Folio
, 640 p.

Quatrième de couverture :
Le Sang noir est l'histoire d'une journée de 1917, dans une ville provinciale de l'arrière. C'est à travers le calvaire du professeur de philosophie Merlin, dit Cripure (à cause de la Critique de la raison pure), le tableau d'une société de pharisiens, de grotesques, de haïssables, en face de gentils, de révoltés, de victimes. Cripure, lui, s'il a été un révolté, ne l'est plus guère. Il est la caricature d'un homme à la fin d'une civilisation, un homme extrêmement pitoyable. Moqué par ses élèves, vivant avec une gothon, sachant qu'une révolution se lève à l'Est, trop tard pour lui, haï par tous les patriotes de l'arrière, il veut se battre en duel, dans un dernier sursaut. Et, comme on le prive de ce duel et de son honneur, il ne lui reste plus que le suicide. Cripure qui, la nuit, dans son sommeil, entend une voix de femme lui demander : "Pourquoi as-tu envie de pleurer", est une des figures les plus présentes qu'un romancier ait jamais créées. Il a beau sortir du roman, grotesquement vautré dans une troïka lamentable, agonisant, lentement escorté à travers la ville, jusqu'à l'hôpital, par deux agents cyclistes, il ne sera jamais oublié.
Louis Guilloux
Le Sang noir

Nous avons lu ce livre en juin 2005 et avons visité la maison de Louis Guilloux à Saint-Brieuc avec le groupe breton.

Geneviève
Désolée, je comptais fermement venir, j'ai lu Le Sang noir à marches forcées, et puis depuis hier, une forte douleur au genou, je n'ai pas le courage de redescendre et remonter les escaliers du métro... donc, je viens de passer une heure à finir Le Sang noir. Enfin une lecture forte, souvent sinistre, mais un monde incroyable, parfois à la limite de l'outrance et du grotesque. Ce monde de la province de 1914, ses silhouettes à la Daumier, la médiocrité, les conventions et la violence affleurant sans cesse, c'est plus un cri de rage et de haine qu'un roman. Encore une fois, souvent au risque de l'outrance et parfois du verbiage : longs monologues intérieurs, réflexions philosophiques interminables. Mais les personnages sont forts, certaines scènes extraordinaires : la réception en l'honneur de Mme Faurel, le dîner familial chez le notaire ; et surtout cette relation extraordinaire entre Cripure et Maïa, cette haine et cette tendresse charnelle mêlées ! Et en toile de fond, la révolte des jeunes envoyés au massacre par ce monde de vieux. C'est vraiment le type de lecture dont je suis reconnaissante au groupe. J'ai hâte d'avoir vos avis et j'aurais bien aimé les entendre, pour "relire" le livre avec vous.
Katell
Parfois, on rencontre un livre vraiment au mauvais moment. On n'est pas dans la disposition d'esprit pour l'apprécier, le savourer, le ressentir à sa juste valeur. C'est le cas pour Le Sang Noir. Cette noirceur, ce pessimisme, ces personnages veules, grotesques, ces sentiments si vains : ce n'est pas du tout le bon moment pour moi. Je ne suis pas dans l'état d'esprit (et vous saurez peut-être pourquoi dans quelques semaines...). Je me rends compte de toute la valeur de ce livre, j'apprécie ce ton typiquement des années 20-30 (cela m'a fait penser à Céline en moins haché), mais désolée, je ne suis pas dans l'état d'esprit. D'ailleurs, je ne suis dans l'état d'esprit d'aucune littérature... J'arrive tout juste à déchiffrer le Guide du routard Thaïlande. Aurais-je besoin de vacances ?
