"Quand les personnages vibrent en nous"

Vincent Jouve, Sciences humaines, dossier "Le pouvoir des livres", n° 321, janvier 2020

Vincent Jouve est professeur de littérature française à l'université de Reims Champagne-Ardenne, il est l'auteur notamment de Pouvoirs de la fiction : pourquoi aime-t-on les histoires ?, Armand Colin, 2019.

Qu'on les trouve drôles, touchants, héroïques, lâches ou odieux, les personnages de fiction nous émeuvent souvent davantage que nos voisins de palier. Mais pourquoi nous attachons-nous à des êtres de papier ? Et que nous apporte cette expérience ?

Comment expliquer qu'on puisse être ému par des êtres qui n'existent pas ? Et, même, plus émus par des êtres qui n'existent pas que par des êtres qui existent ? Comme Umberto Eco le remarquait naguère (1), nous pouvons compatir si nous apprenons que notre meilleur ami a été abandonné par sa bien-aimée ; mais personne ne s'est jamais suicidé en apprenant qu'un de ses amis a subi une rupture amoureuse. Or, on sait qu'un certain nombre de lecteurs des Souffrances du jeune Werther (1774) se sont donné la mort en apprenant que le héros s'est suicidé à cause de son amour infortuné. Les psychologues ont même appelé ce phénomène "l'effet Werther". Comment est-il possible qu'on soit plus affecté par ce qui arrive à Werther, personnage de fiction, qu'à ce qui arrive à l'un de nos amis bien vivants ?
Avant d'examiner ce paradoxe, commençons par rappeler une loi psychologique banale : ce qui nous concerne possède un degré d'importance supérieur à toute autre chose - on réagit aussitôt si on entend son nom cité dans une conversation. Or, en tant que lecteur, je suis nécessairement concerné par ce qui se passe dans le monde du texte dans la mesure où je ne me contente pas de regarder ce monde : je l'aide à naître, je le fais vivre, c'est de moi qu'il tire sa substance. Les personnages, éléments fondamentaux de l'univers du récit, sont une parfaite illustration de cette règle. À proprement parler, ils n'ont aucune existence. Lorsqu'un texte nous dit de l'un d'eux qu'il est triste ou joyeux, il faut, pour que cette tristesse ou cette joie acquière un semblant de consistance, que nous, lecteurs, projetions sur cet être de papier ce que nous savons, par expérience, de la tristesse ou delà joie. Comprendre le comportement d'un personnage suppose de simuler ses états mentaux par projection analogique, autrement dit de lui prêter notre vie intérieure.

Empathie sèche, empathie humide
C'est ce qu'ont montré les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky dans un test souvent cité (2). On proposait aux participants le scénario suivant : deux individus, A et B, se rendent à l'aéroport pour prendre l'avion. Ils manquent tous les deux leur vol, mais B ne rate son avion que pour une poignée de minutes alors que A est arrivé à l'aéroport longtemps après le décollage. À la question "qui de A ou B éprouve la plus grande frustration ?", 96% des sujets répondent que c'est B. Selon D. Kahneman et A. Tversky, les sujets soumis au test ont tous répondu sur la base de ce qu'ils auraient ressenti dans la même situation. Ils en concluent qu'on ne peut donner du sens aux comportements d'autrui qu'en se mettant mentalement à sa place. Lire une histoire, c'est simuler, sur la base des indications textuelles, les croyances et les désirs qui donnent vie aux êtres de fiction.
Le texte littéraire, par son fonctionnement même, oblige ainsi tout lecteur à l'empathie. J'emploie ici le terme dans son acception la plus restreinte : la capacité que l'on a de se mettre à la place d'autrui, de comprendre ses émotions sans pour autant les ressentir. Certains auteurs, comme Jacques Hochmann, font cependant une distinction entre l'"empathie sèche" et l'"empathie humide" (3). Si l'empathie sèche se caractérise par une compréhension distante, dénuée de toute affectivité, l'empathie humide n'est pas exempte d'une certaine dose de contagion émotionnelle et conduit à ressentir en partie les émotions d'autrui. Cette distinction est très intéressante pour l'analyse littéraire : dans la lecture, l'empathie humide est variable selon les lecteurs (certaines situations toucheront tel individu et pas tel autre) ; en revanche, l'empathie sèche (dans la mesure où elle est nécessaire à la compréhension) s'impose à l'ensemble des destinataires.
Bien entendu, notre relation aux êtres de fiction ne se limite pas à l'empathie. Nous pouvons également ressentir de la sympathie pour un personnage, voire nous identifier à lui. Concernant cette dernière modalité, précisons qu'il existe deux sortes d'identification qui n'ont pas grand-chose à voir l'une avec l'autre : je peux m'identifier à un personnage parce qu'il correspond à ce que je suis ou, au contraire, parce qu'il incarne ce que je voudrais être. Si je me retrouve dans Joseph K., le protagoniste du Procès de Franz Kafka, parce qu'il me ressemble (il mène une existence ordinaire, ne bénéficie d'aucun don ou talent particulier, n'envisage aucune aventure exotique), je prends plaisir à me projeter dans Lagardère, héros virevoltant du roman de cape et d'épée de Paul Féval, précisément parce qu'il ne me ressemble pas et que je peux vivre à travers lui une vie plus exaltante, faite d'aventures, d'héroïsme, de duels au fleuret et de longues chevauchées.

