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Jonathan
Coe
My
literary love affair
The Guardian, 6 octobre 2007
Tandis que d'autres étudiants s'immergeaient dans une nouvelle
génération d'auteurs britanniques, principalement masculins,
Jonathan Coe était attiré par les classiques modernes de
Virago. Ces romancières autrefois négligées ont remis
en cause ses présupposés de lectrices et ont influencé
son parcours d'écrivain, de son premier roman à son dernier.
Ce devait être, je pense, en 1982 : je fouinais dans le coin des
livres de poche de la librairie Heffer à Cambridge quand j'ai remarqué
pour la première fois le présentoir rotatif plein de livres
aux dos vert bouteille bien distinctifs. J'avais 21 ans : encore à
l'âge où la soif de nouvelles découvertes littéraires
est inassouvie. Sous la direction de mes superviseurs, je travaillais
sur ce qui était alors considéré comme le canon,
et en trouvais une partie difficile d'approche. Je ne peux pas dire que,
depuis ces jours lointains, j'ai jamais ressenti la moindre envie de revisiter
Spenser ou Dryden. Mais je n'avais pas été amené
à remettre en cause la question de l'autorité, et c'était
en partie ma foi dans la notion toute entière de canon qui m'avait
attiré vers ces livres, m'avait incité à les retirer
de ce présentoir et à les tourner et retourner avec des
mains émerveillées.
"Modern Classics" : voilà l'expression qui m'a
laissé perplexe. "Les classiques modernes de Virago."
Il y avait là quelque chose de très étrange. Je savais
ce qu'était un classique. Je savais ce qu'était un classique
moderne. Je savais même qui étaient les auteurs des classiques
modernes : James Joyce, bien sûr, et Virginia Woolf, et Evelyn Waugh,
et tous ces autres noms familiers. Mais qui donc étaient ces gens
? Dorothy Richardson, FM Mayor, May Sinclair, Rosamond Lehmann... Je ne
pouvais voir que deux choses que ces mystérieux écrivains
avaient en commun. C'étaient toutes des femmes, et je n'avais jamais
entendu parler d'aucune d'entre elles.
Peut-être que près de 30 ans après la publication
du premier Virago Modern Classic, cette naïveté paraîtra
incroyable à certains lecteurs. Mais il était tout à
fait possible, à cette époque, d'être étudiant
en anglais au niveau du bac et de passer deux ans comme étudiant
de premier cycle à Cambridge sans avoir jamais entendu parler d'Antonia
White ou de Sylvia Townsend Warner. Rééditer ces auteurs
et des auteurs encore moins connus, déclarer leurs uvres
"classiques" avec une telle conviction, était
un acte courageux de la part de Virago Press, fondé en 1973 par
Carmen Callil, Rosie Boycott et Marsha Rowe. Le mot classique,
après tout, n'était pas aussi dévalorisé qu'il
l'est aujourd'hui. De nos jours, les éditeurs sont prêts
à l'utiliser en un clin d'il, et le font chaque fois qu'ils
estiment que leur catalogue a besoin d'être relancé. Mais,
qualifier ces romans largement oubliés de "classiques modernes"
était en soi un acte politique audacieux.
Avant longtemps, les romans de Virago allaient renverser certaines de
mes hypothèses les plus profondes en tant que lecteur, mais aussi
modifier mon parcours en tant qu'écrivain. C'est sous leur influence
que, vers 25 ans, j'ai abandonné l'écriture autobiographique
pure et simple et choisi une protagoniste féminine pour mon premier
roman publié, The Accidental Woman [La
femme de hasard] ; tandis que mon dernier, The Rain Before
it Falls
[La pluie, avant qu'elle tombe], se veut (entre autres)
un hommage à toute la liste de Virago et aux auteur.e.s qu'elle
a réintroduit.e.s. Mais ce premier jour, face à un tel embarras
d'inconnues, il était difficile de savoir par où commencer.
Au final, je me suis rabattu sur mes enthousiasmes existants. J'étais
aussi depuis peu devenu fasciné - à travers Proust (ou,
pour être plus précis, la scénarisation de Proust
par Pinter) - par l'idée du récit comme dépositaire
du temps perdu : l'idée qu'une longue séquence de romans
puisse, en retraçant de manière exhaustive l'histoire de
la vie d'un personnage, faire ressentir aux lecteurs qu'ils ont réellement
vécu la vie de ce personnage, dans les moindres de ses détails
présentés de manière continue, riche et imaginative.
