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Monsieur Vénus
préface de Maurice Barrès, 1889
COMPLICATIONS D'AMOUR
Ce livre-ci est assez abominable, pourtant je ne puis dire qu'il me choque.
Des gens très graves n'en furent pas scandalisés davantage,
mais amusés, étonnés, intéressés ;
ils ont placé Monsieur Vénus dans l'enfer de leur
bibliothèque, avec quelques livres du siècle dernier qui
effrayent le goût et font songer.
Monsieur Vénus décrit l'âme d'une jeune fille
très singulière. Je prie qu'on regarde cet ouvrage comme
une anatomie. Ceux qui se piquent uniquement des nuances élégantes
du bien dire n'ont que faire de feuilleter ici ; mais les livres où
ils se plaisent auront peut-être disparu depuis longtemps qu'on
cherchera encore dans celui-ci l'émotion violente que donne toujours
à des esprits curieux et refléchis le spectacle d'une rare
perversité.
Ce qui est tout à fait délicat dans la
perversité de ce livre, c'est qu'il a été écrit
par une jeune fille de vingt ans. Le merveilleux chef-d'uvre ! Ce
volume estampillé de Belgique, qui d'abord révolta l'opinion,
et ne fut lu que par un vilain public et quelques esprits très
réfléchis, toute cette frénésie tendre et
méchante, et ces formes d'amour qui sentent la mort, sont l'uvre
d'une enfant, de l'enfant la plus douce et la plus retirée ! Voilà
qui est d'un charme extrême pour les véritables dandys. Ce
vice savant éclatant dans le rêve d'une vierge, c'est un
des problèmes les plus mystérieux que je sache, mystérieux
comme le crime, le génie ou la folie d'un enfant, et tenant de
tous les trois.
Rachilde naquit avec un cerveau en quelque sorte infâme, infâme
et coquet. Tous ceux qui aiment le rare, l'examinent avec inquiétude.
Jean Lorrain, qui devait s'y plaire, a donné un élégant
croquis de sa visite chez Rachilde: "Je trouvais, dit-il, une
pensionnaire d'allures sobres et réservées, très
pâle, il est vrai, mais d'une pâleur de pensionnaire studieuse,
une vraie jeune fille, un peu mince, un peu frêle, aux mains inquiétantes
de petitesse, au profil grave d'éphèbe grec ou de jeune
Français amoureux... et des yeux-oh! les yeux! longs, longs, alourdis
de cils invraisemblables et d'une clarté d'eau, des yeux qui ignorent
tout, à croire que Rachilde ne voit pas avec ces yeux-là,
mais qu'elle en a d'autres derrière la tête pour chercher
et découvrir les piments enragés dont elle relève
ses uvres." Et voilà, bien exprimées dans
ces lignes à la Whistler, la gravité et la pâleur
de cette fiévreuse.
Mais nous, qui répugnons pour l'ordinaire à l'obscénité,
nous n'écririons pas de ce livre, s'il s'agissait seulement de
vanter une enfant équivoque. Nous aimons Monsieur Vénus,
parce qu'il analyse un des cas les plus curieux d'amour de soi qu'ait
produit ce siècle malade d'orgueil. Ces feuillets fiévreusement
écrits par une mineure, avec toutes les défaillances d'art
qu'on peut y signaler, intéressent le psychologue au même
titre qu'Adolphe, que Mlle de Maupin, que Crime d'Amour,
où sont étudiés quelques phénomènes
rares de la sensibilité amoureuse.
Certes, la petite fille qui rédigeait ce merveilleux Monsieur
Vénus n'avait pas toute cette esthétique dans la tête.
