Paul Nizan
Aden Arabie

Nous avons lu ce livre en janvier 2000.

 

Claire
J'attendais quelque chose de formidable et finalement, c'est chiant. J'ai sauté beaucoup de pages. C'est verbeux, bourré de généralisations abusives d'autant qu'il crache dans la soupe qui le nourrit, puéril parfois, et pourtant il y a du talent d'écriture (" les mouettes soustraites au vent planent au-dessus du pont, pendues à des fils invisibles ") de l'énergie (" vous pouvez uriner librement dans la mer : nommez-vous ces actes la liberté ? "). J'ai assez aimé la préface de Sartre et en particulier le portrait de Nizan. Mais bon ce n'est pas convaincant. Il reste la première phrase pour mon Lagarde et Michard perso.

Jacqueline
Je n'ai pas réussi à le finir, et je n'ai pas lu la préface de Sartre. Je suis très sensible au style de Nizan, c'est vraiment un écrivain original, il fait un portrait intéressant d'Aden. C'est une histoire d'adolescent, avec une remarquable description d'un jeune sans perspective.
J'ai eu du mal à le lire, ça demande un effort, ce n'est pas un roman. Est-ce un essai ? Ça se lit comme de la poésie, ça fait penser à Rimbaud.

Florence
J'ai lu ce livre à vingt ans et j'en gardais un souvenir ébloui. En le relisant aujourd'hui, plus de vingt ans après, je comprends ce qui me plaisait alors : des formules-choc, à commencer par la première, que je pouvais arborer comme tous les adolescents révoltés.
Je suis frappée aujourd'hui par le parallélisme avec Rimbaud : même détestation du monde, mêmes sarcasmes, même refus radical d'un enfant, au demeurant sage et studieux, et même fuite en Arabie-Abyssinie. Aden Arabie c'est un peu La Saison en Enfer de Nizan. D'ailleurs on peut lire Éden Paradis quand on fonctionne par associations d'idées comme moi…
Enfin, est-ce moi ou le livre qui a vieilli ? Les deux je le crains. Je dois dire que j'ai trouvé cette lecture assez pénible dans l'ensemble.

Françoise O
Je l'ai lu jusqu'au bout et je l'ai aimé. J'ai beaucoup aimé tout ce qui est descriptif : les paysages, l'ennui, le style me plaît. L'histoire est très datée. Je n'ai pas aimé l'homme : il n'aime personne, il est antisémite. Il était très jeune en partant à Aden où il trouve un microcosme qu'il n'aime pas non plus. C'est très daté, mais ça me plaît. C'est une vision très intéressante sur le monde d'un jeune intello dans les années 30. Ce livre m'a renvoyée à un autre sur la révolte du Dophar, Warda, de Souallah Ibrahim (Actes Sud). La vision de l'avenir selon Nizan, c'est le communisme contre l'homo economicus.

Brigitte
C'est moi qui l'ai proposé. J'avais lu Antoine Bloyé qui m'avait plu et j'ai proposé Aden Arabie, qui est moins long. J'ai commencé par la préface, intéressante bien que difficile.
Nizan vient d'un milieu modeste. Il déverse tout ce qu'il a sur le cœur, tout en étant sécurisé par ses études. C'est un essai difficile à lire, il y a des réussites, mais il ne pense pas beaucoup au lecteur. Le point de vue historique - des années 30 - est intéressant. Sa mort précoce donne plus de poids à son écriture. Ce qu'il dit sur l'Europe, sur l'homo economicus, est actuel.

Liliane
C'est un pamphlet difficile à lire. Je n'ai pas réussi à me concentrer sur le propos. J'ai occulté la préface de Sartre qui m'exaspère. J'ai découvert Nizan, son écriture, j'en attendais davantage. C'est un texte d'apprentissage. Il critique ceux qui l'ont guidé et il a le même langage qu'eux : pompeux, emphatique. J'ai lu les 10 premiers chapitres en soulignant les passages intéressants. C'est une écriture en apprentissage, avec parfois des raccourcis lumineux, notamment les fins de chapitre, excellentes. Il y a de l'antisémitisme en filigrane. On se demande comment tout ce qu'il dit va tourner : " Il ne faut plus craindre de haïr, il ne faut plus rougir d'être fanatique ", il est à un carrefour, il a encore des choix à faire. On sent une envie de rencontre en dehors de la démarche intellectuelle, ce qui est physique, ce qui est de l'ordre du corps. C'est un jeune homme qui dénonce très bien les mécanismes sociaux et qui ne veut pas que ces mécanismes le manipulent. Il y a chez Nizan quelque chose qui s'annonce. Malheureusement, il n'a pas pu continuer son itinéraire. Lecture plutôt pénible, mais Nizan ressemble à un de mes fils… Je me suis ennuyée.