Maïa
J'ai beaucoup, beaucoup, beaucoup aimé. Ce livre m'a impressionnée. J'en ai d'abord lu un tiers, puis j'ai fait une pause. C'est un livre éprouvant. Cripure est attachant et sympathique. J'ai eu du mal à comprendre quelle maladie il avait, cette "acromégalie". La partie du duel est très belle. Tout à coup, on se rend compte que Cripure apparaît sympathique à d'autres. J'aime beaucoup sa vision du monde. J'ai été jusqu'au bout. J'aime beaucoup le personnage de Maïa, ainsi que les pseudo-déclarations qu'ils se font à la fin. C'est très breton. Les Bretons (Maïa est bretonne d'origine) sont à priori désagréables, mais quand on les connaît mieux, ils deviennent très généreux. Il y a de très belles choses sur l'absurdité de la guerre et la situation où ils sont plongés, bien qu'il n'y ait pas de grands discours. Il y a du Céline, mais plus réussi, plus fort, plus juste, plus subtil ; ça m'a fait penser au Maître et Marguerite de Boulgakov avec le même fantastique, les personnages grotesques, mais en mieux. Je n'ai pas compris la "troïka", est-ce que c'est parce que Cripure est dans un délire dostoïevskien ? L'auteur arrive à embarquer le lecteur dans l'univers de Cripure ; c'est un livre plein d'humanité, de subtilité, avec une immense gamme de sentiments exprimés.
Claude
Une lecture trop parcellaire me faisait perdre des détails d'où des retours "barbants" en arrière alors que j'avais envie d'avancer ! Il y a une fresque de personnages intéressants : les silencieux, amers, blessés, incompris qui ont vu la guerre, les "patriotes" fiers, bornés, racistes, pleins de certitudes. Et la peinture d'un monde de conventions et de préjugés, avec des gens et des lieux oppressants. Là-dedans, Cripure se montre parfois énervant, souvent touchant, en tous cas englué dans son corps et dans sa vie, très seul, désespéré et maladroit. J'y vois quelques touches de lumière : l'honnêteté, la dignité ou l'idéalisme de quelques personnages (Claire, Lucien, Moka) ; le bon sens, les colères, la compassion de Maïa ; le recul, l'ironie, l'humour (souvent noir) de Cripure… et de Louis Guilloux. Je serai très heureuse de vous retrouver à la rentrée. Carpe diem !
Maryvonne
Je suis toujours un peu rebutée par un livre long, mais l'intérêt apparu dès le début n'a pratiquement pas failli. J'ai cru pouvoir lire en diagonale certains chapitres apparemment trop descriptifs, mais j'y suis revenue... Il y a peu de superflu. C'est un très grand roman d'une qualité stylistique incontestable digne de s'aligner sur les chefs d'œuvres du XIXe (Flaubert, Balzac, Zola) et on peut s'étonner qu'un auteur aussi talentueux n'ait pas davantage été porté par le milieu littéraire. Cela m'amène à reposer la question : comment se font les réputations d'écrivain ?
Unité de lieu, d'action, presque de temps, en 630 pages pour décrire un milieu et un quotidien ordinaires en maintenant l'attention du lecteur que je suis et qui n'aime pas particulièrement les descriptions. Bravo. Roman noir bien sûr, mais j'ai rarement ri aussi franchement à la lecture de certaines scènes d'une drôlerie terrible. Pas de commentaires sur la trame psycho-sociologique, ce n'est pas l'objet et ce serait trop long. Il y aurait en effet beaucoup à dire sur ces personnages infantiles et peu sympathiques, mais plus complexes qu'il n'y paraît… Seulement un mot sur Cripure qui, en se débattant dans une recherche éperdue de fidélité et de vérité à lui-même a fait émerger en moi une certaine sympathie… Cette recherche m'est apparue comme la ligne directrice du roman.

