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Joseph Conrad
Typhon
(Traduction d'André Gide)
Nous avons lu ce livre en juin 2007.
Nous avions lu Au cur des ténèbres en 1992
et Lord Jim en 2000.
Florence
J'aime beaucoup le personnage du Capitaine Mac Whir. Sa lenteur, son apathie,
son apparente indifférence. Dès la première page
du roman, Conrad nous met en garde contre les apparences. Le regard droit
du capitaine et sa soudaine décision de prendre la mer à
quinze ans suffisent à révéler la violence insoupçonnée
de certaines forces inconscientes dont il pourrait être le jouet
à moins qu'il n'en soit le maître. Ainsi, cet homme qui avait
été "dédaigné" par le destin, ce
"taiseux" que seules "les figures du discours" arrivent
à mettre en colère, se révèlera maître
de la situation face aux éléments déchaînés.
Seul sur le pont du navire prêt à sombrer, le capitaine "un
peu moins placidement que de coutume, s'efforçait à faire
entrer dans sa boutonnière le bouton d'en haut de son ciré.
(
) L'ouragan avait rencontré sur sa route cet homme taciturne
et son plus grand effort n'avait pu que lui arracher quelques mots."
Ce passage résume bien la grandeur du personnage sous son apparente
insignifiance.
J'ai aimé bien sûr certaines descriptions, en particulier
celles de l'avant-tempête lorsque le temps semble suspendu, la mer
immobile, la chaleur étouffante et la lumière "bizarrement
diffuse". Dans ces moments-là, on ressent physiquement l'angoisse
de la catastrophe à venir.
Pour finir, je trouve vraiment habile que la lecture interrompue de la
lettre du capitaine nous prive du pire moment de la tempête. L'impatience
et la lassitude de Mme Whir ont raison de ce que nous attendions depuis
le début et qui nous tenait en haleine.
Claude
J'ai aimé la description du capitaine : homme ennuyeux et étrange
à propos duquel on peut se demander pourquoi il a été
chargé du commandement.
Françoise D
J'aime chez Conrad son talent d'écriture, la puissance du suspense :
j'ai eu le mal de mer. Les descriptions de la tempête sont extraordinaires
ainsi que les personnages. Il y a de la poésie dans sa façon
de raconter : "Dans ce cadre que formaient les montants en bois
de teck de la porte ouverte, il vit un peloton d'étoiles hésiter,
prendre élan, puis s'essorer vers le haut du ciel noir ; et
il ne resta plus à leur place qu'une obscurité martelée
de lueurs blanches". La fin du livre est superbe dans son aspect
inattendu. Le capitaine est un héros même s'il ne paie pas
de mine. Je rappelle que "ship" est un nom féminin en
anglais et qu'il y a plein de jeu de mots en fait (Françoise
lit une déclaration d'amour de Conrad à un bateau).
Marie-Jo
Ce livre est associé à un professeur d'anglais que je n'aimais
pas et qui nous rebattait les oreilles avec ce titre. Sans vous, je ne
l'aurais sûrement pas lu ! J'ai eu beaucoup de mal à
sortir de l'a priori. Je reconnais que la description est magistrale mais
quelques pages m'auraient suffi car c'est trop répétitif.
Et puis je n'aime pas le monde de la marine... Je pense que le typhon
est métaphorique de l'épreuve et cette dimension - la
tempête métaphorique - m'a manqué. Conrad est
passé à côté de son sujet. Je n'ai pas pris
de plaisir à la lecture.
Françoise O
Je vous remercie de cette l'occasion de lire ce livre. Florence a tout
dit ! L'enchevêtrement des corps et des machines est prodigieux.
Le fait que je n'aie rien compris me donne l'image du chambardement à
bord du navire. La scène du commandant avec le baromètre
est extraordinaire. En physicienne j'ai été sensible à
ce passage car le baromètre est le seul instrument qui nous permette
de prédire l'avenir ! J'ai été sensible à
la solitude de tous ces hommes qui ont des vies décalées.
Le capitaine est comme une protection magique et c'est pourtant le plus
solitaire à bord. Sa solution du problème de la répartition
de l'argent est étonnante.
Liliane
Je l'avais lu il y très longtemps et je ne l'ai pas relu pour ce
soir mais je sais que j'avais adoré. J'avais déjà
lu avec passion Au cur des ténèbres et Lord
Jim. J'aurais aimé découvrir des livres moins connus
de Conrad. C'est une belle écriture au premier degré très
poétique et métaphorique. Conrad est un enfant issu d'un
milieu touché par la révolution et les guerres. Le typhon
est une métaphore des violences de la vie. Il donne des valeurs,
des repères moraux qu'on peut tirer à soi, y compris politiquement.