Françoise D
Je me suis ennuyée. Une amie me l'avait offert quand j'ai eu 20 ans, à cause de la première phrase évidemment. Mais je ne l'avais pas lu. J'ai aimé la préface de Sartre. Je l'ai lu jusqu'au bout mais en survolant pas moments. Tout en lisant, je me disais, Monfreid, Greene, au secours !
Certes, ce n'est pas un récit de voyage, mais même la description du microcosme colonial aurait pu être plus réussie. Le style est confus. Il y a parfois des passages intéressants, comme l'homo economicus, et parfois des passages où je ne comprenais strictement rien. Brigitte a raison, il ne s'occupe absolument pas du lecteur (et l'éditeur dans tout ça ? Il n'a pas non plus fait son boulot). Seul point positif : l'ayant enfin lu, je sais de quoi je parle !

Geneviève
J'ai lu la préface d'abord : avec un ami comme Sartre, on n'a pas besoin d'ennemi ! C'est une démolition par derrière. C'est intéressant sur le personnage de Sartre. Je l'ai lu en entier car j'avais du temps en vacances, sinon…. Ce sont des pépites noyées dans des divagations où il s'englue. Il y a parfois de très belles descriptions, ça rappelle Rimbaud. Je suis contente de l'avoir lu, c'est à la fois très daté et très actuel. J'ai beaucoup aimé le passage sur Djibouti. C'est vraiment intéressant.


Lona
La couverture et le titre m'ont fait penser à un livre récit de voyage, dans lequel je m'attendais à trouver des descriptions de beaux paysages de sables chauds, de sensualité orientale, de danses lascives... Rien de tout ça !
Il fallait déjà m'accrocher à la préface de Sartre qui tient le tiers du bouquin. Il présente bien le personnage : " un trouble fête qui en appelle aux armes (p.8), un écorché vif, un taciturne, un renfermé (p.17), un enfoncé dans des aventures de jeunesse, en perpétuel refus de tout, au goût de scandale, un éternel envahi par les angoisses de la mort, de la trahison, de la possession unique du corps de la femme... " On est loin des senteurs du musc et des épices, de la danse du ventre et de la volupté orientale ! Il me faut faire un réel effort pour entamer le vrai bouquin !! C'est un vrai dictionnaire de négations : chaos, désordre, ruine, perte, vraie fin, débris pourrissants, crainte, souffrances, mutilations, esclave, sous-produit, suicide, chute, déclin, adieu, mort, néant, fin du monde... Et j'en passe ! Enfin le fameux départ... et je rêve encore de dunes et de langueur orientale... mais ne trouve qu'un révolté qui traîne son ennui dans une ville célèbre et antique telle Aden. Il souligne bien les situations du dominant/dominé ; de l'exploiteur/l'exploité ; du riche/du pauvre ; du propre/du sale ; du cultivé/de l'ignorant... et je lui trouve un mépris et une xénophobie pour l'Autre (Juif et Arabe). Son engagement politique/sa déception. Son départ/son retour.
Je me suis arrêté à la page 136, voulant rester sur une note un peu plus gaie pour ne pas dire lumineuse, où enfin j'ai souligné une ou deux phrases positives : " il n'y a qu'une espèce valide de voyages, qui est la marche vers les hommes... Le voyage se termine naturellement par le retour. Tout le prix du voyage est dans son dernier jour... L'homme attend l'homme, c'est même la seule occupation intelligente "...
Je ne recommanderai pas ce livre. J'ai (un peu seulement !) envie de lire le livre sur son père Antoine Bloyé. Je voudrais connaître sa relation et son sentiment envers ce père qui a " trahi ", trahison qui l'obsède.
C'est un livre trop négatif pour moi. Je l'ouvre à " un petit " quart ! Il y a eut deux articles sur Nizan dans Le Monde diplomatique de décembre 2005 et une réponse à cette publication dans l'édition de février 2006.