Croyait-elle nous donner une des plus excessives monographies de la "maladie
du siècle" ? Simplement elle avait de mauvais instincts,
et les avouait avec une malice inouïe. Elle fut toujours très
inconvenante. Déjà, toute jeune, lunatique, généreuse
et pleine d'étranges ardeurs, elle effrayait ses parents, les plus
doux parents du monde ; elle étonnait le Périgord. C'est
d'instinct qu'elle se prit à décrire ses frissons de vierge
singulière. Ramenant gentiment ses jupons entre ses jambes, cette
fillette se laissa gaiement rouler sur la pente d'énervation qui
va de Joseph Delorme aux Fleurs du mal et plus profond encore, - elle
roula gaiement, sans souci, comme avec un cerveau moins noble et une autre
éducation, elle eut glissé dans le wagonnet des "Montagnes
Russes".
Les jeunes filles nous paraissent une chose très compliquée,
parce que nous ne pouvons nous rendre assez compte qu'elles sont gouvernées
uniquement par l'instinct, étant de petits animaux sournois, égoïstes
et ardents. Rachilde, à vingt ans, pour écrire un livre
qui fait rêver un peu tout le monde, n'a guère réfléchi
; elle a écrit tout au trot de sa plume, suivant son instinct.
Le merveilleux, c'est qu'on puisse avoir de pareils instincts.
Dans toute son uvre, qui aujourd'hui est considérable, Rachilde
n'a guère fait que se raconter soi-même.
Je n'entends pas préciser la limite de ce qui est vrai ou faux
dans Monsieur Vénus ; tout lecteur un peu au courant des
exagérations romanesques d'un cerveau de vingt ans fera aisément
le départ entre les embellissements d'auteurs et les détails
réels de sensibilité. J'imagine que si l'on supprime les
enfantillages du décor et le tragique de l'anecdote pour conserver
les traits essentiels de Raoule de Vénérande et du déplorable
Jacques Silvert, on sera bien près de connaître une des plus
singulières déformations de l'amour qu'ait pu produire la
maladie du siècle dans l'âme d'une jeune femme.
Mais voici le sommaire de ce petit chef-d'uvre :
Mademoiselle Raoule de Vénérande est une
fine jeune fille, très nerveuse, avec des lèvres minces,
d'un dessin assez désagréable. Dans l'atelier de sa fleuriste,
elle remarque un jeune ouvrier. Couronné des roses qu'il tortille
lestement en guirlande, ce garçon d'un roux très foncé,
l'enchante par son menton à fossette, sa chair unie et enfantine,
et le petit pli qu'il a au cou, le pli du nouveau-né qui engraisse
; et puis il regarde, comme implorent les chiens souffrants, avec une
vague humidité dans les prunelles. Tout le portrait est de ce ton
excellent, vraiment canaille et nature. Raoule installe dans un intérieur
fort romanesque ce joli garçon si gras ; elle le surprend qui,
fou d'une folie de fiancée en présence de son trousseau
de femme, lèche jusqu'aux roulettes des meubles à travers
leurs franges multicolores. Avec un cynisme de très spirituelle
allure, elle le déconcerte quand il imagine d'être aimable
; elle le pousse dans un cabinet de toilette, elle le fait rougir par
son audace à l'examiner et le complimenter, lui le rustre qu'elle
a recueilli sous prétexte de charité. Et le pauvre mâle
humilié, s'agenouille sur la traîne de la robe de Raoule,
et sanglote. Car, Rachilde le dit excellemment, il était fils d'un
ivrogne et d'une catin, son honneur ne savait que pleurer. Ce M. Vénus,
absolument désexué de caractère par une suite de
procédés ingénieux, devient la maîtresse de
Raoule. Je veux dire qu'elle l'aime, l'entretient et le caresse, qu'elle
s'irrite et s'attendrit auprès de lui, sans jamais céder
au désir qui la ferait aussitôt l'inférieure de ce
rustre, près de qui elle se plaît à frissonner, mais
qu'elle méprise. Elle définit son goût d'une façon
admirable : "J'aimerai Jacques comme un fiancé aime sans
espoir une fiancée morte."