Il y a ce personnage de capitaine qui a quelque chose de son père
(discret mais avec un grand retentissement). Je n'ai pas voulu le relire,
car ce livre se découvre et je ne souhaitais pas prendre de distance
en le relisant.
Jacqueline
Je n'aime pas l'univers marin mais je suis sensible à l'art du
récit. Le rôle joué par le courrier, le point de vue
du second. Tout est très habile. J'ai beaucoup de tendresse pour
ce capitaine qui consulte son manuel en plein typhon. Le jugement du capitaine
sur ceux qui écrivent des livres est amusant. Je n'ai pas vu de
métaphore, de racisme : j'ai tout pris au premier degré.
Le suspense concernait à mes yeux les coolies et ce qu'ils allaient
devenir. Les descriptions ne faisaient pas image pour moi en grande partie
à cause du vocabulaire. On a à l'époque reproché
à Gide d'avoir trahi l'uvre de Conrad. Conrad traduit une
réalité que je ne connais pas.
Manu
Je me suis perdu dans toutes les descriptions ce qui a rendu ma lecture
pénible. Je ne savais pas où était le capitaine,
son second. Je n'ai pas du tout été "trempé".
J'ai aimé le personnage du capitaine qui m'a semblé crédible.
L'intérêt du livre a été relancé à
la toute fin avec les lettres et la non-description de l'apogée
du typhon. En vous écoutant, j'ai l'impression d'être passé
à côté d'un grand livre.
Claire
J'avais un a priori réservé car Au coeur des ténèbres
et Lord Jim que nous avions lus dans le groupe ne m'avaient pas
marquée, voire m'avaient ennuyée : je n'ai pas ressenti
le typhon ni une forte progression dans le récit. Ce qui m'a vraiment
intéressée est l'écriture : celle de Gide dès
les premiers mots : "L'aspect du capitaine Mac Whirr, pour
autant qu'on en pouvait juger, faisait pendant exact à son esprit
et n'offrait caractéristique bien marquée, non plus que
de fermeté ; il n'offrait caractéristique aucune."
ou (p.44) "En se couchant, le soleil au diamètre rétréci
n'avait plus qu'un restant d'éclat roussâtre et sans rayonnement,
comme si des millions de siècles écoulés depuis le
matin eussent épuisé sa réserve de vie." :
ma lecture se ralentit, je goûte.
Le va-et-vient avec les épouses m'a plu également :
le capitaine se tartine une cruchasse, mais j'ai adoré l'épouse
du chef mécanicien Rout ! En revanche, le typhon m'a laissé
indifférente : je n'y sentais pas d'enjeu autre que l'aventure
marine et n'ai point vu la parabole. A deux moments, il y a une anticipation
qui rassure sur le fait que le navire ne va pas sombrer. La poésie
ne m'a jamais paru mièvre. Ce sont les personnages secondaires,
les petites scènes qui m'ont intéressée et l'écriture ;
je n'ai jamais eu envie de lâcher le livre.
Florence trouve suspect politiquement l'article du Monde que
Claire trouve joli :
Joseph Conrad, au
royaume du roman
Joseph Conrad, dont on célèbre
le 150e anniversaire, a toujours répugné à baptiser
ses livres du beau nom de roman. L'Agent secret est présenté
comme un « simple récit », La Flèche
d'or un « récit entre deux notes » ;
Le Nègre du Narcisse, une « histoire du gaillard
d'avant » et La Folie Almayer, l' « histoire
d'une rivière orientale ».
Un seul de ses livres, La Ligne d'ombre, se présente comme
une « confession ». On verra peut-être là
une coquetterie d'auteur, à la fois le souci de se distinguer du
peuple des romanciers, et la modestie d'un orgueilleux qui refuse les
étiquettes et souhaite rester inclassable. Inclassable, il l'est
d'ailleurs : il n'aura été ni un écrivain polonais,
ni un écrivain français, ni vraiment un écrivain
anglais, ou britannique, si l'on préfère.
En vérité, il est unique en son genre et, peut-être,
par une étrange fantaisie du destin, un marin qui entendit l'appel
de la mer à l'approche de ses 20 ans et devint un des plus nobles
des écrivains de marine.
Et aussi, non moins étonnamment, il est un
phénomène linguistique. Elevé en polonais et en français
comme les enfants de la bonne société européenne
de son époque, le XIXe siècle, Conrad apprit l'anglais à
près de 25 ans pour passer ses examens d'officier au long cours.