Nicole
Cette relecture du " roman " de Nizan ne m'a pas ennuyée du tout, à part quelques longueurs et passages nébuleux, et j'ai trouvé beaucoup d'actualité dans cette critique féroce de la société, cette analyse de la condition de l'homme va au-delà de la réalité sociale du moment, et c'est pourquoi elle m'a touchée autant aujourd'hui. Elle a fait ressurgir des questionnements mis de côté, elle m'a redonné du " punch " en me faisant complice d'une révolte nue d'homme très jeune. Par contre, je n'ai pas apprécié les relents d'antisémitisme. Dans sa longue préface J.P. Sartre dit que l'on a parlé du roman de Nizan comme d'une littérature d'avant-guerre, périmée. Je ne l'ai pas ressenti ainsi, au contraire. Il pose des interrogations sur la condition de l'homme, le sens de la vie :
- "Chaque Homme est divisé entre les Hommes qu'il peut être"
- "Si je pense à ma mort, c'est bien fait. C'est que ma vie est creuse, ne mérité que la mort"
- "Il faut des loisirs pour être un Homme"...
J'ai bien aimé sa définition de la liberté, p.84. Et je me suis sentie très concernée, p.102 et 103, à la fois par la réflexion sur la façon de rendre les employés conciliants sur le taux de leur salaire et par le Scribe du Louvre auquel je rendais "visite" lorsque j'étais adolescente.
Quant à la préface de Sartre, je l'ai lue une fois le livre terminé et elle apporte une explication lumineuse de la situation psychologique dans laquelle se trouvait Nizan et sa "fuite" en Arabie.

Claude
Un livre dense, difficile.
Un jeune homme, en mal d'être, fuit son pays. Il fait de la relation de ce voyage un grand livre d'idées et de révolte. J'ai pu avoir de la sympathie pour le côté " en colère " de ce jeune homme entier, qui s'indigne et refuse en bloc les conventions, les compromissions, la routine, les casernes, la gloire, l'argent, les petitesses... des puissants, des riches, des bourgeois, des dirigeants... J'ai été assommée par sa vision amère, noire, nihiliste, sans espoir. J'aurais aimé mieux comprendre... En fait, et très souvent, même en relisant, je n'ai pas été à même de saisir le sens de nombreux paragraphes. Dommage.

Lil de Plum'
Dans un premier temps, j'ai été complètement snobée par la qualité de l'écriture et de l'analyse de ce " gamin " de 24 ans... un gamin génial, certes... Passés les deux tiers de ce livre militant, mon admiration s'est quelque peu essoufflée : des longueurs, des passages tortueux, des descriptions souvent ennuyeuses et une exaltation qui range ce livre parmi les œuvres de jeunesse. J'ai apprécié la construction très précise du livre : le thème développé dans chacun des chapitres est aisément repérable, ce qui permet de "se rattraper aux branches" quand le texte se complique... La phrase finale qui ponctue chaque chapitre en dit long sur le pessimisme de l'auteur et le regard très sombre qu'il jette sur le monde.
Livre daté, peut-être... quoique... Je n'ai pas eu l'impression de découvrir une société préhistorique ou fictive en le lisant ! Le confort érigé en valeur, la notoriété, les honneurs, l'humain assujetti à l'économie, les relations dominant-dominé, me semblent toujours bien présents dans les priorités contemporaines. Tout ce qui est dit des grandes écoles (de Normale en particulier) de l'élite, du cloisonnement de la société, des diverses échappatoires : Dieu, les loisirs, l'ironie convenable, la littérature, l'inscription dans le sillage des grands hommes, la fuite, le suicide, le voyage.... et tout ce qui cadre les hommes et les béquille, me parle d'aujourd'hui. J'ai détesté son antisémitisme. J'ai beaucoup aimé :
- son analyse du voyage : les raisons du voyage, le sens du voyage ("mouvements désordonnés qui n'imitent pas longtemps les allures de la liberté") pour finalement déboucher sur l'inanité du voyage : "tout est en nous", page 133.
- ses définitions de la liberté : sur le bateau, elle est illusoire : "la liberté... absence", la vraie liberté est "un pouvoir réel et une volonté réelle de vouloir être soi".
- sa réflexion sur le sens de la vie et sur la condition humaine : il faut des loisirs pour être un homme, l'homme ne peut être réduit à un état économique ; si l'on sent un écoulement du temps, c'est qu'on vit mal, quand on vit bien, le temps ne s'écoule pas, il est possédé ;
- sa révolte contre sa classe sociale, cette diatribe enflammée, en fin de livre, m'ont fait sourire.
La préface de Sartre (lue après le livre) est très éclairante sur le personnage de Nizan et ce qui le façonne. Le père et la mère se dessinent en arrière plan dans toutes les voies explorées par le fils. En terminant ce survol, je m'aperçois que ce livre me fait me poser les questions essentielles :
- Qui suis-je ? Qu'est-ce qui m'a faite ce que je suis ?
- Quel est le sens de ma vie ? Quelles sont mes valeurs ?
- Quel est le sens de mon action ?
- Quelle perception ai-je du fonctionnement de la société dans laquelle je vis ? Du monde ?
C'est donc un vrai livre de philosophie et je l'ouvre en entier pour cette raison, malgré les réserves que j'ai formulées.