Et donc j'ai imprudemment plongé dans les profondeurs de Virago
en achetant les quatre volumes de Pilgrimage [Pèlerinage]
de Dorothy Richardson.
Pilgrimage, pour ceux qui ne le connaissent pas, est une suite
de 13 romans, d'une ampleur comparable à À la recherche
du temps perdu et A Dance to the Music of Time [La
Ronde de la musique du temps, 12 tomes]. L'héroïne
(bien que cela semble immédiatement un mot inapproprié)
est Miriam Henderson, et les livres enregistrent des épisodes de
sa vie à partir de la fin du 19e siècle, lorsque la fortune
déclinante de sa famille autrefois prospère l'oblige à
accepter un emploi de gouvernante en Allemagne. Dans les volumes suivants,
elle déménage à Londres, se remet du suicide de sa
mère et s'aligne sur un certain nombre de mouvements politiques
et religieux radicaux afin de se forger un sentiment d'identité
en tant que femme indépendante dans une société décrite
comme implacablement patriarcale.
À son époque, Pilgrimage fut considéré
comme l'une des expériences littéraires les plus importantes
et les plus influentes jamais entreprises. Le premier volume, Pointed
Roofs [Toits
pointus], parut en 1915, et les épisodes suivants parurent
à intervalles assez réguliers tout au long des années
1920 et 1930, suscitant de nombreux commentaires de la part des contemporains
de Richardson (dont Virginia Woolf, qui lui attribue l'invention de "la
phrase psychologique de genre féminin"). En 1938, la première
édition Omnibus a été publiée par JM Dent,
rassemblant toute la série jusqu'au 12e volume inclus, Dimple
Hill. Mais les temps changeaient. Peut-être, sous l'ombre d'un
nazisme envahissant, n'y avait-il plus un tel enthousiasme pour un livre
qui était ouvertement sympathique à la culture allemande,
et à travers lequel coule une veine inconfortable d'antisémitisme.
Ou peut-être Richardson commençait-il à s'épuiser
sur le plan créatif. Quelles que soient les raisons, il faudra
encore 30 ans avant que le dernier volume, March Moonlight, ne
voie le jour, et il a dû être reconstruit à partir
de manuscrits fragmentaires laissés par Richardson après
sa mort. Déjà une figure largement oubliée dans les
années 1950, elle avait passé ses derniers jours dans une
maison de retraite, où (selon ce qu'on raconte) sa prétention
insistante à avoir été une écrivaine célèbre
était considérée comme un symptôme de démence
sénile naissante.
C'est ainsi que Pilgrimage
ne parut dans sa forme complète que dans l'édition JM
Dent de 1967 ; mais cela n'a jamais été et n'aurait jamais
pu être un roman "complet". Si personne ne s'est plaint
- ni même n'a remarqué - qu'il manquait son dernier tome
à la seule édition publiée disponible depuis 30 ans,
c'est parce que March Moonlight n'a pas pour but de résoudre
aucun des fils narratifs de la série, ni d'amener le récit
à une quelconque conclusion au sens de l'écriture romanesque
conventionnelle. Comme May Sinclair l'a observé
dans sa critique des trois premiers volumes en 1918, l'action narrative
- au sens où, disons, Fielding ou Dickens auraient pu comprendre
ce terme - n'avait aucun rapport avec le projet de Richardson : "Dans
cette série, il n'y a pas de drame, pas de situation, pas de décor.
Rien ne se passe. C'est juste la vie qui continue encore et encore. C'est
le flux de conscience de Miriam Henderson qui continue indéfiniment.
Et dans aucun des trois il n'y a de début, de milieu ou de fin
perceptibles." (C'est cette critique, incidemment, qui est censée
contenir le premier exemple de l'expression "flux de conscience"
appliquée spécifiquement à la littérature.
L'expression elle-même avait été inventée par
William James en 1890, dans son livre Principles of Psychology).
