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"Sept
maisons vides :
Samanta
Schweblin entre effroi et émerveillement"
(Le
Monde, 12 juin 2024)
UN
ARTICLE de Neige Sinno
Neige
Sinno, autrice de Triste tigre (prix littéraire "Le
Monde" 2023), qui vit en Amérique latine, est une fervente
admiratrice de l'écrivaine argentine. Elle a lu ce nouveau recueil
de nouvelles hantées par les spectres de l'histoire.
Dans ce
recueil de nouvelles, Sept maisons vides, il y a bien sept histoires,
mais ce ne sont pas vraiment des histoires de maisons et, s'il y a des
maisons, elles ne sont pas vides. Il s'agit donc d'autre chose, et c'est
toujours le cas dans les livres de l'écrivaine argentine Samanta
Schweblin, il s'agit d'autre chose que de la trame visible, et c'est la
recherche de ce double du récit qui rend la lecture à la
fois palpitante et inquiétante, car, évidemment, on ne saura
pas à la fin avec certitude de quoi il s'agissait exactement.
"On s'est perdues", dit la mère de la première
nouvelle. On arrive dans un récit qui a déjà commencé
depuis longtemps. Une mère et sa fille se sont perdues, et il va
falloir qu'elles retrouvent leur chemin dans un quartier qui n'est pas
le leur, un quartier plus riche, avec des villas et des jardins, habité
par des gens qui ont des vies plus rangées, moins chaotiques que
les leurs. Qu'est-ce qu'elles font là ? Elles regardent. Elles
regardent des maisons, pendant leur temps libre, comme si c'était
le passe-temps de tout le monde, et elles vont même un peu au-delà,
bravant l'interdiction de pénétrer chez les gens. Mais pourquoi
font-elles cela ?, se demande-t-on. Et la fille le demande à sa
mère, qui ne répond pas, car ce n'est pas à elle
de répondre, c'est à nous, lecteurs, qui sommes en train
de regarder ce qui se passe chez les voisins en essayant de comprendre
pourquoi ils agissent si bizarrement.
On situe souvent cette écriture dans une tradition de la nouvelle
fantastique ou allégorique, Cortazar, Borges, Kafka, dont l'héritage
est une piste de lecture intéressante. Mais on perçoit aussi
dans les textes de Schweblin une attention extrême aux détails
de la réalité sociale, qui disent le désarroi des
personnages devant les menaces de notre monde contemporain, peur de l'autre,
de l'agression, de la violence, du déclassement social, de la solitude.
S'il y a toujours une sensation d'étrangeté, c'est au cur
de notre réalité qu'on la trouve.
Tant de possibilités de chaos
Schweblin nous fait percevoir à quel point toute normalité
est fragile, toujours menacée d'effondrement, prête à
se fissurer et laisser voir la cruauté, la folie, les abîmes.
Mais ce qu'on voit aussi, quand on commence à regarder autrement
ce qu'il nous semblait connaître, c'est à quel point il est
merveilleux que tout cela tienne ensemble, qu'on puisse vivre quand même
au milieu de tant de possibilités de chaos. Cette rencontre entre
l'effroi et l'émerveillement, au détour du chemin, en cours
d'histoire, est une constante dans ces narrations qui produisent des moments
d'épiphanie chez le lecteur, qui ne sait pas où on l'emmène,
qui comprend que le monde qu'il avait configuré dans son esprit
est en train de perdre de sa solidité, sans pour autant savoir
ce qu'il va en advenir, et qui doit faire confiance à une voix
douce et inquiétante qui va lui dire où on va maintenant.
On arrive souvent à un point où le réalisme devient
légèrement onirique, comme si on était dans un rêve
inhabituel, comme si on se promenait dans le rêve de quelqu'un d'autre,
où les symboles n'ont pas le sens qu'on a l'habitude de leur donner,
où tout a un double sens, un sens caché, certainement un
peu sombre, mais aussi espiègle et songeur. Est-ce qu'il est bien
raisonnable de confier la garde de deux petits enfants à des grands-parents
excentriques qui s'arrosent avec un tuyau d'arrosage, tout nus dans le
jardin ? Est-ce que cette jeune fille ne ferait pas mieux de ne pas suivre
cet étrange monsieur qui l'emmène s'acheter une culotte
dans une grande surface quand il se rend compte qu'elle n'en porte pas
? Bien sûr que ce serait mieux, mais quand l'histoire est lancée
il est toujours trop tard pour faire marche arrière.
Samanta Schweblin est née en Argentine en 1978 et vit en Allemagne
depuis une dizaine d'années, deux pays qui ont des fantômes
(mais quel pays n'en a pas ?), et on a souvent la sensation que ces histoires
d'enfants qui ne comprennent pas leurs parents, d'objets qui ont appartenu
à des personnes disparues et dont on ne sait que faire, de mémoires
défaillantes, de traumatismes enfouis sont hantées par les
spectres de l'histoire, sans qu'il y soit fait référence
directement. Et c'est là toute l'habileté d'une écriture
qui nous fait vivre d'étranges aventures intérieures, dont
les niveaux de sens se démultiplient de manière vertigineuse
au fil de la lecture.
Dans un monde de signes équivoques, il est normal qu'on se sente
perdu. Nous sommes perdus dans l'Univers, dans la ville, dans notre époque
et, bien sûr, "entre la salle à manger et la cuisine",
dans notre propre maison.
Neige
Sinno
Le
Monde, 12 juin 2024
Sept
maisons vides (Siete casas vacias), de Samanta Schweblin, traduit
de l'espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, Grasset, "En lettres
d'ancr", 176 p., 18 €, numérique 13 €
Lire |
un extrait sur le site des éditions Grasset
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