Jean-Pierre
Voilà une œuvre magistralement désespérée, surtout quand on la lit aujourd'hui que les lendemains ont depuis trop longtemps déchanté, et tout aussi éclairante devant l'état du monde qui n'a guère changé depuis Nizan, et dont les tares se sont même étendues et accentuées. Mais Aden d'Arabie, quel mauvais titre ! On dirait l'intitulé d'un dépliant touristique. Pourtant son voyage, dont les (trop) longues descriptions sacrifient cependant à un exotisme de bazar très daté, mais qui a connu les développements exécrables que l'on sait, n'a rien d'une partie de plaisir. Passons sur l'interminable préface de Jean-Paul Sartre : 1/3 du livre, ça fait quant un peu beaucoup. Même le strabisme commun bien que contraire des deux auteurs ne saurait la justifier.
Nizan, atteint, comme beaucoup hier et presque tous aujourd'hui, par la tentation de la fuite et de la démission, attiré par les miroirs trompeurs des mirages tropicaux, nous raconte qu'il a fui son minable et minuscule monde petit bourgeois, l'univers capitaliste, prisonnier de ses rites et de ses convenances, étroit, borné, soumis aux lois des jungles économiques et aux impératifs égoïstes des classes dirigeantes, pour aller à la recherche, à la rencontre d'un ailleurs, d'un autre-part où l'espoir éclairerait l'horizon. En fait, au bout de sa fugue, il constate que l'illusion débouche sur la dérision, que rien ne sert de courir le monde, que la gangrène est générale, que les maux sont encore plus visibles, plus à découvert, plus criants sous la dominantes coloniale, expression extrême de l'exploitation de l'homme par l'homme.
Il y a certes dans le libre des noms de personnes oubliées (M.Barnstaple, Margaret Bannerman, lord Burghley), évidemment des noms de lieux évocateurs, des expressions bizarres (carrefours hollandais, l'oiseau Roc), des phrases incompréhensibles (" La vérité s'attrape au vol comme un oiseau naïf ", " La bourgeoisie gave ses intellectuels dans des mues... ", " ..leurs désirs n'étaient pas nommés, comme un couteau, comme un chien, comme Dieu ", " Quant à la poésie, que les derniers éléments minéraux des voyages coulent dans l'oubli des mers "), des paragraphes et même des chapitres nébuleux (le douzième particulièrement, presque en totalité), toutes choses inconnues ou inintelligibles pour le commun, dont je suis et que Nizan pourtant défend. Ce mélange d'une prose poétique opaque caractéristique du surréalisme et de textes dénonciateurs de situations concrètes nuit au propos du livre, à son unité et à son pouvoir subversif. Sans oublier quelques dérapages antisémites ("mains doucereuses de marchand juif ", " comme il y a beau temps qu'ils ont hérité d'Israël, ils passent la vie à prêter à intérêt ") qui jettent une ombre fugitive mais malsaine sur l'œuvre.