Richardson elle-même était tout à fait consciente
qu'elle essayait quelque chose de nouveau, et elle était également
explicite sur ce qui la distinguait de la plupart de ses prédécesseurs
- le genre. Dans son avant-propos à l'édition de 1938 de
Pilgrimage, elle a identifié Balzac et Arnold Bennett comme
deux de ses prédécesseurs, mais s'est distanciée
de la tradition masculine en se plaignant que "les romans réalistes
soient en grande partie une satire et une protestation explicites".
"Puisque tous ces romanciers se trouvaient être des hommes",
a-t-elle poursuivi, "l'écrivain, alors, ... était
confronté à un unique choix : suivre l'un de ses régiments
ou tenter de produire un équivalent féminin du réalisme
masculin existant". Quant à ce qui distingue réellement
la "prose féminine", elle a noyé d'un mépris
sarcastique la prétention masculine selon laquelle elle ne devrait
pas être ponctuée ("ce dont Charles Dickens et James
Joyce se sont réjouis de montrer qu'ils étaient parfaitement
conscients"), mais elle a concédé que sa propre
ponctuation excentrique était une tentative de rébellion
contre la norme masculine.
Qu'ils soient "féminins" ou non, les rythmes de la prose
de Richardson sont uniques, et quand j'ai commencé à lire
Pointed Roofs, je n'avais encore certainement rien rencontré
de semblable. En tant que critique pour le magazine de cinéma d'avant-garde
Close Up, elle était extrêmement sensible à
la puissance de l'image en mouvement, et une grande partie de l'écriture
descriptive dans Pilgrimage consiste en des images mouvantes, transitoires,
apparemment aléatoires, assemblées pour former des montages
qui portent en quelque sorte une justesse inattendue. Beaucoup des passages
les plus frappants concernent les impressions de Miriam sur Londres :
"À
l'intérieur de l'entrée, une obscurité jalonnée
de gravillons s'ouvrait de chaque côté. Silence tout autour
et à l'avant, où des immeubles silencieux cachaient çà
et là une fenêtre éclairée. Où était
la gare ? Immense obscurité et quiétude londoniennes seules
et désertées comme une maison de campagne la nuit, juste
au-delà des bruits de Euston Road. Un meurtre pourrait se produire
ici. Le cri d'un moteur retentit, étouffé et lointain.
Juste devant, au centre de la vaste masse de bâtiments qui approchait,
se trouvait une large arche de pierre faiblement éclairée.
Le grincement d'un fiacre se fit entendre depuis un espace ouvert au-delà.
Sa lumière apparut et approcha rapidement en se balançant
et elle éclaira l'arche. Le fiacre passa dans un silence saisissant,
sauf pour le tintement et le cliquetis assourdi du harnais, le martellement
des sabots du cheval et le frottement rapide des roues reprenant à
nouveau dans l'espace ouvert."
Tout dans ces premières
éditions de Virago était bien pensé, et en particulier
leurs illustrations de couverture. Les quatre volumes de Pilgrimage
présentaient des peintures de Gwen John intitulées en divers
endroits The
Convalescent et The
Letter. Au premier regard, elles semblent identiques : une jeune
femme lisant, les couleurs du tableau atténuées, les paupières
du sujet mi-closes, les traits au repos, absorbée, concentrée,
heureuse en elle-même. Ce n'est qu'en y regardant de plus près
que l'on se rend compte que chaque tableau est une petite variation par
rapport aux autres : dans l'un d'eux la femme lit un livre, dans les autres
une lettre, et les perspectives et compositions sont subtilement différentes.
Ces peintures constituent une métaphore du pèlerinage lui-même
: toute la série de romans réfléchit sur les actes
de lecture et d'écriture comme moyens essentiels pour les femmes
d'immortaliser leur expérience, et insiste, en outre, sur le fait
que l'expérience d'une femme a autant de valeur que celle d'un
homme. Et ce n'est pas en imitant les procédures narratives traditionnelles
(masculines, selon Richardson), avec leurs conflits, leurs progressions
linéaires et leurs apogées soudaines, mais en expérimentant
un nouveau type de récit, dans lequel chaque incident n'est qu'une
petite variation sur tous les autres incidents, et tout ce que le lecteur
peut s'attendre à observer - selon les termes
de May Sinclair - "c'est juste la vie qui continue sans fin".