Françoise D
L'introduction m'a intriguée : "Il fut élève où enseignait Georges Palante", comme si tout le monde connaissait Palante… alors j'ai fait des recherches et j'ai appris que Georges Palante était un philosophe "aristocrate libertaire" comme Rémy de Gourmont : "individualiste radical…pour lui, l'affrontement entre le singulier et le troupeau, entre l'individu et la société est inévitable… l'individu n'a donc d'autre choix que la révolte même désespérée… Cet incorrigible pessimiste fait l'apologie du libertaire intégral, une sorte de surhumain nietzschéen" (in n° 1028 du Monde Libertaire). Où l'on voit que Palante a bien servi de modèle à Guilloux pour son Cripure. Michel Onfray a consacré son premier essai (publié) à Georges Palante intitulé Physiologie de Georges Palante : pour un nietzschéisme de gauche, et je ne résiste pas à la tentation de vous en soumettre un extrait tant 1) c'est beaucoup mieux écrit que ce que je pourrais faire moi-même, et 2) je suis en parfait accord avec lui : "Palante m'a plu pour sa solitude, son acromégalie, un dysfonctionnement hormonal qui le transforme en monstre aux extrémités démesurément longues, son allure simiesque, sa douleur, sa mélancolie ; il m'a ému par son talent à échouer, sa détermination à rater, son ardeur à tout mettre en œuvre, toujours, pour fabriquer de la faillite et de l'insuccès ; il m'a touché, tout de suite, par son refus des réputations et des mondanités, des comédies sociales et des solutions grégaires ; il m'a attendri en alcoolique, joueur de poker, compagnon de filles à matelots, professeur chahuté dans un lycée de province, correcteur des copies du bac dans un bordel ; il m'a fait sourire en chasseur myope manquant ses cibles dans la lande bretonne, en marcheur sur les grèves, en dormeur sur la plage ; il m'a conquis flanqué de ses chiens bâtards ou de sa compagne illettrée, ancienne employée de boxon, ou en misanthrope vivant, pas bien net, au milieu de ses livres, ses papiers, ne possédant pas même une édition de ses ouvrages". Ne dirait-on pas le portrait craché de Cripure ? Si ça vous tente, vous pourrez en lire plus sur ce nietzschéen "loin des a priori idéologiques" (=>ici).
Quant à moi, je ne reviendrai pas sur tout ce qui a été dit avec quoi je suis d'accord. C'est un grand livre (même s'il y a quelques petites longueurs), avec des portraits de personnages, grotesques et touchants (Maïa, Cripure), pathétiques (Lucien, Moka) odieux (Nabucet), des rapports déroutants (Cripure/Maïa, Kaminsky/Mme de la Villaplane), tous étonnants. Il y a des passages sublimes : "Mais alors, comment du sein de cette angoisse (de l'homme) pouvait naître tant de haine et non seulement de haine mais de sottise….. comment faisaient-ils non pas pour vivre, mais pour vivre ainsi ? avec ce noyau de plomb au fond du cœur, comment pouvaient-ils être aussi durs et secs, jeter leurs fils au charnier, leurs filles au bordel, renier leurs pères… C'était à désespérer. Les aimer ? Ah, vraiment non." (p. 332)
Et aussi ce passage où Claire après avoir soigné son mari va voir le député Faurel pour essayer de sauver son fils (p.542-543) : "Il ne trouvait pas les mots, à la fois accablé et complice devant cette femme qui était aussi un juge. Il eût voulu qu'elle ne fût pas venue. Ce lâche désir, il le justifiait par sa propre douleur... Il eut un instant de haine contre elle, comme si elle n'avait plus été une femme et une mère pleine de douleur mais un mal à lui, une blessure dans sa chair... Elle pâlit d'un coup, de cette pâleur surnaturelle des femmes après l'accouchement. Il vit sous ses yeux s'opérer cette transformation du visage vers une beauté absolument pure, comme transparente : le visage qu'elle devait avoir dans l'amour et sûrement celui qu'elle aurait dans la mort", etc.
Tout ça en nous donnant une perception de la guerre de 14 à la fois terrible et subtile, sans déclarations grandiloquentes. Au départ je voulais l'ouvrir aux ¾ mais plus j'y réfléchis, plus je l'ouvre en très grand !
Chantal
Un style ardu, difficile à lire. Avec néanmoins des portraits riches, des rôles sociaux, des mascarades, des blessures de l'âme, des confrontations philosophiques, des destins en panne. C'est un livre durant lequel je me suis attachée aux différents personnages, et ai eu du plaisir à les côtoyer avec leurs contradictions, leurs blessures profondes et pour certains les impasses dans leur vie.
Florence
Depuis le temps que ma mère me rebat les oreilles avec ce livre, son livre ! Je n'avais pas du tout envie de le lire… Je ne sais pas pourquoi mais j'imaginais quelque chose d'assez lénifiant, des histoires de profs bretons laïcs et politiquement corrects. (Florence est d'origine très bretonne). Surprise : les premières pages nous plongent d'emblée dans un univers sordide, à la Céline. (Après vérification, Voyage au bout de la Nuit est paru en 1932, trois ans avant Le Sang noir.) Je m'attendais à tout sauf à ça. D'ailleurs, j'ai failli laisser tomber au bout de trente pages tellement j'avais la nausée. Mais j'ai insisté. L'avantage avec les gros - et grands - romans, c'est que l'auteur a le loisir d'y construire toute une société. Et quelle société pourrie nous dépeint Guilloux ! Ces notables planqués de la Grande Guerre, avec toutes leurs bassesses, ils sont à vomir ! Quelle haine du bourgeois ! J'ai envie de dire, avec toute l'ironie de Cripure (Cloporte/Boucri et Pécupure)  : c'est admirable  !
