Juan Pablo Castel est artiste peintre et meurtrier. C'est son histoire qu'il
va dépeindre depuis sa cellule. Un autoportrait tout en taches sombres,
bardé par endroit de couleurs violentes, d'éclairs de lucidité,
que ni sa conscience ni les faits ne peuvent contenir. Un autoportrait au
fusain, noir et gris, avec du rouge. Ce rouge qui prendra bientôt
plusieurs significations, au fil de son témoignage et de sa volonté
de se comprendre : le rouge de la passion et le rouge du sang. Car,
dès le départ, Juan Pablo Castel nous dévoile tout.
Il est l'assassin de la femme qu'il continue à aimer, malgré
la mort, plus que sa vie. |
|
Ernesto Sabato
Le Tunnel
Nous avons lu ce livre en mai 2005.
Et nous lirons le mois suivant
Conversations à Buenos Aires avec Borges.
Nous avions lu Le Tunnel antérieurement
en 1988.
Katell entre et
Ce livre me met très mal à l'aise. Est-ce sa réputation
qui est complètement surfaite ? Est-ce un pastiche quinzième
degré tellement énorme sur la bêtise humaine ?
Ou est-ce réellement le chef d'uvre sur la condition humaine
et la solitude intrinsèque de l'homme (dixit Albert Camus, une
pointure quand même) ? J'attends vos avis pour trancher définitivement.
Dans ma lecture, j'oscillais perpétuellement entre l'impression
que ce n'était qu'un roman de plus sur le drame de la jalousie,
qui enfile en une suite purement narrative des événements
pas très passionnants et un dédale de pensées tortueuses,
pas très reluisantes. Je trouve que le narrateur est franchement
abominable et ma lecture n'était guère adoucie par le délicieux
frisson de l'identification... J'étais surtout pleine de dégoût
et remplie de souffrance pour cette pauvre femme. Ensuite, je me suis
dit que c'était une grosse farce, comme par exemple, la scène
du thé dans l'hacienda, avec la femme maigre (Mimi) et Hunter.
Le dialogue est tellement affligeant (surtout le passage sur les romans
russes !) qu'il s'en sort par une pirouette : " Ils
sont tellement hypocrites et superficiels... " Ou encore, la
conclusion, qui montre cet homme enfermé dans sa folie. Mais ça,
on s'en était déjà aperçu... Reste le roman
aux confins de la réflexion métaphysique, psychanalytique
et philosophe... Et là, à aucun moment je n'ai été
transportée par la pertinence du propos. Par exemple, celui-ci :
" Il est fréquent que dans les nuits d'insomnies, on
soit théoriquement plus décidé qu'en plein jour face
à la réalité. " Ben oui... Ou encore :
" Sur une planète minuscule qui court vers le néant
depuis des millénaires, nous naissons dans la douleur, nous grandissons,
nous luttons, tombons malades, souffrons, faisons souffrir, nous crions,
nous mourrons : on meurt et au même moment, d'autres naissent
pour recommencer l'inutile comédie. " J'ai un peu l'impression
que c'est du niveau d'une copie de philo de terminale. J'achève
avec " Mon Dieu, n'était-ce pas à désespérer
de la nature humaine quand on pensait qu'entre certains passages de Brahms
et un cloaque, il y avait d'invisibles et ténébreuses relations
souterraines... " (p.126)... Il a peut-être respiré
trop d'essence de térébenthine ?
Jean-Pierre des Alpes
Ce Tunnel, je lai lu dune traite, trop vite bien sûr.
