L'impitoyable miroir de May Sinclair

par BERNARD GÉNIÈS, Le Monde, 28 janvier 1983


AU début de ce siècle, la romancière anglaise May Sinclair remporta un vif succès dans son pays natal ainsi qu'aux États-Unis. Lorsqu'elle s'éteignit en 1946, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, elle avait publié vingt-quatre romans, six recueils de nouvelles, trois de poésies, à quoi il convient d'ajouter des études sur Platon, Descartes et surtout sur les sœurs Brontë. En 1912, elle signa également un pamphlet, intitulé Féminisme, dans lequel elle prenait fait et cause pour le vote des femmes. May Sinclair fut un personnage important de la scène littéraire anglaise et ses amis n'étaient pas des moindres : citons Ezra Pound, Dorothy Richardson, Henry James et John Galsworthy.

Quatre de ses romans furent traduits en français entre 1912 et 1948 (1). Mais ici, tout comme en Angleterre, son nom n'a guère dépassé le cercle de ses lecteurs contemporains. Il est vrai que le style de ses premiers romans - qu'elle renia par la suite - était par trop caractéristique d'une époque. Vers la fin de sa carrière, May Sinclair changea pourtant complètement d'écriture. Des romans comme Far End ou The Rector of the Wyck traduisent cette évolution qui voit la romancière opter pour le resserrement de la phrase, l'ellipse et le dépouillement. Le récit le plus significatif de cette veine est Vie et Mort de Harriett Frean dont les éditions Flammarion viennent de publier la traduction.

Un idéal de perfection perverti
En un peu plus d'une centaine de pages, May Sinclair entreprend de dépeindre les soixante-huit années de l'existence d'une femme. Le récit s'ouvre sur une vision idyllique de l'enfance de Harriett Frean. Choyée par ses parents modèles, Harriett sublime à ce point leur image qu'elle n'aspire plus qu'à la perfection. Jeune fille, elle refusera d'épouser l'homme qu'elle aime sous le prétexte que celui-ci doit se marier avec sa meilleure amie. Elle pense agir noblement, mais sa décision ruinera en fait le destin de ce couple.

La vie de Harriett s'arrête quelque part ici. Le reste n'est plus qu'un bref cheminement vers la vieillesse. Longtemps Harriett a cru réaliser son idéal de perfection en sacrifiant son bonheur à celui des autres. Au seuil de la mort, elle découvrira cependant que son prétendu altruisme n'est que la forme déguisée d'un égoïsme sans borne.

Contrairement à bon nombre de ses prédécesseurs, May Sinclair n'invoque pas le poids du destin. Elle rend son héroïne entièrement responsable de ses actes. Mieux, elle la condamne. Ce portrait sévère est d'autant plus émouvant que la romancière joue du décalage existant entre le moi idéal de Harriett et une réalité beaucoup moins rose. Lorsque celle-ci comprendra la situation, il sera bien trop tard : la douce enfant sera devenue une vieille fille acariâtre qui, au nom du bien, fait le mal. Le style de May Sinclair prend ici toute sa valeur qui permet de restituer la course du temps, l'ennui de la vie. De plus, en laissant de côté l'aspect anecdotique de cette existence pour privilégier ses moments déterminants, la romancière n'en souligne que davantage la dimension à la fois tragique et dérisoire. Certes, on pourrait dire que réduire la destinée d'un personnage à un simple échec sentimental est exagéré. May Sinclair ne nous donne pourtant pas une leçon. Elle nous tend un miroir impitoyable.

(1) Il s'agit de : l'Immortel Moment (Tallandier, 1912), Un romanesque (Plon, 1922), les Trois Sœurs (Ramlot, 1933), Marie Olivier (Nouvelles Éditions latines, 1948).


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