Euh, je ne suis pas sûre de bien comprendre le goût de ma mère pour ce livre… Mais ça, c'est une autre histoire.
Jacqueline
C'est ma grand-mère qui aimait ce livre, qui avait vécu la guerre de 14 dans un milieu d'enseignants. Je l'avais lu autrefois, mais je n'avais pas compris le langage, la violence me choquait. Je l'ai donc relu, et j'ai lu d'autres livres de Guilloux  : romans, nouvelles (sur l'époque du débarquement de 44)… Le Sang noir me plaît énormément, à cause de tous les personnages qui sont complexes, crédibles. J'aime cet espèce de désenchantement ; ce point de vue sur la guerre de 14 peu connu  : les disparus sont des exécutés. C'est un livre formateur. Le portrait de Claire est un beau portrait de femme. Il y a un côté très désespéré ; ce qui est désespérant c'est la guerre. Les quatre jeunes formés par Cripure sont soit massacrés, soit vont vers une déception. Cripure porte ce désespoir. J'imagine que Guilloux, comme Palante, a un passé d'enseignant ; il y met quelque chose de lui ; son père était un militant socialiste très engagé.
Brigitte
Jamais ma mère ne m'a parlé de ce livre... Pour moi c'était un classique et les classiques, c'est toujours bien. Le titre me faisait peur, le début est violent mais j'ai été prise tout de suite, et jusqu'à la fin. Page 543, quand Claire va voir le député, c'est un très beau passage, une trouvaille de l'auteur. J'ai beaucoup aimé ce livre : pour son sujet, pour la qualité de l'écriture. Tous les personnages, même les personnages secondaires, comme Claire la femme de Marchandeau et Faurel sont très bien campés. Ce livre est très daté, tant par son sujet que par sa forme.

Claire 
Dans l'adjectif "daté", tu mets bien une connotation négative ?

Brigitte 
Non pas forcément, c'est une constatation. Il nous remet face au drame épouvantable qu'a été la guerre de 14 (et que sont toutes les guerres). Le personnage de Cripure, tellement désespéré est magnifique. On peut en conclure que ni l'intelligence ni la culture ne peuvent protéger du drame et de la déchéance. C'est un constat terrible. Le livre est écrit comme on écrivait à cette époque. Il sait vraiment recréer l'ambiance de cette époque. La guerre vue de l'arrière est très bien racontée. Cripure aussi a un fils qui part à la guerre. Lui non plus ne sait pas bien se comporter avec son fils. Cripure est le prototype du sceptique. Les jeunes ont besoin d'avoir des illusions mais lui sait… Il doute de tout. Il est aussi un philosophe en acte et c'est assez perturbant de voir qu'il détruit tout ce qu'il construit.
MERCI aux Bretons de nous l'avoir proposé !
Jessica
L'histoire est bien longue à démarrer : jusqu'à la cérémonie de Mme Faurel, je me suis un peu ennuyée en attendant l'action. Ensuite, les événements s'enchaînant un peu plus, j'ai eu un regain d'intérêt, ce qui m'a motivée pour finir le livre. Rétrospectivement, il aurait été dommage d'arrêter ma lecture. Mais il y a trop de personnages, beaucoup n'ont que peu d'intérêt, alors que d'autres auraient mérité un plus grand étayage. Cripure, seul personnage vraiment fort, mériterait tout le roman ou presque. Dans tous les cas, toutes ces histoires sur fond de guerre finissent par se mélanger, alors qu'il aurait été intéressant de creuser plus profondément certains personnages. Les quelques pages qui décrivent la douleur des proches de jeunes tombés à la guerre m'ont beaucoup touchée. Le patriotisme bien trop poussé, la stupidité, la bassesse, la cruauté, l'égoïsme, l'hypocrisie de certains personnages m'ont bien des fois écœurée : beaucoup sont pathétiques et burlesques, bien plus que Cripure (voir la 4e de couverture "Cripure, personnage pathétique sous des dehors burlesques"), et ce petit monde est bien souvent détestable. L'auteur dénonce cela avec une certaine justesse et beaucoup de pudeur : il a dû être le témoin de bien de choses moches à cette époque.