Jy retournerai sans doute. Tout au long, jai pensé
à lÉtranger qui lui est de six années
antérieur. Castel nest pas Meursault, bien sûr, mais
en se donnant la liberté de vivre, coûte que coûte
et jusquau bout surtout sa propre lecture de lautre là,
cest la jalousie qui domine il lui ressemble tout de
même un peu. Il dit dailleurs, tout au début " il
me paraîtrait bien injuste quon exige de moi précisément
des qualités particulières. Cependant Castel est habité
par quelque chose : le faible espoir que quelquun parviendra à
(le) comprendre. Cest peut-être singulier mais jai
pensé aussi à un autre récit : Le Journal dun
fou. Il y a chez Juan Pablo, pour moi, un personnage qui, comme dans
sa Maternité a toujours lair de regarder par un petit
bout de fenêtre et de poser, de loin, sur lautre, cet impossible
Castel, le regard dune sorte de spectateur, tour à tour,
ou tout à la fois : ironique, bienveillant, cruel, vaguement cynique
aussi. Il se rit de lui, le pousse à lécoute, toujours
plus absurde, de cette folie qui le ronge ; et puis encore : attend
la fin, inéluctable " Dans le haut, à gauche,
par une petite fenêtre, [...] une plage solitaire et une femme qui
regardait la mer. " Il y a de cette femme, dans le personnage
du Tunnel. Il y a de cette attente. Oui, je reviendrai au Tunnel
parce quaussi ce texte ma lair tout rempli didéogrammes
qui se répondent dun endroit à un autre, au fil de
ces 39 petits chapitres avec lesquels on est tenté de jouer un
peu, comme sils étaient autant de séquences signifiantes
sur un échiquier dont il nest rien dit. Je voudrais bien
comprendre ; je voudrais bien savoir à quoi ressemble en vrai,
cet échiquier. Le Tunnel, un titre qui aurait pu être,
aussi bien, Le Modèle.
Jacqueline
Un livre intéressant parce qu'il prend littérairement sa
place dans une génération d'écrivains : on comprend
que Camus l'ait aimé, le héros glacé de Sabato est
parent de l'étranger. Cela m'a rappelé certaines nouvelles
de Sartre (Érostrate, LEnfance d'un chef...)
où un narrateur antipathique se raconte avec sincérité
créant ainsi un effet dérangeant de distanciation dans la
proximité. Mais, il y avait chez Sartre une critique sociale qu'alors,
j'appréciais. Là, comme pour LÉtranger,
je n'aime pas beaucoup. J'allais dire qu'il ne m'en reste même pas
des sensations comme la chaleur, l'atmosphère d'Afrique du nord,
mais il y a la scène au bord de la mer et la levée de la
tempête autour de l'hacienda !
Geneviève
J'ai lu Le Tunnel qu'Annick m'avait prêté en me disant
qu'elle l'avait lu il y a longtemps et que ça l'avait marquée.
Je l'ai lu vite, sans difficulté ; l'écriture est belle,
l'univers clos parfaitement lisse. Mais justement, je n'ai pas réussi
à m'y faire prendre, je l'ai lu comme un exercice de style et ça
m'a déçue. Probablement un problème de réceptivité
de ma part. Aucun personnage n'a pris d'épaisseur, et j'étais
agacée par le narrateur...
Florence
Javais été obligée de lire ce livre au cours
de mes études despagnol, car cest un « incontournable »
de la littérature sud-américaine, et jen gardais un
mauvais souvenir. A 20 ans, Le Tunnel nétait pas pour
moi. Question dâge ou de lectures, je ne dirais pas la même
chose aujourdhui. Dabord, jai aimé la parodie
de polar : le lecteur est transformé en détective car,
bien quil connaisse lassassin, il lui revient de trouver les
nombreux indices annonciateurs du crime dans le récit qui lui en
est fait a posteriori. Je soupçonne le roman dêtre
parfaitement bien construit (comme les tableaux du narrateur-peintre)
et de receler un certain nombre de clés qui sont sûrement
très amusantes à chercher pour un lecteur attentif. Par
exemple, le mari de Maria est aveugle et il sappelle Allende, cest-à-dire
« au-delà de » comme la gare de lestancia
où va se réfugier Maria
Les rêves du narrateur
sont des illustrations transparentes du subconscient du narrateur, etc.
Jai trouvé que le projet de polar de Hunter était
une sorte de résumé de laventure du narrateur :
la victime se rend compte quelle est en réalité lassassin.
Cest typiquement borgesien et parfaitement caractéristique
de la paranoïa. Car on peut aussi lire le livre comme une étude
clinique. Les pages sur la jalousie obsessionnelle mont rappelé
La Prisonnière de Proust. La logique du « malade »
nous entraîne dans des raisonnements aberrants. Je crois quil
y aurait beaucoup de choses à creuser dans ce roman qui doit être
un bel objet détude.