Mes écrivains préférés à cette époque
étaient tous des hommes - Beckett, Flann O'Brien, BS Johnson, Alasdair
Gray - mais alors que je luttais moi aussi pour trouver ma propre voix
en tant que romancier, Dorothy Richardson a ouvert grand une porte sur
un nouveau monde de possibilités. Et, tandis que mes contemporains
étudiants s'immergeaient dans la nouvelle génération
d'écrivains britanniques (la génération Granta, comme
on peut l'appeler, Swift, Amis, Barnes et McEwan étant les plus
en vue), je me suis retrouvé à plusieurs reprises - de manière
presque perverse - attiré par ces reliures vert bouteille. Qui,
par exemple, était May Sinclair, qui
avait écrit avec une telle perspicacité sur Pilgrimage
alors que cette série épique n'en était encore qu'à
ses balbutiements ?
Je l'ai découvert assez tôt, lorsque
j'ai acheté l'édition Virago du roman de Sinclair de 1922
Life and Death of Harriett Frean [Vie
et mort de Harriett Frean].
Ce parfait petit bijou de livre pourrait presque être considéré
comme l'antidote au Pilgrimage.
(Et de fait, je suis enclin à me demander si Sinclair a en partie
décidé de l'écrire pour cette raison - et si sa description
du projet de
Richardson comme ressemblant
simplement à "la vie qui continue et continue" était
destinée à être un éloge sans réserve.)
Il ne fait que 159 pages (avec beaucoup de pages blanches entre les chapitres),
mais en aussi peu de temps, il parvient à retracer tout l'arc de
la vie de son héroïne de la naissance à la mort, en
retenant dans son enfance - caractérisée par une dévotion
mièvre envers ses parents - son rejet désastreux du seul
homme qui l'a aimée, la faillite de son père et la maladie
qui s'en est suivie, et sa propre descente dans une vieillesse de plus
en plus vaine et bercée d'illusions. Le narrateur regarde sans
ménagement la dégénérescence morale d'une
femme alors que son cur se durcit dans une amertume protectrice,
mais cela n'en fait pas, en soi, un roman amer. Ce qui donne au livre
sa force tragique, c'est la réserve de compassion de l'auteur que
nous pouvons sentir dans les intervalles entre chaque épisode fragmentaire
et chaque phrase laconique et elliptique.
Pour cette raison, c'est un livre profondément douloureux à
lire. Les scènes qui suscitent tout particulièrement le
malaise sont celles mettant en scène la meilleure amie de Harriett,
Priscilla, alors qu'elle succombe à la paralysie et devient de
plus en plus dépendante des soins de son mari Robin (le même
homme qui a demandé Harriett en mariage et qu'elle a rejeté)
:
À neuf heures, il la leva de sa chaise. Harriett le vit se pencher
; elle vit la puissance ramassée et tendue de son dos, tandis
qu'il la soulevait. Prissie pendait dans ses bras, comme disloquée,
les membres inertes, telle une poupée. Alors qu'il la portait
en haut pour la coucher, son visage s'illumina d'une étrange
lueur de jouissance triomphale.
L'économie
impitoyable de ce passage est typique du remarquable roman de Sinclair.
Son esthétique était l'inverse absolue de celle de Richardson
: là où Richardson déversait des centaines de milliers
de mots dans une tentative radicale, brillante, mais finalement vouée
à l'échec, de reproduire l'expérience féminine
vécue de manière aussi exacte que possible, Sinclair a montré
que le véritable pouvoir romanesque réside généralement
dans la volonté de l'auteur de sélectionner, de réduire
et d'omettre. Certaines des phrases les plus émouvantes de Life
and Death of Harriett Frean sont aussi les plus insipides - celles
qui nous rappellent, dans un langage simple, l'effrayant et implacable
passage du temps :
"Deux,
trois, cinq ans passèrent à une vitesse accrue et perceptible.
Soudain Harriett avait trente ans."
"Les mois passèrent, puis les années, chacune
d'elle s'enfuyant un peu plus vite que la précédente.
Tout à coup, Harriett eut trente-neuf ans."