Les dimensions constitutives de la personnalité
Mais la complexité de l'identification fictionnelle ne s'arrête pas là : le moi étant pluriel, ce que j'aimerais être peut se subdiviser entre ce que chacune des dimensions constitutives de ma personnalité aimerait être. Schématiquement (si l'on en croit la psychanalyse), notre malheureux moi est sans cesse tiraillé par les pressions contradictoires du surmoi et du ça. Le surmoi (ou idéal du moi) renvoie aux exigences morales, aux principes éthiques du sujet. Le ça, "lieu" des pulsions, est régi par la libido : son but premier est d'atteindre le plaisir immédiat.
On est ainsi en mesure de dégager quatre personnages types en termes d'investissement du lecteur.
o Le délégué est celui qui me représente dans la fiction. Très proche de mon moi ordinaire, ce n'est pas le personnage que je désire être, mais celui dans lequel je me reconnais. Cette reconnaissance se fonde sur des paramètres culturels et personnels (le personnage agit comme j'agirais dans une situation semblable) mais aussi sur des critères textuels : c'est celui dont la position au sein du monde fictionnel se rapproche le plus de la mienne ; il voit ce que je vois, il sait ce que je sais. Que je le veuille ou non, quand je lis Le Procès, mon point de vue sur l'histoire se confond inévitablement avec le point de vue de Joseph K.
o Le modèle, c'est le personnage que je voudrais être parce qu'il incarne les valeurs positives auxquelles j'aspire mais que je n'arrive pas toujours à honorer, soit par défaillance personnelle, soit en raison des obstacles du monde. C'est celui qui, dans la littérature populaire ou le roman idéaliste, a en général le statut de héros. C'est Ivanhoé, Jean Valjean, tel protagoniste de Jules Verne ou d'Eugène Sue. Il fait ce que j'aurais aimé faire, placé dans la même situation que lui, mais sans être sûr que j'en aurais eu la force ou le courage.
o L'alibi, c'est le personnage auquel je prends plaisir à m'identifier parce qu'il me permet de réaliser imaginairement (voire inconsciemment) un idéal narcissique de toute-puissance. C'est le prêtre libertin de Sade abusant de la malheureuse Justine, le comte de Monte-Cristo profitant de son immense fortune pour châtier ses ennemis, Rambo ou James Bond tirant sur tout ce qui bouge au prétexte de faire régner l'ordre et la justice. C'est le personnage du défoulement qui fait ce qu'on ne pourrait éthiquement (et pratiquement) pas faire dans la réalité.
o Le familier, enfin, c'est le personnage qui m'est sympathique dans la fiction parce que je le connais intimement et qu'en conséquence je me sens concerné par ce qui lui arrive. La relation avec le familier ne relève donc pas de l'identification mais de l'attachement affectif. Dans la mesure où je sais à peu près tout d'eux, je peux considérer don Quichotte, le père Goriot ou le chevalier Des Grieux comme des familiers.