Françoise O
Je nai pas lu ce livre comme un roman mais comme létude
clinique dune névrose. Cest la description dune
névrose obsessionnelle : il rumine, il na aucun pouvoir
sur lui-même, il agit de façon compulsive. En fait il na
jamais eu aucun amour pour elle. Il est débordé par lui-même.
Quand il obtient enfin quelle lui dise quelle laime,
il veut savoir comment elle laime. Quand elle sourit, il veut savoir
pourquoi elle nest pas triste, il ne le supporte pas. A la fin il
est totalement dans limpossibilité de communiquer, à
la limite de la psychose.
Brigitte
Javais déjà lu le livre pour le groupe lecture en
1988 et javais déjà beaucoup aimé. Là
aussi. Cest un drame personnel, lambiance est désagréable,
il en ressort une grande oppression, mais je trouve cela très intéressant.
Ce qui est décrit est plein de finesse. Ce quil pense, ce
quil va dire, ses attitudes sont bien expliquées ; aussi
absurdes quelles puissent paraître au premier abord, on finit
par les comprendre en entrant dans son esprit tordu. On comprend quil
projette beaucoup de choses sur elle mais quil nest pas du
tout à lécoute de lautre. Dailleurs on
ne sait rien delle
Lécriture du roman me paraît
bien adaptée.
Monique
Je ne connaissais pas Sábato et je me méfiais un peu car
jai peu de goût pour les romans latino-américains.
Claire
... tu dis ça aussi pour les romans nord-américains...
Florence
... il reste l'Amérique centrale !
Monique
... mais jai été agréablement surprise. Jai
souffert au début car le narrateur est insupportable et il sagit
bien dun voyage en enfer. Lhistoire est atroce mais cest
très réussi. Le narrateur est un fou furieux, cest
un grand pervers et cest très dérangeant. Ce roman
rend magnifiquement ce que peut être la perversité dans la
relation amoureuse : comment un pervers peut croire quil est
en relation avec une femme en projetant tout sur elle. Sur Maria, on ne
sait rien : que vit-elle avec son mari ? Quelles sont ses relations
avec son cousin ? Le personnage du mari est le plus plaisant et notamment
ce quil lui dit à la fin : « insensé ».
Le livre est une réussite. On parle peu de la perversité.
Lautre dans une relation est toujours un secret. Je me demande comment
Sábato a réussi à décrire un état pareil.
A-t-il eu une expérience de ce type de relation ?
Claire, entre et
Javais moi aussi lu ce livre pour le groupe lecture en 1988 - il
y a donc 17 ans... - et javais juste le souvenir davoir
beaucoup aimé ce livre. Je lai relu il y a deux mois et je
ne me souviens pas davoir ressenti les horreurs que vous évoquez.
Jai été prise par le suspense, ou plutôt la
tension, très vite établie. Là aussi, cest
comme le Titanic, on connaît la fin à la première
phrase : « Il suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel,
le peintre qui a tué Maria Iribarne », mais pour ma
part j'ai bien vite oublié la fin en embarquant pour deux chapitres
de mise en condition avant la rencontre, pendant lesquels le narrateur
joue sur le rapprochement avec le lecteur, ce qui disparaîtra ultérieurement :
« je reviendrai plus tard, si jen ai loccasion »,
« je ne sais pas si jai déjà dit »,
« celui qui voudrait sarrêter de lire na
quà le faire ». Les personnages ne sont jamais
présentés, décrits : Hunter, Maria, resteront
pleinement mystérieux. Le récit est mené sans aucune
graisse : sobriété, concision, tension. Cest
palpitant. Le mélange de logique interne du personnage sa
rationalité et de folie quand on prend un peu de recul
est bien dosé de sorte que pour ma part jai pu midentifier
sans problème avec le meurtrier
Un livre pour moi magistral.
Liliane
Des amis sud-américains, il y a une dizaine d'années, m'avaient
recommandé ce roman de Sabato comme une uvre magistrale.
