DES ÉCRIVAINS NOUS AIDENT
À DÉFINIR CE QU'EST UN-LIVRE-POUR-LE-GROUPE-LECTURE
Laurent
Mauvignier
Conjuguant
une réponse possible à deux questions, "qu'aime-t-on
quand on lit ?" et "qu'est-ce qu'un livre pour le groupe lecture
?", Laurent Mauvignier nous a donné un éclairage lorsque
nous avons lu Confiteor
de Jaume Cabré, livre s'il en fût "pour-le-groupe-lecture"
:
"Tous
les écrivains sont des lecteurs, mais souvent leurs lectures
ont d'abord pour objectif de nourrir leur propre atelier. Comme beaucoup
de romanciers, il m'arrive de conseiller des auteurs et des livres qui
ne font plaisir qu'à d'autres auteurs, qui y trouvent eux aussi
matière à puiser, à questionner, à enrichir
leur propre pratique. Les auteurs qu'on peut conseiller aussi bien pour
des raisons de cuisine littéraire, et qui peuvent convaincre
et fasciner des lecteurs qui n'ont pas eux-mêmes une pratique
d'écrivain, ne sont pas légion. En fait, ce sont souvent
les plus grands. Fascinants sur le fond, exigeants
et inventifs sur la forme. Jaume Cabré est de ceux-là."
Laurent
Mauvignier, "L'art
de la fugue : Confiteor, de Jaume Cabré"
Le Monde, 19 septembre 2013
Guy
Scarpetta
Dans L'Age
d'or du roman, Guy Scarpetta définit ainsi ce qu'il tient pour
un "grand roman", qui pourrait bien être un livre-pour-le-groupe-lecture
:
"c'est
un roman qui :
1°) explore un territoire encore inconnu
de l'expérience humaine (et, pour reprendre l'idée de
Broch et de Kundera, produit un "effet de vérité"
qui ne pourrait pas être obtenu par d'autres voies que celles
du roman) ;
2°) invente ou renouvelle la forme narrative ;
3°) rend indissociables ces deux aspects."
Guy
Scarpetta, "Introduction
: pour la critique"
L'âge
d'or du roman, Grasset, 1996
Vladimir
Nabokov
Les
lecteurs ont pour certains des goûts dominants spontanés,
en étant plus sensibles à l'écriture, à l'histoire,
à l'univers ou au thème.
Nabokov
formule ainsi ces distinctions, ces dominantes, ces goûts, qui correspondent,
dit-il, à une lecture avec :
- le cur : goût du récit, de l'écrivain
conteur qui met en jeu les émotions
- l'esprit : goût de l'enseignement, de l'écrivain
pédagogue qui fait découvrir univers, phénomènes,
réflexions, engagement, etc.
- la moelle épinière : goût de la magie, de
l'écrivain enchanteur par l'écriture.
Nabokov
définit le grand écrivain par trois facettes :
"On
peut considérer l'écrivain selon trois points de vue différents
: on peut le considérer comme un conteur, comme un pédagogue,
et comme un enchanteur. Un grand écrivain combine les trois -
conteur, pédagogue, enchanteur - mais chez lui, c'est l'enchanteur
qui prédomine et fait de lui un grand écrivain.
Lorsque nous nous tournons vers le conteur,
c'est pour nous divertir, rechercher une excitation mentale de l'espèce
la plus simple, une participation émotionnelle, le plaisir de
voyager à travers quelque région éloignée
dans l'espace ou dans le temps. Un type d'esprit légèrement
différent - mais pas nécessairement plus élevé
- recherche en l'écrivain le pédagogue
: le propagandiste, le moraliste, le prophète, selon l'ordre
croissant. On peut attendre du pédagogue non seulement un enseignement
moral, mais encore des connaissances directes, de simples faits. J'ai
connu, hélas ! des gens qui ne lisaient les romanciers français
ou les romanciers russes que pour y planer des renseignements sur la
façon de vivre dans le gai Paris ou la triste Russie. Enfin,
et par-dessus tout, un grand écrivain est toujours un
grand magicien, et c'est là que nous atteignons l'aspect
véritablement passionnant de la chose, lorsque nous nous efforçons
de saisir la magie propre à tel génie et d'étudier
le style, les images, la construction de ses romans ou de ses poèmes.
Les trois facettes du grand écrivain
- magie, récit, enseignement - tendent à fusionner en
une seule impression de rayonnement,
unifié et unique ,
la magie de lart pouvant être présente dans lossature
même du récit, dans la moelle même de la pensée.
Il y a des chefs-d'uvre de pensée précise, limpide,
structurée, qui font vibrer en nous le sens artistique aussi
fortement quun roman tel que Mansfield
Park ou nimporte quel débordement dimagerie sensuelle
chez Dickens. Il me semble quun bon critère pour juger
de la qualité dun roman serait, en fin de compte, que lon
y décèle, étroitement mêlées, la précision
du poète et lintuition de l'homme de science.
S'il entend réellement baigner dans la magie d'un livre de génie,
le lecteur avisé le lira non pas avec son cur, non pas
avec son esprit, mais avec sa moelle épinière
: c'est là que se produit le frisson révélateur,
même s'il nous faut, en lisant, conserver un rien de recul, un
rien de détachement. Alors, avec un plaisir tout à la
fois sensuel et intellectuel, nous regarderons l'artiste bâtir
son château de cartes, et regarderons le château de cartes
devenir château de verre et d'acier étincelants."
Vladimir
Nabokov, conférence inaugurale à Cornel University en
1948
"Bons
lecteurs et bons écrivains"
Littératures/I : Austen, Dickens, Flaubert, Stevenson, Proust,
Kafka, Joyce
Fayard, 1983 ; éd. Le livre de poche, coll. "Biblio
essais", 1997 ; en anglais en
ligne ICI
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