La littérature nous ouvre à l'altérité
Il y a dans tout récit un jeu permanent entre ces quatre types qui peuvent ou non se combiner. Dans Madame Bovary, par exemple, le personnage de Charles fait d'abord figure de délégué (au début du roman, mon accès à l'histoire passe par son point de vue et je découvre Emma à travers son regard), mais il devient assez vite un familier (je ne tarde pas à le connaître intimement). En revanche, Charles ne sera jamais un modèle (il n'incarne pas ce que je voudrais être) ni un alibi (je ne peux vivre à travers lui aucune satisfaction narcissique).
Les choses se compliquent encore dans la mesure où l'identification est mobile, réversible et peut changer d'une ligne à l'autre. Penchons-nous sur l'épisode de l'exécution de Milady dans Les Trois Mousquetaires. La place du lecteur n'est pas claire (ou, plutôt, elle ne cesse de varier) en raison du point de vue perceptif changeant : lorsque le texte me fait partager la peur et l'angoisse de la condamnée (qui s'apprête à être décapitée en pleine forêt par une nuit de pleine lune), je me mets à sa place et elle fait figure de déléguée. Mais, lorsque le récit me place du point de vue du bourreau, ce dernier fonctionne comme alibi et je peux éprouver du plaisir à assister à cette scène de pure cruauté. Comme, par ailleurs, tous les personnages masculins prétendent agir au nom de la morale et du bien public (tout bien pesé, ne débarrassent-ils pas l'humanité d'une tueuse en série ?), il est possible (et cela était certainement le cas pour nombre de contemporains de Dumas) de voir en eux des modèles.

 

L'identification en psychanalyse
Pour Sigmund Freud, qui la définit comme "le processus par lequel une personne se transforme en assimilant un trait ou un attribut d'une autre personne", l'identification joue un rôle majeur dans l'élaboration de notre identité. Elle a d'abord une fonction fondatrice : c'est la première étape dans la construction du moi (l'enfant cherche à imiter les figures parentales, qui font office de référence). Mais elle a aussi une fonction matricielle : les premières identifications de l'enfance servent de modèles aux processus ultérieurs grâce auxquels le sujet poursuit son développement. Tout au long de la vie, l'individu va en effet continuer à se construire par identifications inconscientes à travers les modèles qu'il rencontre dans la réalité (personnalités, artistes, figures politiques), mais aussi dans la fiction, les arts et la littérature.
Comme le résume Jacques Lacan, le moi est constitué par "un bric-à-brac d'identifications". v.j.

La littérature a donc le grand avantage de répondre à toute la palette de nos désirs, avec de probables effets cathartiques (elle fait office de "soupape"). Mais ses "pouvoirs" ne s'arrêtent pas là. D'une part, elle nous confronte aux différentes facettes de notre identité en nous amenant à actualiser une série de moi possibles qui, sans cette immersion dans le monde du texte, seraient restés pour la plupart à l'état virtuel. D'autre part, en nous obligeant à reproduire mentalement les pensées et sentiments de chaque personnage, elle nous ouvre à l'altérité. C'est là, sans doute, l'un de ses effets les plus profonds : développer notre compréhension des autres par la prise de conscience de notre humanité commune.

(1) Umberto Eco, "Quelques commentaires sur les personnages de fiction", http://journals.openedition. org/sociologies/3141.
(2) Daniel Kahneman et Amos Tversky, Judgment under Uncertainy. Heuristics and biases, Cambridge University Press, 1982.
(3) Jacques Hochmann, Une histoire de l'empathie, Odile Jacob, 2012.

 


Vincent Jouve
"Quand les personnages vibrent en nous"
Sciences humaines, dossier "Le pouvoir des livres"
n° 321, janvier 2020.

 

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