Après lecture, j'étais déçue : l'uvre
ne me paraissait pas à la hauteur de leurs commentaires. Je l'ai
donc relu, espérant mieux comprendre sa réputation, mais
le même ennui m'a reprise. La narration à la première
personne qui enferme le lecteur dans le parti pris du personnage, le paroxysme,
l'exaltation créent un trop plein qui m'éloigne du propos.
Je n'ai pas eu, au fil des pages, la petite fenêtre s'ouvrant dans
un coin de tableau de Castel, pour m'aérer ou le rejoindre. Parallèlement,
je lisais un livre de Michel Onfray, son hédonisme serein me rendait
encore plus insupportables l'agitation frénétique, les tortures
de la jalousie et les plaintes de l'artiste incompris. J'aurais eu besoin
de moins de systématisme, de période de rémission
dans cette exaltation obsessionnelle pour rejoindre l'humanité
du narrateur. Le roman m'a paru daté, il m'a semblé qu'il
illustrait une recherche du goût de l'époque ; l'aveu
du meurtre au début sent un peu l'artifice. Je suis étonnée
de voir citer des extraits du Tunnel comme des paroles à
méditer : " Toute notre vie ne serait-elle qu'une
suite de cris anonymes dans un désert d'astres indifférents ? "
ou bien : " Se montrer original c'est en quelque sorte
souligner la médiocrité des autres. " Je comprends
que le style veuille imiter l'expression d'un psychopathe, mais si des
lecteurs le prennent au premier degré, il y a un problème
d'écriture. J'ai seulement aimé la rencontre avec le mari
aveugle ; la cécité semble un thème dans l'uvre
de Sabato, le vecteur du monde des Ténèbres annonçant
le titre suivant de la trilogie. J'espère que les livres postérieurs
(que je ne connais pas) justifient davantage la réputation de Sabato.
Je me demande si c'est ce roman ou son influence par ses engagements politiques
et son rôle de porte-parole militant de l'Argentine en Europe qui
l'ont rendu célèbre.
P.S. Après avoir entendu les avis élogieux des autres participants,
je reconnais que la transposition de la parole d'un obsessionnel est réussie
dans la mesure où normalité et folie sont parfois difficiles
à distinguer dans la vie.
Clément Proust (sur le site
Des poches sous les yeux)
Pages après pages, le lecteur suit le récit du peintre sur
la logique insensée qui l'a amené à tuer cette femme.
C'est un voyage au cur de la jalousie, de la paranoïa d'un
homme seul qui est amené à un moment pour des convictions
personnelles à passer à l'acte suprême : tuer.
C'est aussi l'approche de la solitude, celle d'un homme prisonnier de
ses raisonnements, de ses passions, pulsions, seul face à sa conscience.
On ne termine pas le livre en se demandant pourquoi a-t-il commis cet
acte ? Mais plutôt est ce que sa logique justifie cet acte ?
Calou (sur son site
calounet)
Récit existentialiste glacé, sans la moindre longueur ni
la moindre complaisance, dun « drame de la jalousie ».
À la fois réflexion sur la solitude de l'artiste et sur
l'incapacité de son personnage à communiquer, à comprendre
le monde contemporain. Ce livre est aussi une touchante mise en écriture
de la passion amoureuse, lucide et cruelle. Le Tunnel, premier
roman de cet écrivain argentin, nous conduit, par-delà le
bien et le mal, jusquau cur de nos passions. Écrit
par lun des écrivains les plus importants dAmérique
latine, Le Tunnel a été salué dés sa
parution en 1948 comme un chef-duvre par Albert Camus et Graham
Greene. Cet ouvrage lui assura une renommée internationale. Pour
vous donner un avant-goût, voici une citation relevée dans
ce livre : « Être original, c'est, en un sens, mettre
en valeur la médiocrité des autres, ce qui me paraît
d'un goût très douteux ».
Sarah-Émilie sur le site du
club des rats de biblio-net (elle cite longuement Sabato, mais sans
indiquer la source)
J'ai lu ce livre dans mon cours de littérature étrangère,
en deuxième session de bac (il y a 9 ans... déjà ?).
Je compte le relire pour en discuter avec vous... je me rappelle que j'avais
beaucoup aimé cette confession d'un peintre meurtier.