Ce sont donc les sentiments, bien plus que l'histoire, que je retiendrai de ce roman.
Voilà pourquoi, je tends à l'ouvrir à moitié.
Nicole
J'avais lu Le Sang noir il y a quelques années et en avais gardé le souvenir d'un livre attachant, d'une facture classique avec des portraits de personnages ciselés. Cette relecture ne m'a pas fait changer d'avis, bien au contraire. Si j'ai trouvé certaines longueurs, j'ai plus apprécié encore ces personnages si différents, mais dont l'existence se nourrit des uns et des autres. L'unité de lieu et de temps avec ce foisonnement de personnages et d'évènements, en 680 pages, est une autre facette du talent de Louis Guilloux.
Bien sûr, c'est un roman : sombre, sur la guerre, sur la mesquinerie, sur la bêtise, mais si l'on s'arrête quelque instant au cours de la lecture et que l'on pense que les personnages sont très fortement inspirés par des personnages réels, on se sent pris de vertiges. Et c'est cela, pour moi, la force de ce roman.

Michèle
Je l'ai juste commencé, mais avec vos commentaires, j'ai très envie de continuer.
Jean-Pierre
Voilà enfin un livre auquel on ne peut reprocher ni sa minceur ni sa concision. Plus de 600 pages, diantre ! Un vrai déluge !
Parlons d'abord des choses qui fâchent : je croyais lire un roman, et j'ai été plongé dans une sorte de somme d'anthropologie à la sauce freudienne, façon neurasthénie. J'ai eu du mal en entrer dans ces personnages d'un autre temps et d'un milieu si étriqué que l'on se demande s'il était bien nécessaire de leur consacrer tant de chapitres. De plus, des chapitres où il ne se passe pas grand-chose. Il est vrai que les trois unités, de lieu, de temps et d'action sont quasiment respectées, mais pour quel résultat ? On s'ennuie ferme. On a envie d'ouvrir les fenêtres en grand et de laisser le vent balayer tout ça. Certes, l'arrière plan de la guerre est prégnant, et il est censé expliquer ce climat de désespoir. Mais précisément, l'époque, vue d'aujourd'hui, appelle du souffle plus que cette étouffante langueur, des actes plus que ces interminables digressions sur les états d'âme de pantins bouffis de suffisance et de patriotisme franchouillard, à l'esprit aussi ouvert que des boîtes de conserves, plus de vision historique que de faits divers. Peut-être l'auteur était-il encore trop proche de l'époque où il situe son livre pour en tirer plus qu'une histoire de bourgeoisie aussi confinée ? Ou bien est-ce moi qui en suis trop éloigné pour être touché par toutes les minuscules gesticulations d'un microcosme à l'agonie ? La remise d'une décoration à une bonne dame patronnesse, les dialogues bavards et ennuyeux pour dire en mille mots ce qui en demande vingt, ces circonlocutions émaillées de "mon cher", ces ronds de jambes hypocrites à n'en plus finir, et puis ce duel d'un parfait ridicule, trop c'est trop. De plus, j'ai trouvé la psychologie des personnages quelque peu martienne : il ne suffit pas de leur faire tenir des discours abscons, de leur attribuer des dialogues d'hôpital psychiatrique, ou de les faire agir en dépit du bon sens, pour leur conférer de l'humanité. Et puis, ces interventions inopinées de maudite bossue et autre cloporte, dont on ne sait ni qui ils sont, ni d'où ils viennent, ni ce qu'ils signifient, ni ce qu'ils apportent au récit, ces histoires croisées sans aucun lien entre elles, autre que le fait qu'elles se déroulent dans une même ville et que leurs protagonistes se connaissent plus ou moins, tout çà m'indispose, je l'avoue. Mais c'est probablement grâce à tout çà que l'auteur est parvenu à écrire un si gros livre. Était-il payé à la ligne ? Je cherche toujours à comprendre, c'est sans doute mon plus grand travers.
