À
Ploërmel, en Bretagne,
une censure et des tensions autour de Neige Sinno,
autrice de « Triste tigre »
Dans cette commune bretonne rurale au fort héritage catholique,
la proviseure du lycée privé a retiré de la bibliothèque
« Triste tigre ». Son autrice sest déplacée,
mercredi, en Bretagne, pour défendre cette uvre traitant
de linceste.
Par Benjamin Keltz (Rennes, correspondance), Le
Monde, 16 novembre 2023
Une tente de chantier
trône sur le trottoir de la librairie La Canopée, à
Ploërmel (Morbihan). Ce mercredi 15 novembre, une vingtaine
de personnes se massent dessous, faute de place dans la boutique, bondée,
de cette commune de presque 10 000 habitants, située dans
la campagne bretonne. Tous veulent écouter Neige Sinno, autrice
de Triste tigre (P.O.L, 288 pages, 20 euros), lauréate
du prix Femina et du prix littéraire Le Monde.
Avant dévoquer
louvrage, qui revient sur les viols perpétrés dans
son enfance par son beau-père, lécrivaine sarrête
sur la « polémique » qui secoue la
ville. Fin septembre, Triste tigre a été retiré
du CDI de lhistorique lycée de la ville, où 1 700
élèves sont scolarisés. Ordre de Véronique
Calas, responsable de létablissement privé La Mennais.
Elle a aussi décidé de rayer le titre dune liste à
étudier dans le cadre dun concours lycéen. Selon elle,
le texte pourrait « heurter, choquer, fragiliser »
En poste depuis vingt-quatre ans, la proviseure assure : « En
inscrivant sa fille ou son fils au lycée La Mennais, les parents
ont fait le choix dun établissement séculaire, fort
dune histoire, de traditions et dun projet éducatif
qui place le jeune au centre de ses préoccupations. Dans un monde
traversé régulièrement par des crises, notre établissement
se veut être un lieu de bien-être et dépanouissement. »
Malgré une pétition lancée par des élèves
et une levée de boucliers dune partie des 145 professeurs
contre linterdiction, la direction na pas changé davis
sur cet ouvrage fréquemment salué pour sa justesse, bien
quil comporte quelques éprouvantes descriptions dagressions.
« Je devais raconter la violence sexuelle faite à
un enfant. Il fallait mettre des mots pour ne pas rester dans labstrait »,
assume Neige Sinno.
« Ce livre ne ma pas agressé »
Dans lassistance, une quinzaine de lycéens de La Mennais
acquiesce. Ils ne comprennent pas linterdiction de leur proviseure.
Lun deux sagace : « On nous encourage
à nous forger un esprit critique. Aujourdhui, nous ne serions
pas assez adultes pour affronter ce texte alors quInternet nous
abreuve dimages violentes en permanence
» Une
élève de terminale poursuit : « Ce livre
a foutu le bordel dans ma tête, mais ne ma pas agressé.
Cette censure va à lencontre des valeurs douverture
défendues par létablissement. » Olivier
Millet, enseignant en histoire-géographie au lycée La Mennais,
se dit « sous le choc » et « affecté »
par la mise à lécart de Triste tigre. Dautres
critiquent le « silence assourdissant » depuis.
Les plus anciens
Ploërmelais voient dans cette décision le poids de lhéritage
catholique, particulièrement prégnant dans cette Bretagne
rurale. Des décennies durant, La Mennais a été
le seul lycée général de Ploërmel et ses alentours.
En septembre, un établissement public a finalement été
inauguré. « Ici, les gens nosent pas critiquer
les décisions de la direction de linstitution catholique.
Le choix de la proviseure est, certes, individuel, mais relève
dun état desprit général »,
juge Béatrice Le Marre, maire (Parti socialiste) de la commune
de 2008 à 2014.
« Une violence supplémentaire »
Ploërmel nen est pas à sa première polémique.
En 2006, Paul Anselin, alors maire (UMP) de la ville (1977-2008)
avait fait ériger une statue du pape Jean Paul II sur
une place publique. Contesté au nom de la loi de 1905 sur la laïcité
et après dix années dune bataille juridique, le monument
avait été déplacé sur un terrain adjacent
appartenant à lÉglise.
Jean-Loup Robino
se souvient « évidemment » de cet
épisode. Un exemplaire de Triste tigre sous le bras, cet
ancien éboueur, longtemps bénévole au sein de la
paroisse, sinterroge sur le lien entre le traitement réservé
au livre de Neige Sinno et lémergence dun clergé
local de plus en plus traditionaliste. Patrick Le Diffon, maire (Les Républicains)
de la cité, relativise les « présumés
carcans catholiques ». Il regrette cette nouvelle polémique,
mais dit « respecter » la décision
de la proviseure. Ce mercredi, lélu na pas souhaité
assister au débat avec lautrice de Triste tigre, livre quil
na pas lu.
Eux lont dévoré et patientent pour une dédicace.
Dans la file qui serpente dans La Canopée, une lycéenne
tient un morceau de papier dans sa main. Elle y
a écrit son « histoire ». Elle ne
sait pas à qui confier ce texte né après la lecture
de louvrage. À
un des enseignants présents ? À
Neige Sinno, peut-être. Elle hésite. Autour delle,
on ne cesse de répéter quun enfant
sur dix a subi des violences sexuelles.
« Retirer un livre sur linceste dune bibliothèque
est une violence supplémentaire qui encourage le silence. Dans
un lycée de 1 700 élèves, cela représente
170 adolescents. Ce chiffre est sidérant, insiste Neige Sinno.
Grâce au bruit autour de mon ouvrage, mais aussi limminente
publication du rapport de la commission indépendante sur linceste
et les violences sexuelles faites aux enfants, jai limpression
que le silence est attaqué. Mais pour combien de temps ? »
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