Mais il y a aussi et surtout le décorticage de la mécanique capitaliste, les portraits assassins des pantins de la bourgeoisie, même si l'ouvrage n'a que peu de rapport avec l'analyse de Marx, dont il ne parle d'ailleurs pas. Nizan s'attache surtout à la psychologie des individus, aux ressorts intimes et cependant impersonnels qui les font agir. Le livre foisonne de maximes décoiffantes. On voudrait les citer toutes. Je me contenterai de ce court florilège parfaitement d'actualité: " Nous ne sommes pas satisfaits d'avance des métiers auxquels on nous dresse avec promesse de maigres salaires. Nous avons peur de ce qui va nous arriver : la belle jeunesse! ", " Vous pouvez uriner librement dans la mer : nommerez-vous ces actes la liberté ? ", " Ces desseins, vous les nommez ici guerre, commerce et transit : croyez-vous que ces mots excuseront tout jusqu'à la fin des temps ? ", " Ce n'est pas assez d'avoir saisi l'essence et les ressorts d'une vie inhumaine pour être protégé contre les maux qu'elle donne ", " Quel péché si vous réclamez la liberté et si vous annoncez que vous voulez faire quelque chose pour elle ! Vous serez rejeté : revendiquer un acte humain, c'est attaquer les forces maîtresses de tous les malheurs ", " Il n'y a qu'une espèce valide de voyages, qui est la marche vers les hommes ", " ...les paysages mélancoliques sont ceux où les enfants meurent de faim, les paysages tragiques sont ceux que traversent les fils de gendarmes casqués et des convois de canons, les paysages exaltants sont ceux où n'importe qui peut embrasser une femme sans trembler de froid ou de peur ", " Un homme qui peut en même temps aimer une chute d'eau et monter sur elle une turbine ne croira pas que toutes choses sont écrites ", " La grande ruse de la bourgeoisie consiste à rendre les ouvriers actionnaires ou rentiers ", " C'est le moment de faire la guerre aux causes de la peur ", " Je ne veux pas mourir dans la dégradation d'un banquier, ni dans la déchéance d'un manœuvre docile ".
Il est stupéfiant que tout cela date de 80 ans. Puisqu'elle est égarée dans un héritage multi millénaire de désespoirs, de culs de sac tragiques car inéluctables, de massacres, d'intolérance, de racisme, de fanatisme, d'obscurantisme, de richesses intolérables pour une caste mondiale d'hyper privilégiés écrasant la multitude dépossédée du strict nécessaire, notre époque aurait-elle aussi besoin de clairvoyance, d'honnêteté, d'utopie, de chemins vers des ailleurs, des autrements à créer, de recherche et de poursuite du bonheur, de monts rendus à leur signification profonde, de raison déraisonnable, de remise à l'endroit, sur pied, des pyramides humaines, avec leurs assises sur des sols nourriciers et leurs pointes dans les nuages, oui, vraiment, notre époque star-académisée, aux arts sponsorisés, aux produits frelatés et superflus, aux gâchis publicitaires, aux pollutions de la nature et des esprits aurait bien besoin de se décanter au filtre des Nizan plus que jamais indispensables. Mais tout cela est une autre histoire. Aujourd'hui, il s'agit de parler d'un livre et non pas de refaire le monde.
Toutefois, ne dit-on pas qu'au début était le Verbe ? Je rends donc à ce verbe son but et sa portée, surtout quand il emprunte la voix de Nizan, son style et son talent. Notre époque, qui s'est débarrassée des vérités décrétées et des carcans idéologiques totalitaires, mais de l'exploitation capitaliste, pardon, libérale, aurait bien besoin d'un Nizan.