Voilà le thème de ce roman, tel que je l'admire, - dépouillé
des équivoques qui ne font que diminuer l'uvre et qui se
sentent trop de l'ignorance d'une vierge, d'une vierge qui se mêlait,
je crois, de ce qu'elle n'avait pas regardé. Il assure à
Rachilde dans la série des esprits une place très définie
:
Elle n'est pas un moraliste, on le sait bien, et puis à vingt ans
il serait vraiment insupportable qu'elle prétendît à
ce rôle. Il paraît même au détour de toutes les
lignes que Rachilde admire Raoule de Vénérande.
Elle n'est pas non plus une psychologue mû par le pur amour des
belles complications. Elle nous décrit les actes très particuliers
d'une jeune femme orgueilleuse ; mais ne nous fait pas toucher le développement
d'une telle sensibilité. L'ayant lue, nous ignorons encore par
quelles impressions des sens ou de l'esprit, par quelles combinaisons,
dans notre société si guindée, au milieu d'une famille
honnête, peut surgir un pareil monstre.
Enfin Rachilde a beaucoup d'esprit, une légèreté
coquette, mais ne se préoccupe guère d'anoblir par de longs
labeurs la forme de son uvre. Ni moraliste, encore qu'elle esquisse
une théorie de l'amour, ni psychologue, bien qu'elle analyse parfois,
ni artiste, malgré ses scintillements. Rachilde appartient à
la catégorie qui, selon des esprits très affinés
et un peu dégoûtés, est la plus intéressante.
Elle écrit des pages sincères, uniquement pour exciter et
aviver ses frissons. Son livre n'est qu'un prolongement de sa vie. Pour
les écrivains de cet ordre, le roman n'est qu'un moyen de manifester
des sentiments que l'ordinaire de la vie les oblige à refréner,
ou au moins à ne pas divulguer.
Peut-être Monsieur Vénus est-il dans le fond une histoire
très réelle ; mais fût-ce un rêve, il témoignerait
un état d'âme très particulier. J'ajoute que ces rêves-là
sont extrêmement puissants. La femme qui rêve, qui pleure,
qui conte un amour qu'elle désirerait avoir, ne tarde pas à
le créer. Ces renversements de l'instinct, cette adoration devant
un être misérable, joli comme un enfant, gras et débile
comme une femme, avec le sexe mâle, plusieurs fois l'humanité
les a vus. Selon des lois qui nous échappent, ces idéals
troublés remontent parfois à la surface de nos âmes,
où les déposèrent de lointains ancêtres. Raoule
de Vénérande, cette insensée au teint pâle
et aux lèvres minces, qui lave le corps équivoque de Jacques
Silvert, fait songer, avec toutes les différences de climat, de
civilisation et d'époque, au vertige de Phrygie, quand les femmes
lamentaient Attis, le petit mâle rosé et trop gras. Ces obscures
complications d'amour ne sont pas seulement faites d'énervation
; à leur luxure se mêle un mysticisme trouble. La Raoule
de Vénérande du roman a pour directrice une parente, de
toute piété, et qui ne cesse de stigmatiser l'humanité
fangeuse. Rachilde écrit : "Dieu aurait dû créer
l'amour d'un côté et les sens de l'autre. L'amour véritable
ne se devrait composer que d'amitié chaude. Sacrifions les sens,
la bête."
Ces rêves tendres et malgré tout impurs ont toujours tenté
les cerveaux les plus fiers. Un romancier catholique, Joséphin
Peladan, a cru pouvoir s'abandonner à ces vertiges malsains sans
offenser sa religion. Pourtant celui qui prétend dans ses sensualités
satisfaire tout son être, ses nobles désirs de justice, de
tendresse, de beauté, est penché sur une pente misérable.
L'amour qui s'applique aux créatures s'engage dans des complications
bien obscures, s'il ne lui suffit pas d'être père. L'homme
supérieur constate très vite qu'il n'a rien à attendre
de la femme. Quelque bonté qu'il croie voir dans le regard de ces
créatures, il s'en écarte ; c'est la jeunesse seule qui
embellit leurs prunelles candides ; aux premières paroles il trouverait
l'humiliation d'avoir été fasciné par un être
bas. La femme de son côté a fait le même raisonnement
; elle ne se courbera pas devant l'homme si souvent brutal, et dont l'étreinte
après tout ne sait donner qu'un léger frisson à cette
curieuse insatiable.