"Les années passèrent. Elles passèrent avec
une rapidité incroyable. À présent, Harriett avait
cinquante ans."
Il
n'y a aucune tentative ici, comme dans la série de Richardson,
d'élaborer une prose uniquement féminine. Si les lectures
de romans ont tendance à se diviser selon le genre (et je crois
que c'est le cas, indiscutablement, même s'il y aura toujours de
fréquentes exceptions), il est facile d'imaginer que Life and
Death of Harriett Frean offrirait une expérience de lecture
plus facile pour les hommes que ne le fait Pilgrimage. Si quelque
chose va dissuader les lecteurs modernes du roman, ce sont ses hypothèses
de classe. Harriett Frean grandit dans une famille prospère dont
les privilèges vont de soi : les domestiques sont omniprésents,
les bébés sont gardés par la "Nurse", la
maison familiale dispose d'un jardin clos avec une belle pelouse, une
véranda verdoyante, des cèdres et un verger.
Ce milieu, cependant, m'était déjà familier grâce
à de nombreux autres titres de la liste Virago. Republier et canoniser
ces écrivains à moitié oubliés a peut-être
été un acte politique, mais les écrivains eux-mêmes
semblaient tous avoir respiré le même air parfumé
de la haute bourgeoisie. Mais pour beaucoup d'entre nous, je suppose,
cela faisait aussi partie de l'attrait, et de cette façon aussi,
la liste de titres était curieusement de son temps. Alors que les
dernières vagues de l'expérience britannique du socialisme
sombraient dans le chaos et que les réalités refroidissantes
de la révolution Thatcher commençaient à se matérialiser,
la nation commençait à se réfugier dans des fantasmes
nostalgiques d'élégance et de privilège : à
la télévision, nous regardions Anthony Andrews traîner
son ours en peluche autour d'Oxford dans Brideshead Revisited,
et au cinéma, nous nous sommes évanouis devant Helena Bonham
Carter succombant aux avances d'un type en costume de lin dans les champs
de blé des collines toscanes. Dans cette atmosphère, de
nombreuses rééditions de Virago ont été choisies
de manière exquise, offrant comme elles l'ont fait la satisfaction
de savoir que vous apportiez votre contribution à la politique
de genre (comme il semble politiquement correct, maintenant, que le comité
consultatif de Virago comprenne, outre de nombreux éminents individuels,
le collectif Spare Rib), tout en offrant une saine dose d'évasion
à l'ancienne :
Laissant les
dernières chaumières derrière nous, nous suivîmes
la route qui montait hors de la vallée jusqu'à ce que
nous arrivions à la porte du petit parc qui entoure la propriété
du Major Jardine... Une fois de l'autre côté, nous arrivâmes
sur l'herbe broutée par les moutons, levant les yeux vers ce
qui s'élevait si formidablement en face de nous, mais de manière
si attirante - la grande pente, parsemée de touffes de primevères
partout, le sentier qui montait vers l'église, puis repartait
en virant légèrement pour prendre un angle plus doux,
jusqu'à la porte bleue dans le mur de briques qui couronnait
le sommet. Nous peinions pendant l'ascension, cueillant et remplissant
nos paniers. Nos doigts, quand nous les humions, exhalaient ce mystérieux
souffle comme un chuchotement qui semble à moitié animal,
à moitié fait d'air et de rosée.
Ce passage est tiré
des premières pages de The Ballad and the Source [La
ballade et la source] de Rosamond Lehmann. Elle ne faisait pas partie
des romancières que j'ai découvertes lors de mes premières
aventures dans le catalogue Virago mais, lorsqu'on m'a présenté
à elle quelques années plus tard, ce fut le début
d'une histoire d'amour littéraire qui a duré plus de deux
décennies. The Ballad and the Source, bien qu'il soit probablement
mon préféré parmi ses romans, n'est pas typique :
même certains des admirateurs de Lehmann le trouvent embarrassant
(sa biographe, Selina Hastings, est particulièrement sévère,
suggérant qu'"il est difficile pour un lecteur moderne
de comprendre comment un tel 'mélodrame percutant'... a
pu être pris au sérieux, et encore plus loué et apprécié").