Marie-Thé Castendet
Je l'aurais ouvert davantage, mais j'y trouve trop de tourments, trop de haine surtout. Si une mort brutale (et violente) ne l'avait pas si tôt emporté, qu'aurait fait Paul Nizan de cette violence intérieure, de toute cette colère, de toute cette haine, plus présentes encore dans les dernières lignes du livre ? " Il ne faut plus craindre de haïr. Il ne faut plus rougir d'être fanatique. Je leur dois du mal : ils ont failli me perdre. La haine va s'accroître de la colère de savoir que la haine est une diminution de l'Être… "
Pour moi, Aden Arabie est un livre sur la trahison. Dès la préface de Sartre (si riche, si éclairante) on est peut-être à la source des tourments de Nizan. Faisant allusion à un autre de ses ouvrages, Sartre dit (p. 43) " Le Marxisme lui découvrit le secret de son père : la solitude d'Antoine Bloyé venait de la trahison. Cet ouvrier embourgeoisé… avait passé la ligne et trahit sa classe pour se retrouver, simple molécule, dans le monde moléculaire des petits bourgeois… Il connaissait l'aliénation, le malheur des riches pour s'être fait complice de ceux qui exploitaient les pauvres… un même coup de faux avait tranché ses liens humains et sa vie. "
Et l'histoire se répète : p.50, Sartre nous parle de Nizan et des communistes : " Ce père avait travaillé pour d'autres, pour des Messieurs qui lui volaient sa force et sa vie ; contre cela, Nizan s'était fait communiste. Or il apprenait qu'on l'utilisait comme un instrument, en lui cachant les objectifs véritables, qu'on lui avait soufflé des mensonges et qu'il les avait répétés de bonne foi : à lui aussi, des hommes lointains, invisibles avaient volé la force, la vie... il retrouvait dans le parti ce qu'il redoutait le plus : l'aliénation du langage. "
Auparavant on voit comment Nizan a du mal à trouver sa place (p.45) : " Il trahit la bourgeoisie sans rejoindre l'armée ennemie et dut rester comme le " Pélerin ", un pied de chaque coté de la frontière. " De l'École normale (p.22) Sartre dit " La jeune élite est tout, elle n'est rien : cela veut dire qu'elle est entretenue par l'État, par les familles ; sous cette vaporeuse indistinction sa vie brûle ; tout à coup l'esprit pur rencontre ce butoir : la mort. " Puis p. 23 il y a cette réflexion de Nizan : " chaque homme est divisé entre les hommes qu'il peut être. "
En lisant Aden Arabie, j'ai été saisie par l'écriture, le fond et la forme, tout. J'y ai souligné vraiment beaucoup de passages à lire et à relire, il serait trop long de les citer. Apparaissent dès le début l'École normale et ses philosophes… " On y dresse une partie de cette troupe orgueilleuse de magiciens que ceux qui paient pour la former nomment l'Elite… " (p.57) " Ils font ainsi de la philosophie, qui demande en somme assez de propreté et de soins pour qu'il soit honorable d'y consacrer des vies soustraites a la comptabilité et la société de Jésus. " (p.59). Et toujours : " La bourgeoisie gave ses intellectuelles dans des mues pour qu'ils ne soient pas tentés d'aimer le monde. " (p 60). Viennent ensuite les journées de désespoir des lendemains de guerre. (p.63-64). Et puis : " Chacun veut assurer son évasion par ses propres moyens. " (p.66). Le voyage est comme la poursuite d'une quête, dont l'origine pourrait se situer dans l'enfance de Nizan, qui après s'être identifié a son père a vu chanceler cet " homme admirable " (Sartre p.28) " J'avais peur, mon départ était un enfant de la peur. " (p.81) On pourrait dire mon départ était une peur de l'enfant… Enfin, p.136 on arrive a la description de l'arbre qui masqué par la nuit fait peur : il ne ressemble plus a un arbre. De même, Nizan dit " J'ai fais tous mes détours pour retomber finalement sur la branche qui m'avait fais si peur. Je veux dire que je retrouve les ombres redoutables que je fuyais et je vois que se sont des hommes dont le nombre seul risque d'être dangereux… La nuit qui les rendaient redoutables, cette nuit de légendes, de savoirs, de mots, et de beaux arts est dissipée par le soleil qui dessèche jusqu'aux morts. " (les peurs de l'enfant ne sont pas loin non plus)
" Il n'y a qu'une espèce valide de voyages, qui est la marche vers les hommes. "
Voici ce que découvre Nizan au bout du voyage. Il faut à présent combattre les ennemis de l'homme " parmi tous les ennemis de l'homme il n'y en avait pas qui me fut plus familier que la France : c'était à la France que, dans la mesure de ma force je pouvais faire le plus de mal ". Et la haine de Nizan ira grandissante jusqu'à la fin du livre. Cette phrase avant de terminer : " Il n'existe que deux espèces humaines qui n'ont que la haine pour lien. Celle qui écrase et celle qui ne consent pas à être écrasée. "