Pour en savoir plus, Sabato par Sabato : « Jai un
respect véritablement sacré pour l'art et la littérature
parce que ce sont les deux seuls moyens par lesquels il est possible d'atteindre
l'absolu de la condition humaine. Durant mon existence tumultueuse, j'ai
commencé par peindre ces petites choses que l'on gribouille dans
la tendre enfance, puis une fois en faculté, j'ai fait un doctorat
en sciences physiques pour essayer de mettre un peu d'ordre platonique
dans mon chaos intérieur, sans pour cela cesser d'écrire
ni de peindre. En 1938 j´ai reçu une bourse pour aller travailler
au Laboratoire Curie, dirigé à l'époque par Irène
Joliot-Curie. Mais la nuit, je me réunissais avec les surréalistes,
au Select, puis au Dôme. A cette époque, j'écrivais
aussi un roman, La fuente muda, que j´ai fini par brûler
par la suite comme c'était presque toujours mon habitude. Tout
ceci peut sembler plein de contradictions, mais l'être humain est
essentiellement contradictoire. D'ailleurs je ne suis pas le seul à
avoir connu les affres de telles contradictions, et pour cela il suffirait
d"évoquer le chapitre de Lautréamont : « Oh,
mathématiques sévères ! »
Quand la guerre a éclaté, j'ai regagné l'Argentine
et, pour respecter les engagements que j´avais pris, avec la bourse,
envers le professeur Houssay, le prix Nobel, j'ai enseigné pendant
deux ans la physique et plus particulièrement la théorie
de la relativité. Ensuite J'ai abandonné la science pour
toujours, raison pour laquelle il m'a aussitôt retiré son
salut ; il en est même allé jusqu'à dire que
j´étais en train de sombrer dans la folie. C'est pourquoi
nous avons décidé, Matilde et moi, de partir nous réfugier,
avec notre fils Jorge Federico, âgé alors de quatre ans,
dans une cabane perdue dans les sierras de Córdoba, loin de cette
civilisation technique que je déteste tous les jours un peu plus.
Là j'ai écrit un livre, une sorte d'adieu à la science,
intitulé Uno y el Universo, pendant une année très
dure avec les quatorze degrés sous zéro d'un hiver particulièrement
rigoureux. Ce livre arbitraire et polémique reçut, à
ma grande surprise, le Premier Prix de Littérature accordé
chaque année par la municipalité de Buenos Aires. Il fut
publié en 1945, sous de « dictionnaire »
qui par exemple disait à la lettre G, « Gengis Kant,
philosophe allemand barbare et conquérant ». Après
un peu plus d'une année, nous nous sommes installés dans
un faubourg de Buenos Aires, au milieu d'arbres et de plantes. J'y vis
depuis plus d´un demi-siècle, j´y ai écrit mes
autres libres et c'est sans aucun doute l'endroit où je vais mourir.
C'est ici que j´ai écrit Le Tunnel et commencé
un long roman intitulé Héros et tombes.
La rédaction de ce roman m'a demandé plusieurs années
pleines de confusions et variations. J'ai d'ailleurs écrit l'une
d'entre elles, le Rapport sur les aveugles, sans vraiment savoir
ce que je voulais dire ; elle a pour ainsi dire surgi de mon inconscient,
ce qui a donné lieu à de nombreuses exégèses
et autres interprétations psychanalytiques, jungiennes, lacaniennes,
etc. Le livre a été publié en 1961. Il y avait un
aveugle dans Le Tunnel ; il y en eut un autre dans mon troisième
et dernier roman L´Ange des ténèbres, publié
en 1974. Ma vue se dégradant constamment, les médecins m'ont
interdit la lecture et l'écriture, écriture que je continue
à pratiquer sur ma machine à écrire, avec une sorte
de mémoire digitale. Dès ce jour, je ressentis une joie
immense parce que je ne pouvais faire autre chose que la peinture, autorisée
de par sa taille. Et ainsi je finis ma vie en retrouvant la passion de
mon enfance. »
Sandrine
Jai pris du retard dans mes lectures
et je finis tout juste
Le Tunnel. Pour tout vous dire, jai été déçue
par ce livre, pour lequel je mattendais à quelque chose de
plus flamboyant et audacieux. Jai été tenue en haleine
tout le long du récit par lespoir de trouver au détour
dune page, Lévénement qui allait rendre vivante
et pas comme les autres cette histoire. Est venu le moment de refermer
le livre et je me demande encore ce qui peut bien rendre cette histoire
exaltante. Le style est soigné, lécriture agréable,
lhistoire promet demblée de ne pas être banale
et puis rien
le flop
promesse non tenue
lauteur
a eu une idée de roman géniale : il « vend »
son idée avec force dès les premières pages, son
style est très académique et présente une certaine
efficacité
mais ce roman manque « dâme ».