C'est l'histoire d'une relation entre une mère, sa fille et ses
petites-filles, dans laquelle la trahison, la manipulation et la grande
comédie des émotions sont montrées comme ayant un
effet destructeur cumulatif à travers les générations.
C'est en effet mélodramatique - même si, moi qui ai toujours
vu la vie elle-même comme étant pleine de mélodrame,
je trouve simplement que cela ajoute à son réalisme. Quand
je l'ai lu pour la première fois, j'en ai acheté des exemplaires
pour beaucoup de mes amis, sûr qu'ils me remercieraient de leur
avoir fait découvrir un chef-d'uvre. Le silence poli, cependant,
semblait avoir été la réponse la plus habituelle.
C'était mon premier soupçon que la fiction de Lehmann avait
quelque chose d'un goût minoritaire.
Je ne saurais toujours pas dire pourquoi : il me semble qu'elle a toutes
les qualités qu'un grand écrivain doit posséder.
Un don extraordinaire pour la description, pour évoquer les tons
et les textures du monde matériel ; une approche exceptionnellement
sophistiquée de la structure, passant du récit linéaire
de son premier roman, Dusty Answer [Poussière] à
l'arrangement complexe de récits emboités dans son dernier
ouvrage majeur, The Echoing Grove [Le
Jour enseveli] ; et surtout une émotivité étonnante
et décomplexée qui donne un pouvoir viscéral à
ses thèmes récurrents - l'amour contrarié, l'infidélité,
l'insupportable tristesse des sentiments amoureux naïfs, écrasés
par le temps qui passe.
C'est à cause de la détermination avec laquelle elle se
concentre sur ces thèmes, je suppose, que la réputation
de Lehmann reste problématique. À son époque, elle
était certainement considérée comme un écrivain
important, et elle était également populaire. mais quand
même, revenir sur certaines des critiques qu'elle a reçues,
c'est se rappeler que les notions de ce qui constitue un écrivain
"sérieux" peuvent être lourdement pondérées
par des présupposés ; et aussi que le projet Virago Modern
Classics était (et reste) nécessaire.
La réputation critique de Lehmann a été étudiée
de manière précieuse par Wendy Pollard dans son livre Rosamond
Lehmann and her Critics, et son chapitre sur The Echoing Grove
est une lecture qui donne particulièrement à réfléchir.
Maintes et maintes fois, le livre a été déprécié
- sinon rejeté - comme un "roman de femme". John Betjeman
n'en était pas ému "en partie parce que je suis
un homme et que c'est vraiment un livre de femme". Le critique
du Manchester Guardian s'est plaint qu '"un voyage aussi
prolongé dans une mer exclusivement émotionnelle et sexuelle
afflige un lecteur masculin au moins d'un sentiment d'excès".
La critique (féminine) du New Statesman a ricané :
"Les lectrices entièrement, délicieusement féminines,
en pantalon ou autrement, liront probablement le livre avec ravissement."
La critique la plus scandaleuse a été celle de Brendan Gill
dans le New Yorker qui s'est plaint que le roman était imparfait
parce qu'il tentait de blâmer les hommes pour les problèmes
des femmes, alors que le vrai problème (apparemment) était
quelque chose appelé "destin" ; mais "les
femmes, surtout les femmes écrivains", dit-il, "n'ont
que faire du destin ; elles ne composeraient pas un Hamlet si elles le
pouvaient". Pollard oppose astucieusement ce consensus critique
à l'accueil accordé au même moment à The
End of the Affair [La
Fin d'une liaison] de Graham Greene, un roman très similaire
dans le ton, le milieu et le thème à The Echoing Grove,
mais qui a néanmoins été pris plus au sérieux
- en grande partie, soupçonne-t-elle , parce que son auteur était
un homme.
