L'avis
de Claire
sur
Les
vies de papier de Rabih ALAMEDDINE
J'ai été happée par l'humour. Au bout d'un
moment, j'ai eu cette impression : c'est bien, mais j'ai compris, je vais
pas me taper tout le livre comme ça, y a guère de récit...
Est arrivé alors un long développement sur la traduction
et je n'ai plus lâché. J'ai adoré ce livre, je le
trouve brillantissime, éblouissant.
J'ai commencé à noter les noms des auteurs cités,
puis j'ai arrêté, la liste étant considérable
; mais je n'ai pas eu du tout l'impression de too much ressentie par certaines.
Ce qui est extraordinaire justement (pour moi), c'est que ce n'est jamais
artificiel. Ce n'est pas décoratif, ça fonde le personnage,
ce lien avec les livres qui affleurent au quotidien.
Les adresses au lecteur et l'autodérision surtout me rendent complice,
me font adhérer à ce personnage : je l'adooore et j'admire
cette faculté d'Alameddine pour lui donner, par sa voix, une telle
présence (non pas physique, je ne la vois pas, mais une intensité).
Je ne sais pas si l'abominable politiquement correct d'aujourd'hui (le
livre est paru en 2014) n'empêcherait pas l'auteur de faire paraître
un roman où la narratrice est une femme...
J'ai bien aimé comment l'Histoire libanaise est évoquée
: je suis ignare mais ça me suffit pour comprendre.
Concernant la dernière scène avec les fils tendus et les
pages qui sèchent, et les femmes qui repassent les pages des traductions,
c'est grandiose : j'ai hâte de voir au cinéma, avec
les trois autres femmes genre Almodovar.
Je trouve le titre français très bien, bien mieux que le
titre original dont il est pourtant éloigné, la "femme
inessentielle".
Que de moments savoureux ! Par exemple :
Sur le féminisme,
j'avais relevé le même passage que Laetitia :
"Le féminisme au Liban
n'a pas encore atteint les espadrilles ou les chaussures de course à
pied ; les talons plats, voilà où l'on en est. Le
choix de ne pas se marier ne figure pas encore au tableau."
(p. 158)
Sur la joie de lire,
si bien exprimée : "Ah, splendide Microcosmes,
le délice de découvrir un chef-d'uvre. La beauté
des premières phrases, le 'Qu'est-ce que c'est que ça ?',
le 'Comment cela se peut-il ?', le coup de foudre comme au premier
jour, le sourire de l'âme." (p. 146)
Sur les traducteurs : j'ignorais tout
de Constance
Garnett, traductrice de 71
romans russes qui a suscité la controverse, vertement critiquée
par des écrivains (comiquement même, voir l'article du
New Yorker "Translation
wars"). Notre traductrice dans Les Vies de papier cite
le poète russe Brodsky, prix Nobel, qui lui règle son
compte : "La raison pour laquelle les lecteurs anglophones peuvent
à peine faire la différence entre Tolstoï et Dostoïevski,
c'est qu'ils lisent la prose ni de l'un ni de l'autre. Ils lisent Constance
Garnett." (p. 131)
Meryl Streep joua le rôle de Constance Garnett dans The
Idiots Karamazov en 1974 : la pièce avait l'air délirante...
On trouve, invitée chez Aaliya, Yourcenar et sa traduction de
Cavafy : le traducteur Michel Volkovitch montre en comparant les traductions
comme
elle exagérait, faisait du Yourcenar plus que du Cavafy,
mais Aaliya, elle, lui pardonne (p. 132)
Hannah apporte du récit, "du
narratif" : à partir d'un mystère, on apprend petit
à petit son histoire, et de surcroît à travers des
passages où Hannah prend ses désirs pour des réalités,
qui étaient "d'une exubérance élaborée,
les phrases débordaient, les mots se culbutaient à saute-mouton,
des mots qui quittaient la page d'un bond pour se retrouver sur mes
genoux". (p. 186)
Par-dessus le marché - et c'est le clou ! - cette Hannah vit
pour de bon de fiction puisqu'elle se croit aimée et toute sa
vie est fondée sur ce malentendu énorme ; la mort de l'aimé
est un sommet, car elle pleure "la fin de son avenir",
elle pleure "les enfants qui étaient morts avant même
d'avoir été conçus. Elle fit l'éloge des
trois, deux garçons et une fille, l'enfant du milieu, qu'ils
n'élèveraient pas, elle pleura les fleurs du jardin de
la petite maison de montagne qu'ils ne construiraient pas."
(p. 190)
Ce livre été un immense plaisir de lecture pour
moi très rare...
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