|
HISTOIRE DUN LIVRE
Abattre les tabous groenlandais
Par Anne Pélouas, Le
Monde, 10 mars 2018
En écrivant Homo sapienne, qui traite didentité
sexuelle et de violence sociale, Niviaq Korneliussen sattendait
à choquer les Inuits. Mais pas à signer un best-seller.
Homo sapienne, de Niviaq Korneliussen, traduit
du danois par Inès Jorgensen, La Peuplade, 232 p., 21 €.
Niviaq Korneliussen affirme avoir écrit son roman
de près de 200 pages en quelques semaines, comme poussée
par une urgente volonté de libération de la parole. Quelques
mois plus tôt, en 2012, cette Inuite, née en 1990 à
Nanortalik, un village groenlandais de 1 500 habitants, qui écrivait
pour « [s]évader du quotidien, rompre lisolement
», avait gagné un concours de nouvelles organisé par
la maison dédition locale Milik celle-là même
qui publierait Homo sapienne en 2014. Luvre primée,
« San Francisco », mettait déjà en scène
les cinq personnages du roman à venir : deux lesbiennes, un gay,
une bisexuelle et une transsexuelle.
Abordées clairement et avec un point de
vue affirmé, les questions didentité sexuelle mais
aussi didentité nationale et dindépendance du
Groenland, « pays constitutif » du royaume du Danemark,
sont au cur du roman. Si Niviaq Korneliussen se réclame à
cet égard dun « mouvement dindépendance
nationale qui est très fort aujourdhui », cest
pour mieux critiquer « ceux qui pensent quelle résoudrait
tous leurs problèmes, dont celui de la violence. Ce nest
pas le cas. On doit faire cela lentement, posément, en restant
ouvert sur le monde, sans couper les ponts avec le Danemark »,
dit-elle quand on la rencontre à Montréal cet automne, durant
la promotion québécoise de son livre.
Jeunes Groenlandais festifs. ESPEN RASMUSSEN/PANOS-REA
« Jai même reçu des menaces
»
Quand Homo sapienne paraît, lauteure a 24 ans et vit
à Nuuk, la petite capitale de la grande île arctique. « Laccueil
a dabord été mitigé. Jai même reçu
des menaces, se souvient lécrivaine, parce que je
critiquais beaucoup de choses du Groenland et que je parlais de sexualité,
un tabou dans une société qui reste traditionnelle et très
masculine. Mais jy étais préparée. »
Homo sapienne devient un best-seller à
léchelle du Groenland (3 000 exemplaires vendus pour 55 000
habitants). Niviaq Korneliussen le traduit, ou plutôt le réécrit,
en danois. Même succès de librairie au Danemark, assorti
dune sélection pour le Grand Prix de littérature du
Conseil nordique.
Simon Philippe Turcot, directeur général
des éditions La Peuplade, en entend parler pour la première
fois en 2015, lors dune foire du livre en Suède. La maison
québécoise, créée en 2006, débute une
collection « Fictions du Nord » et achète
à Milik les droits en français. Lancé à Montréal
le 21 novembre 2017, Homo sapienne est, en ce mois de mars, lun
des trois premiers livres avec lesquels La Peuplade arrive sur le marché
français. Publié en allemand fin 2016, il le sera en anglais
dès le mois de mai.
« Casse-tête de traduction »
La Peuplade sest alliée à Daniel Chartier, spécialiste
de littérature nordique, et groenlandaise en particulier, pour
relever le défi éditorial et surtout, précise Simon
Philippe Turcot, le « casse-tête de traduction »
que constituait Homo sapienne. Professeur en études littéraires
à luniversité du Québec à Montréal
et titulaire de la chaire de recherche sur limaginaire du Nord,
Daniel Chartier a déjà édité plusieurs romans
et livres de poésie groenlandais.
Ensemble, ils ont opté pour une traduction
de la version danoise dHomo sapienne, parce quelle
avait été écrite par lauteure elle-même,
puis pour une validation linguistique à partir du texte groenlandais
: « Nous voulions revenir, note léditeur, au
plus près de la version originale, parce que Niviaq Korneliussen
lavait un peu modifiée en danois et quil y avait des
expressions typiquement groenlandaises quil fallait conserver.