Alors, bien sûr, l'auteur maîtrise la rhétorique. Il est loquace et éloquent. Il décortique à n'en plus finir (et au point de les rendre incompréhensibles) les états d'âme des pauvres héros qu'il nous propose. A-t-il voulu régler des comptes ? Il reste qu'il y a des passages merveilleusement bien écrits, et qui évoquent les horreurs que la guerre et ses tragédies engendrent, qu'on devine l'ampleur de la révolte qui secoue les soldats massacrés sans vergogne, et des deux côtés, au nom d'un nationalisme borné et criminel, révolte réprimée dans le sang, mais qui a sans doute contribué à hâter le dénouement du conflit.
Quant à Cripure, navrant, désespéré et lâche (au point d'en devenir casse-pieds), il finit par se suicider, et c'est bien ce qu'il avait de mieux à faire.
Rien que pour cette raison, je laisse le livre ouvert à moitié, ce qui veut dire ipso facto que je le ferme de même, mais c'est à cause des 600 pages, car apuré de tout ce que je lui reproche, je l'eusse sans doute ouvert davantage, ou moins fermé, c'est comme vous voulez.
Claire
Je n'ai pas du tout pensé à Céline. L'écriture de Guilloux est beaucoup plus classique. Ça m'a tenue en haleine et m'a beaucoup plu. Je trouve moi aussi que Cripure est attachant tout en étant insupportable. Le livre est gros, ce qui est un défaut a priori pour moi. Je me dis que chaque phrase n'a pu être ciselée. Mais l'écriture m'a plu. Les portraits sont formidables ; il y a des moments grandioses, sans parler de l'arrière plan de la guerre, le microcosme du lycée, Cripure chez lui, sa peau de bique... Voyons nos collègues enseignants de l'époque : "Messieurs les professeurs montaient vers le lycée avec, sous le coude, leurs précieuses serviettes bourrées de déclinaisons et encore un peu de déjeuner dans leur barbe"Et un inconnu de passage : "le comte de Tinquaille, grand chasseur, gros mangeur, grand fumeur, gros buveur, grand propriétaire terrien, et gros fainéant, grand trousseur de filles, gros et gras en tout, en tout aimant le gros et le gras" : c'est pas bien troussé, ça ? Et encore : "Chacune des bouchées qu'avalait la mère devait se ranger sagement comme les chemises dans son armoire : rayon féculent, rayon bidoche" — c'est génial ! J'ai beaucoup apprécié. J'aimerais savoir comment ce livre a été fait.
Lona
En ce moment je cours trop de choses à la fois : grand' maternité à plein temps depuis quelques jours d'un loupiot de 26 mois et correction d'une première partie de mon mémoire en anthropo/ethno. Donc j'ai pris Louis Guilloux pour le laisser pour lire des bouquins ayant rapport à mon travail de recherches... ces va-et-vient m'ont un peu déstabilisée.
Ce livre est aux trois quarts ouvert pour moi, pour les 200 pages lues. J'ai aimé le style d'écriture, la critique d'une certaine bourgeoisie très superficielle, voire fade de province. Il y a beaucoup de personnages, je m'y suis un peu perdue. La vie de cette époque me semble bien restituée : cette vie monotone, si bien réglée, si bien structurée des profs ; les intrigues des uns et des autres ; les coups bas ; le renfermé et la saleté de la chambre de Cripure - on regrette presque de ne pas sentir les odeurs ! Maïa, femme dévouée, mal récompensée, la seule qui à mon avis pouvait supporter ce Cripure ; le côté fleur bleue de Simone ; les excitations de Mme Villaplane, femme délaissée qui s'accroche lamentablement à un jeune homme et rêve d'un amour qui serait partagé (p. 175-179) ; le problème de la religion (p. 74) ; l'obligation du devoir et les vertus salvatrices de la guerre (p. 122) alors qu'ailleurs, en pagaille, d'autres se font descendre sur le champ de bataille.