À quels cultes mystérieux vont-ils donc se vouer, ces hommes
et ces femmes que l'amour de soi écarte l'un de l'autre ! À
quelles pratiques singulières demanderont-ils des caresses, eux
qui le plus souvent compliquent d'énervation intense leur susceptibilité
morale ?
La maladie du siècle, qu'il faut toujours citer et dont Monsieur
Vénus signale chez la femme une des formes les plus intéressantes,
est faite en effet d'une fatigue nerveuse, excessive et d'un orgueil inconnu
jusqu'alors. On n'avait pas signalé avant ce livre les singularités
qu'elle introduit dans la sensibilité en ce qui concerne l'amour.
Sans insister sur cette élégie divine et si troublante de
René, c'est principalement aux uvres de M. de Custine, un
grand romancier inconnu, et de Baudelaire qu'il faudrait chercher des
propositions (évidemment très enveloppées) sur l'amour
compliqué, compliqué pour avoir trop craint les souillures.
On verrait, avec effroi, quelques-uns arriver au dégoût de
la grâce féminine, en même temps que Monsieur Vénus
proclame la haine de la force mâle.
Complication de grande conséquence ! le dégoût de
la femme ! la haine de la force mâle ! Voici que certains cerveaux
rêvent d'un être insexué. Ces imaginations sentent
la mort. Aux dernières pages du volume, quand Monsieur Vénus
est mort, nous voyons Raoule de Vénérande veiller et se
lamenter devant une image en cire ! l'image de son Adonis canaille !
Fantaisie pleureuse d'une isolée, excentricité
cérébrale, mais qui intéresse le psychologue, le
moraliste et l'artiste. Monsieur Vénus est un symptôme
très significatif, d'autant qu'on distinguera aisément,
je le répète, ce qui est exagération de romancier,
et ce qui vient d'une énervation de plus en plus commune dans l'un
et l'autre sexe.
Non, ce n'est pas une polissonnerie que cette autobiographie de la plus
étrange des jeunes femmes. En dépit des pages qui veulent,
je crois, être sadiques, et qui sont seulement très obscures
et très naïves, ce livre à mon goût peut être
considéré comme une curiosité qui restera au même
titre que certains livres du siècle dernier, que nous lisons encore
après que des ouvrages plus parfaits ont disparu. La critique moderne
substitue volontiers à la curiosité littéraire la
curiosité pathologique ; c'est l'auteur que cherchent dans une
uvre les esprits les plus distingués. Vous savez quelle jeune
femme toute de douceur et de finesse est l'auteur, quelle frénésie
sensuelle et mystique on trouve dans son livre. Ne vous semble-t-il pas
que Monsieur Vénus, en plus des lueurs, qu'il jette sur
certaines dépravations amoureuses de ce temps, est un cas infiniment
attachant pour ceux que préoccupent les rapports, si difficiles
à saisir, qui unissent l'uvre d'art au cerveau qui l'a mise
debout ?
Par quel mystère Rachilde a-t-elle dressé devant soi Raoule
de Vénérande et Jacques Silvert ? Comment de cette enfant
de saine éducation sont sorties ces créations équivoques
? Le problème est passionnant.
Un éminent psychologue, M. Jules Soury, qui s'intéresse
méthodiquement aux curieuses variétés de la sensibilité
humaine, disait un jour de Restif : "Qui compose de tels livres
ne s'appartient peut-être pas plus qu'un monstre double ; c'est
un trop beau cas de tératologie. La tombe et l'oubli ne sont que
pour le vulgaire. Lui, il a les honneurs de la salle de dissection et
du musée Dupuytren." Voilà ce que j'appliquerais
judicieusement au camarade que j'ai l'honneur d'étudier, si je
ne craignais de lui paraître un peu lourd.
MAURICE BARRÈS
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