Je ne peux en faire de critique véhémente
le packaging
est bien et le produit correct
sauf que lon a affaire à
un roman et non une lessive !
Serge dAvignon
Le Tunnel c'est le livre qui, à ses vingt ans, alors qu'elle
était bibliothécaire à Montpellier, a déterminé
la carrière de critique littéraire de Michèle Gazier.
Son auteur ? Un vieil homme à demi aveugle à la moustache
blanche généreuse : Ernesto Sabato, argentin qui, à
cause de sa cécité, peint, désormais, dans une solitude
grandissante.
Le Tunnel c'est justement l'histoire d'un peintre qui, au monologue
intérieur, se présente dès l'incipit : " II
suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel, le peintre qui a tué
Maria Iribarne ; je suppose que le procès est resté
dans toutes les mémoires et qu'il n'est pas nécessaire d'en
dire plus sur ma personne ". Immédiatement, le lecteur
est invité non à approfondir le personnage mais à
dénouer le fil prétendument policier d'une enquête :
une certaine Maria a été tuée par le peintre. Reste
à savoir pourquoi. Lenquête est semble-t-il menée,
les articles publiés, télévisés. Reste le
pourquoi que l'lnspecteur-Lecteur va devoir élucider.
Juste avant d'avoir Le Tunnel entre les mains, mû par un
sentiment paroxystique, à la limite du désespoir, j'ai failli
tuer tout le monde autour de moi. Voisins, amis (voix au téléphone),
collègues de la Caisse d'Épargne, ophtalmologiste, commerçants
divers (exception faite pour les libraires), gens dans la rue parce qu'ils
brandissaient des portables et non des livres. J'ai même eu envie
de foutre mon poing dans la gueule d'un jeune qui, au niveau de la chambre
de commerce, m'avait manqué de respect en me disant : " Va
te faire enculer " et me l'avait répété
mon poing sur sa carotide. J'étais donc tout à fait prêt,
moi qui déteste les romans policiers, à entrer dans la peau
d'un tueur. Pas n'importe quel tueur : un tueur à main nue.
J'avais oublié que les plus grands crimes se commettent par le
stylo... Sabato estime qu'il n'y a pas de " mémoire collective ",
c'est confirmé par mon boucher. Il me demande simplement :
" En quoi Simone de Beauvoir est-elle une femme de gauche ? ".
Entre deux cuisses de poulet Basquaise et une cayette à la pomme-de-terre,
je lui explique qu'elle a écrit Le Deuxième Sexe
immédiatement après que le droit de vote eut été
accordé aux femmes. De plus, elle écrivait sur les ouvrières
sans jamais en avoir rencontré une seule. Ça lui a dit quelque
chose à mon boucher, Le Deuxième Sexe, il a l'esprit
ouvert, mais effectivement Sabato a raison : il n'y a pas de mémoire
collective. Je dirai qu'il n'y a que des anamnèses.
Est-ce que la littérature pousse au crime ? Comme on dit,
on se ferait bien un petit noir, en parlant d'un café. Oserez-vous
toucher un cheveu à Brigitte Bardot bravant l'interdiction de Pascal
Sevran, et ce, précisément, le jour de la Sainte-Jeanne-d'Arc ?