Ce Cripure m'agaçait de temps en temps, mais j'ai également eu de la compassion pour lui : sous ses airs pathétiques, maladroit, persécuté, mal-aimé donc mal-aimant, il est également odieux ! L'image qu'il donne de lui est fort dépréciative physiquement - donc il ne peut pas s'aimer ! Je pense que sa maladie expliquerait son état dépressif et d'éternel persécuté (Jean-Pierre a parlé d'un cas psychotique !) Pour info : acromégalie = maladie de l'hypophyse, affection non congénitale caractérisée par une hypertropie des extrémités supérieures, inférieures et céphalique, une hypertrophie des os des extrémités. Y aurait-il aussi une atteinte psy ? Je n'ai pas terminé ce livre : je sais maintenant que la fin est tragique, mais sûr, je le reprendrai pour aller jusqu'au bout !
Marie-Thé
J'ai "plongé" dans Le Sang noir, mais c'était tellement sombre, tellement noir, que je n'ai pas voulu m'y attarder. Par moments, je me croyais dans l'univers de Dostoïevski. Je l'ai donc parcouru à toute allure pour ne pas trop ressentir ce qui s'y passait, j'ai voulu rester à l'écart du monde qui y est décrit, ne pas trop m'approcher de Cripure qui me faisait peur. Ce personnage qui avait tant à partager quelque part en lui-même, n'a rien pu faire… Sa fin, pour moi, représente la destruction d'un être, l'anéantissement, ce qui peut arriver de pire à quelqu'un. Et puis, dans ce livre j'avais l'impression (j'ai en fait ressenti tout de même "les choses…") que le drame couvait, qu'on allait inexorablement vers cette mort… Mais heureusement, si l'on peut dire, grâce au livre, Cripure laisse des traces, on ne l'oublie pas, on peut essayer de comprendre. Par ailleurs, je tiens à dire que j'ai aimé l'écriture, les mots justes qu'a su trouver Louis Guilloux et qui nous parlent tant. J'ai aimé les descriptions de personnages, de lieux, de situations, malgré quelques longueurs. Mais je tiens à garder mes distances avec ce livre : trop de tourments.
Lil de Plum
J'ai adoré relire Le Sang noir. J'aime ce livre dans sa forme : une très belle écriture, un art du portrait (pour n'en citer qu'un parmi tant d'autres : la notairesse, p.220), un réel talent pour décrire l'intime, la complexité de l'âme humaine. Habileté, également, dans la construction du récit (630 pages) avec cette unité de temps et de lieu, et tous ces personnages, dont on pourrait penser, à tort, que certains sont superflus, mais on réalise, au fil de la lecture, que chacun a sa place, son rôle dans le récit et dans le soutien au message militant de Louis Guilloux (qui, contrairement à Borges, écrit pour le plus grand nombre et rend son message intelligible pour tous). Ce livre est un grand, grand livre. Un livre désespéré, sombre : c'est le parti pris de l'auteur qui est l'écrivain du peuple, de sa misérable condition, mais surtout, l'écrivain de la douleur : "C'est par elle, dit-il, que le plus affreux des criminels garde un rapport avec l'humain" et, que de douleur dans Le Sang noir !
En glissant, sous sa loupe, une journée particulière d'une petite ville de province, Louis Guilloux nous montre le monde. Il nous parle de l'Homme, de sa place, de son destin, du rôle de la société face à l'individu, de la vie, de la mort, des institutions (armée, église, administration…), du pouvoir, de la guerre, de la famille, de la condition féminine (p.384-385, entres autres !), de l'éducation (si chère à Louis Guilloux ; sans éducation, c'est la misère assurée et, dans la misère on perd sa dignité), et bien sûr, en nous rappelant les valeurs salvatrices essentielles : l'amour véritable et fraternel et le respect de l'individu, il nous décrit (et avec quel talent !) la complexité de la nature humaine, du pire au meilleur, au travers de tous les personnages et, en particulier, de Cripure (qui nous fait passer de la tendresse à l'écœurement…). La mise en parallèle avec son modèle, Georges Palante, (dont les livres sont préfacés par le "célèbre" Michel Onfray !) m'a passionnée !
Je pourrais parler des heures, avec vous, de chaque personnage, de Maïa, de Faurel, de Moka, de Nabucet, du couple Marchandeau (dans le superbe chapitre p.509 à 516), mais, je vais stopper là, aujourd'hui, dans la perspective joyeuse de notre rencontre, le 9 juillet, à Saint-Brieuc, et l'éventualité d'une poursuite de cet échange.
Très bel été à toutes et à tous !


Quelques images de notre visite
de la maison de Louis Guilloux à Saint-Brieuc


 

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