Le chauvinisme manifeste de telles critiques serait impensable aujourd'hui,
plus d'un demi-siècle plus tard, et Virago Press a sans aucun doute
joué un rôle important dans cette évolution. Il ne
faut pas parler de Modern Classics au passé, bien sûr : son
travail se poursuit, même si aujourd'hui, dans une large mesure,
la collection consiste nécessairement à reconditionner plutôt
qu'à redécouvrir - comme avec, par exemple, sa récente
excellente série de romans d'Elizabeth Taylor. Mais on a le sentiment
que le grossier préjugé sexiste dans la culture littéraire
britannique que Virago a si efficacement défié dans les
années 1970 et 1980 n'existe plus. La plupart des nouveaux écrivains
qui ont été acclamés par la critique et ont attiré
de nombreux lecteurs ces dernières années sont des femmes
: Monica Ali, Zadie Smith, Ali Smith, Lionel Shriver, Marina Lewycka,
Sarah Waters et Susanna Clarke, entre autres. Et ces écrivaines
écrivent, pour la plupart, de grands romans historiquement et politiquement
engagés, ne voyageant pas dans "une mer exclusivement émotionnelle
et sexuelle" - une expression qui pourrait plutôt s'appliquer
(avec précision, mais de manière non péjorative)
à un roman comme On Chesil Beach [Sur
la plage de Chésil] de Ian McEwan.
En 2007, c'est Graham
Swift qui écrit un roman entièrement centré sur le
domestique et le familial (Tomorrow) [Demain],
tandis que des écrivains comme Rose Tremain et Marina Lewycka examinent
le sort des travailleurs migrants mal payés dans l'économie
britannique moderne. Les vieux clichés sur ce qui distingue l'écriture
masculine de l'écriture féminine ne résistent plus
à l'examen.
Et pourtant, je ne
peux m'empêcher de penser qu'une partie de ce parti pris, subtil
et tacite, demeure. Si l'on considère le prix Booker (faute d'autre
chose) comme révélateur de ce que l'establishment littéraire
britannique a considéré comme le plus digne d'attention
au cours des 40 dernières années, une nette préférence
se dégage. Au cours des 30 premières années de son
histoire, 108 des personnes présélectionnées pour
le prix (63,5 %) étaient des hommes, seulement 62 (36,5 %) étaient
des femmes. Le prix Orange a été créé en 1996,
en partie pour corriger les préjugés sexistes perçus
dans le Booker (après avoir traversé une phase particulièrement
chauvine - dans les années 1991-95, seules cinq femmes ont été
présélectionnées, contre 24 hommes), mais au cours
des neuf dernières années du Booker, la tendance n'a toujours
pas changé de manière notable : 33 hommes (61 %) ont été
présélectionnés, contre 21 femmes (39 %).
Peut-être ne
faut-il pas trop lire ces statistiques. Et pourtant, n'impliquent-elles
pas, cumulativement, que si le public des lecteurs (stimulé par
les groupes de lecture et l'émission Richard et Judy) n'hésite
plus désormais à embrasser et même à privilégier
le travail des écrivaines, la romancière pourrait encore
avoir le sentiment que le l'imprimatur ultime du statut littéraire
- pas le prix Booker lui-même, bien sûr, mais ce sentiment
indéfinissable d'être pris au sérieux - est toujours
hors de portée ?
Lorsque Virago Modern
Classics a réimprimé Rosamond Lehmann au début des
années 1980, ils ont rendu un service inestimable non seulement
aux lecteurs, mais aussi à la réputation de Lehmann et (ceci
étant une question d'archive) à son estime de soi personnelle.
Mais je suggérerais quand même que, même si une grande
partie de la résistance à son genre de roman a été
balayée par la suite sous le tapis post-féministe, il en
reste un noyau dur. Peu de gens auraient aujourd'hui le culot de la rejeter
comme une "écrivaine pour femmes", mais dès
qu'une forme de préjugé devient inacceptable, une autre
surgit pour prendre sa place. À la dernière page de son
livre, Wendy Pollard examine la réponse critique à la biographie
de Lehmann par Selina Hastings (publiée en 2002) et note comment
le New Statesman s'est senti autorisé à résumer
la vie et les réalisations de cette grande, sage et fascinante
romancière dans un titre en trois mots : "Fat and posh",
gras et chic. Les termes du rejet ont peut-être changé depuis
1952, mais les gens trouveront toujours un moyen de déprécier
l'écriture qui remet en question leurs principes les plus profonds.
Il ne me semble pas que le travail du catalogue Virago Modern Classics
soit tout à fait terminé.
The Rain Before
It Falls de Jonathan Coe a été publié le mois
dernier par Viking.
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