Les assassins sont dans Avignon. Partout des ambulances de la Croix-Rouge
viennent récupérer les cadavres assassinés par des
lecteurs de Sabato... L'auteur tue même le Christ, avec raison,
il était devenu bouffi d'orgueil à force de pureté
et de perfection. Ne parlons pas de la Bonté. C'est la pire. Sa
spécialité : la mort en douceur. Ne parlons pas de
l'Abnégation. Sa spécialité : le laisser-mourir.
Ne parlons pas de la générosité : sa spécialité :
vous faire mourir de plaisir.
La personne qui vous comprend le mieux, c'est celle qu'on doit tuer. Finalement,
tout le monde est mort autour de moi. Normal, tout le monde me comprenait.
Ceux qui faisaient semblant de ne pas me comprendre (L'ophtalmo, par exemple),
c'est parce qu'il ne voulait pas mourir. Oui, c'est parce qu'il ne voulait
pas mourir. Alors il faisait semblant de ne pas me comprendre. Dans une
toile du peintre de Sabato il y a une petite fenêtre où l'on
distingue une plage où une femme regarde au loin. Une autre femme,
bien réelle cette fois, observe le tableau. Pas la femme. La fenêtre
plutôt. À côté du tableau une fenêtre
où Castel voit la jeune femme marchait sur le trottoir d'en face.
Si j'avais à proposer l'animation d'un atelier d'écriture
dans une galerie de peinture, je proposerai qu'on écrive sur les
silhouettes des visiteurs observant les tableaux. Qu'est-ce que leurs
visages expriment ? Que montrent-ils ? Que regardent-ils ?
Que font-ils de leurs mains ? De leurs pieds ? Comment sont-ils
habillés ? Chaussés ? Ont-ils des parapluies ?
Des sacoches ? Un sandwiche ? Racontez. Pas les tableaux, non,
la sueur, le parfum, les rires, les mots des visiteurs, la monnaie qu'on
rembourse. Les moqueries. Les "oh moi, ça j'en suis capable,
aussi...". Ensuite, dans une deuxième partie, cur de
la nouvelle, imaginez un dialogue qui s'instaure entre deux visiteurs.
A propos d'un tableau, du temps qu'il fait, de la connaissance de l'autre.
Enfin, dans une troisième partie, imaginez comment l'un des deux
interlocuteurs assassine l'autre avec l'un des tableaux du musée.
Envoyez-moi le tout. Merci.
Revenons au Tunnel voulez-vous ? Sabato parle enfin à
la jeune femme. Il nous rejoue Meaulnes et sa rencontre avec Yvonne de
Galais. Le lien, c'est la petite fenêtre (le 3e oeil ? Oui, oui,
vous avez deviné, le 3e Oeil. L'oeil chamanique !). L'oeil de l'artiste
? Le point de l'Aleph ? Oui, oui, la petite fenêtre. Nouvel atelier
d'écriture pour vous : si vous aviez à dessiner une petite
fenêtre: qu'y dessineriez-vous à l'intérieur ? Des
plages ? Des forêts de coquelicots ? La Tour Eiffel ? Le Christ
en six dimensions ?... Vous souvenez-vous de ce vieil écrivain,
Maria Le Hardouin, prix Fémina pour La Dame de coeur. Elle disait
: "La TV est une fenêtre ouverte sur le monde"... Elle
avait un cancer. Pendant trois ans où elle animait son émission
pour les enfants, elle perdait ses forces et ses cheveux. Elle apprenait
aux jeunes les sursauts de la mort. Il y avait moins d'assassins, moins
de violence. On ne voyait pas à la TV que de beaux jeunes gens
et de splendides jeunes filles en pleine santé... De l'importance
de ne pas rejeter à l'hôpital ceux qui sont en phase terminale
et qui pourraient encore apporter quelque chose à l'être
humain, car ce quelque chose est essentiel à l'équilibre
du monde. Bien entendu, on ne ferait pas du chiffre mais le travail de
Roméo Castellucci au festival d'Avignon y gagnerait en sens; devant
cette fenêtre-là, nous serions devant le vrai le monde. Donner
à voir des personnes mourantes encore actives. Castel est amoureux
de la jeune femme. Il la veut dans la toile de son cerveau. Mais il ne
sait comment l'atteindre dans le labyrinthe où il évolue.
Finalement, ils font un bout de chemin ensemble. Une parenthèse.