Martine
En négatif, il y a le coté malaxage du vécu : « L’intelligence est une vieille maniaque qui triture les déchets » p.129. Et puis trop souvent, une impression d’écriture datée ou de déjà lu... Agacement aussi devant les belles âmes nanties qui se posent des questions…
Par contre, peu à peu, j’ai retrouvé mes questions d’autrefois, ici dans celles d’un « gauchiste » des années 30. Il lui reste à accuser l’ennui de notre condition humaine, puisqu’il ne peut accuser – pour ce qui le concerne- les conditions sociales. En tant que communiste et pour d’autres raisons encore, il ne peut avoir l’échappée religieuse. Ca m’a fait un peu penser aux romans de Malraux, que j’ai tant aimés, pour leur contenu philosophique (paraît qu’ils ont été amis). Pour moi qui suis en mal d’idéal, ça fait du bien cette orientation « intérieure », avec un pied dans le réel, un pied dans la réflexion.
Nizan me donne la conscience que chaque génération a son travail à accomplir pour faire « avancer la bonne cause ». Esthétique de la dénonciation …(il fallait s’embarquer dans la liquidation de l’empire colonial, donc merci à Nizan, d’autant plus qu’on essaye aujourd’hui de réécrire cette histoire là à coup de lois, avec l’ordre de présenter de façon positive la colonisation). Ah, comme j’aurais aimé croire au communisme à cette époque-là ! Ca permet de voir le chemin parcouru, de relativiser les croyances de chaque époque. Les ruptures d’aujourd’hui semblent comme aggravées, durcies, radicalisées, et en même temps que banalisées. J’ai aimé voir son intérêt pour la politique étrangère, esquissant ainsi une des grandes questions d’aujourd’hui, celle des équilibres mondiaux.
Je trouve aussi dans ce livre une question personnelle : quel est l’intérêt des voyages ? « Aden est un nœud qui boucle bien des cordes », et pourtant : « Il ne fallait pas beaucoup de mois pour épuiser le pittoresque de cet Orient ». Au fil de la lecture ce thème m’a semblé devenir plus secondaire : « Avais-je besoin, écrit-il, d’aller déterrer des vérités si ordinaires dans les déserts tropicaux » …
Ce récit - qui est également celui de la construction d’une identité - j’ai eu envie de le faire lire à mes fils de 25 ans : Il pourrait leur suggérer d’être un peu plus « révolutionnaires » ou seulement contestataires dans leur façon d’appréhender la réalité, et pas seulement soucieux de leur insertion professionnelle. Il y a ici de quoi voir comment un jeune homme dans ce milieu-là, cette époque-là s’en sortait… Et puis peut-être que mes fils y gagneraient une aptitude à dénoncer ce qu’ils sont, d’où ils viennent. Ils verraient peut-être la peinture d’une personnalité réelle, en évolution, telle que la leur, eux qui sont encore capables de fantasmer sur le Parti socialiste !…
Pour ce qui est de la vision pessimiste sur l’homme ( impuissance, paresse, égoïsme…) elle serait nuancée par le monde imaginaire que l’homme est capable d’inventer pour décorer la vérité, pour « ignorer notre indigence et notre écrasement »… C’est déplaisant pour moi du point de vue militant, mais ça me plait du point de vue personnel ! Lui-même, quelque part, croit-il en lui ? (p.71) Ne craint-il pas d’être un peu ce « bourgeois mécanisé par l’existence » ? Le thème de l’ennui fait partie de ce regard déçu sur l’être humain et même l’action serait incapable de nous sortir de ce marasme (p.98). Ça m’énerve ! Il faut (devoir !) croire à quelque chose, ne pas prendre le risque de ne plus croire à rien en se perdant dans l’analyse et l’intellect… je ne vis pas comme un vers en croyant que je plane !… un livre qui finirait par puer malgré tous ses beaux mots ?! Il a oublié que la désespérance est un péché, comme le lui apprenaient ses curés !!! Sans doute l’auteur a-t-il souffert de devoir se poser la terrible question (p..117) : « L’homme ne sera-t-il donc jamais qu’un personnage historique ? »… L’ennui serait un beau masque pour une impuissance crainte, un masque porté en force par l’intelligence ?… Cependant, en fin de lecture, comment ne pas tout pardonner à quelqu’un qui écrit :« L’ homme attend l’homme, c’est même sa seule occupation intelligente »

 

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A la suite d'un voyage-fuite-conversion à Aden, l'auteur, âgé de 20 ans, découvre la "cause de l'asservissement des hommes" et choisit la "révolte nue". Dans une forte préface écrite en 1960, Sartre peint Nizan en trouble-fête appelant à la lutte des classes ("classe contre classe").