»
Ce nest pas seulement entre ces deux langues
quil a fallu travailler car, en réalité, le texte
original était « trilingue », écrit
en groenlandais mais avec quelques mots en danois et de nombreux en anglais
: « Jaime jouer avec ces trois langues qui font partie
du quotidien des jeunes Groenlandais », précise lauteure,
admettant que cela puisse « indisposer les gens plus âgés
».
Le lecteur trouvera sans doute curieuse lomniprésence
de langlais dans la version française. Tant Simon Philippe
Turcot que Daniel Chartier en défendent cependant lusage
: « Cest plutôt audacieux, souligne le premier,
mais langlais était dans lADN du texte original.
» Insérer de langlais était pour lécrivaine
« un geste politique », ajoute le second, un geste
qui affirmait sa liberté de sexprimer hors de la langue du
colonisé groenlandais et du colonisateur danois.
Lauteure refuse les étiquettes
Daniel Chartier a donné pour titre à sa préface dHomo
sapienne « Un autre Groenland ». Car cest bien dun
Groenland différent de celui des grands espaces vierges, des changements
climatiques ou des problèmes de survie culturelle que parle Niviaq
Korneliussen. « Elle nous invite à complexifier
notre vision simpliste du Grand Nord et à en accepter la diversité
», estime-t-il.
Lauteure refuse pour sa part les étiquettes,
dont celle de « représentante de la jeunesse groenlandaise
», décrivaine homosexuelle ou de porte-parole dune
cause politique. Bien quHomo sapienne soit vraiment, pour
Daniel Chartier, « le premier roman queer de lArctique
», il faut se garder de ny voir que cela. Luvre
est foncièrement littéraire et a également un fort
accent social (parlant notamment de violence et dalcoolisme), tout
en portant un message politique.
Niviaq Korneliussen a elle-même dit de son
roman : « Je ne lai pas écrit pour plaire aux touristes,
non plus quaux Groenlandais. » Elle ne cherchait pas à
plaire tout court, mais à « raconter ce qui a été
passé sous silence, à ouvrir les esprits et inspirer les
gens à changer ». Tel est le pouvoir quelle prête
à la littérature.
CRITIQUE
Niviaq Korneliussen prête sa plume à cinq jeunes urbains
groenlandais aux vies et sensibilités différentes, mais
unis par une même quête didentité quelle
soit sexuelle, sociale ou politique.
Chaque chapitre donne la parole à lun
des personnages, qui prend ainsi le contrôle dun récit
progressant avec limpidité, au rythme de ces points de vue. Ainsi
lauteure met-elle toute la force et la vivacité de son écriture
à montrer les membres de cette génération, à
lunivers complexe, aux prises avec des questionnements existentiels
mais se prenant en charge, refusant les conventions sociales.
Homo sapienne, roman à la langue
parfois crue, peut dérouter. Pourtant, sa construction hétéroclite
contribue à tenir le lecteur en haleine. Débutant par une
liste numérotée de projets personnels (qui volera vite en
éclats), le livre se clôt par un mot-dièse en anglais.
Entre les deux, lauteure se joue des formes de discours, mêlant
correspondances, journal intime, dialogues, pages de SMS ou déchanges
sur Messenger, hashtags résumant dun mot létat
desprit dun personnage
EXTRAIT
« Toutes les questions auxquelles je ne trouve pas de réponse
reprennent vie et envahissent tous les recoins comme de petits vers. Je
massieds et me branche sur Facebook avec mon iPad. Quatre notifications.
Félicitations parce que je suis devenue tante. Quelques likes pour
mes photos. Suggestion de jeu. Tag de ma sur. Jappuie. Elle
a posté une unique photo. Ma sur tient le bébé
propre dans ses mains propres. Son poids et sa taille. Le moment de sa
naissance. (
) Je regarde le cher enfant, avant dappuyer sur
Evénements et de voir sil y a du nouveau. Comme il ny
a rien, il est temps de retrouver les routines. Recherche, clic, Ivinnguaq,
clic. Rien de nouveau. Est-elle en vie ? Je lespère. Message,
clic. Actif il y a 45 minutes. Yes. Elle est en vie. » Page
191
Anne
Pélouas (Montréal, correspondance)
|