Très vite, il la traite de "Putain", comme ça.
"Je t'aime, je te tue" dirait Marguerite Duras, en mieux, en
plus rapide que Sabato. C'était une première façon
de tuer Maria. La plus efficace : le meurtre par les mots. Il demande
pardon, Castel, baise les paupières humides de larmes. Presque
un mélo argentin.
L'un des personnages du Tunnel, Hunter, lit Sartre. Est-ce La
Nausée ? C'est un peu le sentiment qu'on a, lecteur, en
franchissant ce passage.
En fait, Hunter est devenu l'amant de Maria. Comme Nelson Algren l'était
de Simone de Beauvoir. Et si Castel était Sartre ? Le Sartre
de Buenos Aires. Castel escalade les barreaux d'une fenêtre pour
monter à l'étage. Maintenant, il est à ma fenêtre,
juste là, entre le marronnier et le cyprès sous le ciel
bleu azur, vers mon étendage où sèchent chemises,
mouchoirs et chaussettes.
Salut Castel. Il a un couteau. Il va le plonger dans ma poitrine ?
Non. Dans celle de Maria. J'avais oublié que dans un autre tout
autre texte qui s'écrit ailleurs, dans l'un de mes manuscrits,
je suis la Mort. La Mort qui s'exprime au Présent de Conversation.
Cette fois, j'obtiens Maria, le personnage dErnesto Sabato. C'est
ma spécialité : l'analyse des morts des personnages
de romans. Aujourd'hui j'apporte des oranges à Castel qui est derrière
les barreaux de sa prison. La Peine de Mort existe-t-elle en Argentine ?
Imaginez une nouvelle de science-fiction (nouveau petit exercice d'atelier
d'écriture) on rétablit la Peine de Mort en France. Aussitôt
une trentaine d'innocents sont exécutés par de violents
criminels devenus Inspecteurs en chef et ministres de la Justice... Dites,
c'est encore loin la sortie du " Tunnel " ?
Moi, j'ai rendez-vous avec un téléphérique au Mont
Blanc. ..
- Mais Serge, quas-tu pensé de ce livre ?
- Je me suis plutôt ennuyé. Limpression de déjà
lu et de rien de bien nouveau. Livre à demi-ouvert.
Françoise D
Je rejoins Katell et Liliane. Si l'auteur n'était pas Sabato, quel
accueil aurait-il eu ? Il ne s'agit pas d'un roman "existentialiste"
mais d'un récit sur la jalousie et la paranoÏa, poussés
au stade psychotique, et dès lors dans la mesure où c'est
une fiction, pour moi - si attachée à la rationalité -
ça n'a aucun intérêt, car on est dans la folie du
tout au tout et le raisonnement est totalement impossible. Par exemple,
on nous dit dans la préface que c'est une démonstration
de l'impossibilité totale à communiquer, mais le narrateur
nous dit qu'il a enfin trouvé la seule personne qui puisse le comprendre
On peut me rétorquer que ce n'est pas contradictoire, mais de toute
façon il n'explique rien. Certes, l'inconscient est à l'uvre,
mais sans aucun recul et Castel n'inspire aucune compassion, il est monstrueux
d'égocentrisme et de désir de possession. Donc, si c'est
un cas clinique, je préfère lire Althusser qui, lui, a étranglé
sa femme pour de vrai, quant à La prisonnière, Sabato
n'arrive pas à la cheville de Proust car je n'ai pas trouvé
de consolation dans le style ou l'écriture, j'ai plutôt été
agacée. Je suis allée jusqu'au bout uniquement parce que
j'avais envie de connaître le déroulement des faits, vu la
forme " polar " du début. Ce serait intéressant
de savoir quelles étaient les motivations de Sabato pour écrire
un récit pareil .
En tout cas, bravo et merci à Serge d'Avignon d'avoir pu dire - brillamment -
tant de choses sur ce livre. Je suis admirative.
Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme
au rejet :
|
|
à
la folie
grand ouvert
|
beaucoup
¾ ouvert
|
moyennement
à moitié
|
un
peu
ouvert ¼
|
pas
du tout
fermé !
|
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