L'avis de Claire

à la lecture de Dans la maison rêvée de Carmen Maria Machado


Tout d'abord l'humour bof du début ("Je ne lis jamais les prologues" juste avant le chapitre "à la manière d'un prologue") et le premier chapitre complètement patapouf m'ont fait penser au livre de Deborah Levy que nous avions lu, avec son écueil du début, dont certaines ne s'étaient pas remises.

Heureusement, la suite m'a donné beaucoup de plaisir, notamment par son humour constant qui me touche, relevant de l'autodérision, et l'originalité des ingrédients et de leur mélange qui en font un bon roman, oui un roman.

L'absence de table des matières dans la version imprimée m'a empêchée de repérer les différentes parties et la composition d'ensemble. Néanmoins, j'ai aimé ces chapitres brefs et variés, scandés par le même début de titre "Dans la Maison rêvée à la manière de". Et ce qui pourrait donner l'impression d'exercices de style artificiels est pour moi un vrai moteur narratif au contraire : le récit progresse à travers ces variations.
La variété contribue au plaisir par la surprise formelle.

Il y a des scènes, voire des chapitres, que j'applaudis : le conte de la seiche (p. 304, j'adore), la scène de la souris prise dans un piège à glu suivie de cafards (p. 160 j'adore), le mec qui fait l'amour au-dessus d'elle qui s'ennuie et elle compare la vue à celle du planétarium (p. 261 j'adore), la scène de meurtre avec poignard serti de pierres précieuses (p. 276 bravo)...

Le personnage est haut en couleurs et je la suis dans toutes ses aventures "SM", aussi atroces les unes que les autres. Le ton et le style cru, tranchant, sont pour moi jouissifs.

La voix choisie - cette narratrice mystérieuse qui dit tu à l'héroïne - fonctionne très bien et le changement au je parfois coule aussi bien (p. 212 par exemple). Il arrive même qu'elle passe au tutoiement du lecteur (p. 300).

Mine de rien, le récit progresse, jusqu'au coup de théâtre p. 330 : l'épouse, déjà évoquée p. 245, c'est Val ! Ça alors !

Parfois, rarement, il y a une suite directe d'un chapitre à l'autre, ce qui crée une attention d'un autre type. J'adore les scènes fantastiques vraiment au deuxième degré, dont une apocalypse inversée p. 282 : rigolo !

On découvre qu'il y a un livre - ce livre - qui est en train de s'écrire, ce qui contribue à prendre de la distance ; cela fait souffler car on voit qu'elle va s'en sortir :
p. 150 : "Bien des années plus tard, j'ai écrit en partie ce livre dans un cottage situé sur une île au large de l'État de Washington"
p. 160 : "Bien des années plus tard, j'ai écrit en partie ce livre dans l'appartement de West Philadelphia où je vis avec mon épouse"
p. 245 : "Bien des années plus tard, j'ai écrit en partie ce livre dans une grange au cœur de la propriété de feue Edna St. Vincent Millay"
p. 347 : "Quand je suis allée terminer ce livre à Yaddo, j'étais en représentation"
p. 366 : "J'ai écrit en grande partie ce livre dans l'est rural de l'Oregon".

Quant au jeu "le livre dont vous êtes le héros", ça joue sur le dérisoire, c'est drôle. Elle évoque aussi l'Oulipo p. 232 et hop, elle nous fait un lipogramme deux pages plus loin (un texte sans e).

Nombreux sont les univers de référence de l'ordre de la fiction qui sont évoqués : littérature (Dorothy Allison dont nous avons failli lire Deux ou trois choses dont je suis sûre, Angela Carter que j'ai proposé au groupe de lire, Daphné du Maurier dont nous avons lu une biographie, Le Fanu avec sa Carmilla, vampire lesbienne qui nous avait saignées dans le groupe, Patricia Highsmith avec Carol qu'on avait bien sûr programmé, bien avant le film, Virginia Woolf avec Mrs Dalloway...), films et séries qui me sont inconnus, mais quand elle les résume, ça passe. Parfois elle ne fait qu'une allusion, par exemple : "Quant aux cafards, ils me jetaient dans un état proche de la folie et de la transcendance, comme GH et sa passion" : franchement, faut un coup de bol pour savoir qu'elle fait allusion à Clarisse Lispector qui a écrit sur les cafards dans son livre La passion selon G.H ! Tu charries Carmen !
Tu m'as aussi bien énervée avec les innombrables notes se référant au Motif-Index of Folk-Literature de S. Thompson...

Les titres sont parfois programmatiques : "La Maison rêvée à la manière d'un décor" p. 123 c'est bien un décor ; parfois c'est juste un fil ou de l'humour sans plus, parfois ça fait raté ou incompréhensible : "à la manière d'une leçon au subjonctif" p. 173, "à la manière d'un legs" p. 180.

Les scènes vécues décortiquent bien la névrose à deux (le frigidaire p. 162, l'invitation p. 163, la conversation téléphonique érotique p. 180) : je me demande quelle est la frontière entre la névrose et la maltraitance.

Les passages de l'ordre de l'analyse générale - de l'essai même - montrent bien le retour à faire sur les idées toutes faites (p. 175 : c'est douloureux de voir que nous ne faisons pas mieux que les hétéros ; les lesbiennes c'est pas le paradis...). Et j'ai repensé aux violences entre féministes, aux menaces de mort pour transphobie (cf. cet effrayant site des affranchies) : pas très jojo...

Très contente d'avoir lu ce livre grâce à Lirelles. Merci à Joëlle L de l'avoir repéré à sa sortie.
J'ai lu quelques nouvelles de son livre Son corps et autres célébrations, que j'ai bien appréciées.

 

Lirelles a programmé Dans la maison rêvée de Carmen Maria Machado en décembre 2021