation pour tous, et en particulier
les femmes et les enfants. |
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