Maîtrisé en quelques mois avec une féroce volonté,
cet anglais pratique, à l'immense vocabulaire spécialisé,
éleva Conrad à la dignité d'écrivain quasi
universel, porteur d'une oeuvre dont les amants de la mer et de l'imaginaire
se passent, de génération en génération, le
secret envoûtement. Pour un lecteur, aimer et choisir dans sa vie
une telle uvre, c'est comme entrer en religion. Les élus
se sentent soudain des novices bientôt ordonnés, évangélistes
le reste de leur existence, possédés, comme leur auteur
de chevet, par la nostalgie d'une vie et d'une uvre dont il est
tentant de croire qu'elles sont intimement liées.
Cela dit, s'il n'a pas toujours vécu à proprement parler
ses récits, tous les éléments en sont empruntés
à l'existence qu'il mena en mer, dans le dédale de l'archipel
malais et au cur de l'Afrique, à Londres et à Marseille.
Les ombres rouges de la première guerre mondiale planent déjà
au-dessus du monde, évitables encore mais plus que probables. Aux
hommes de caractère revient le devoir de ranimer par l'exemple
l'énergie du monde libre. Barrès le fera en publiant son
triptyque : « Le Roman de l'énergie nationale »,
comme tous les écrits de Conrad, en appelle au courage et à
la fierté d'être des hommes.
Du choix d'une langue pour un homme qui sent naître en lui une irrésistible
vocation d'écrivain, je partage le sentiment de Simon Leys dans
sa superbe anthologie des écrivains de la mer (Plon) : « L'anglais
de Conrad est, certes, magistral, mais son raffinement ampoulé
reflète la tension d'une plume qui se surveille. »
Il est singulier que l'auteur de Lord Jim soit parfois plus prenant et
plus insaisissable, plus secret et plus ouvert dans les traductions en
français qu'en firent de dévoués et passionnés
amis de ses livres : André Gide (pour Typhon), Georges
Jean-Aubry, Isabelle Rivière, Philippe Néel, Hélène
et Henri Hoppenot ou Robert d'Humières, l'ont servi avec la même
passion.
Autrement dit, il n'est pas inutile, dans la mesure du possible, de goûter
à l'uvre de Conrad dans les deux langues qui ne le trahissent
pas, bien qu'elles soient deux langues empruntées par un exilé.
De l'anglais au français ou l'inverse, on retrouve la même
prenante beauté formelle d'un univers de visionnaire, la poésie
de somptueuses descriptions de la mer et des côtes, ou les clairs-obscurs
d'une vie privée jalousement gardée secrète. En français,
il est possible que Conrad atteigne une dimension métaphysique
et une puissance incantatoire que la langue anglaise atteint moins aisément
dans sa concision si merveilleusement articulée sur les choses
de la mer et l'art de naviguer, si parfaite dans l'émotion retenue
des froids rapports de l'amour et de l'amitié. Ce triomphe dans
les deux langues place Conrad au coeur d'un royaume à part, dont
il est à la fois le messager, le témoin et le juge.
Dans l'uvre d'un grand écrivain, même les plus dévots,
les plus totalitaires de ses lecteurs opèrent des choix. Ces choix
oscillent avec le temps et l'âge. Pour mon compte, ils varient souvent
après des décennies d'intimité avec une uvre
tantôt grandiose, soutenue, comme dans un opéra, par les
éclats wagnériens des tempêtes, tantôt effleurée
par les ailes de la grâce à l'apparition des femmes et du
désir - rarement de l'innocence -, la chute n'en étant
que plus brutale.
Longtemps ma préférence allait à Au cur
des ténèbres, puis à l'immense Lord Jim
dont on retrouve un écho dans l'uvre de Graham Greene, cette
minute où l'homme commet la faute qui le poursuivra sa vie durant
et n'aura peut-être - peut-être seulement - pitié
de lui que dans l'au-delà. Il faut aussi placer très haut
Le Nègre du Narcisse. Pris dans un terrible coup de tabac
en mer du Sud, l'équipage de ce long-courrier a l'occasion de purger
sa crasse bêtise, ses sordides calculs et d'atteindre par son énergie
face à la mort presque certaine, une ascétique sainteté
qui le transfigure un temps, un temps seulement avant que la nature humaine
reprenne ses droits, c'est-à-dire sa violence et sa cruauté.
En danger de mort, l'homme se voue corps et âme au Premier Sauveur
qui s'impose ou qu'on force à prendre le pouvoir.
« J'étais, écrit Conrad, celui chargé
du commandement. Mes sensations ne pouvaient ressembler à celles
de personne d'autre à bord. Au milieu de ce groupe d'hommes, je
constituais à moi seul une classe entière tel un roi dans
son pays, j'entends un roi héréditaire, pas un simple chef
d'état élu. J'avais été appelé pour
gouverner, par une entreprise aussi éloignée du peuple et
pour lui presque aussi impénétrable que la grâce de
Dieu. »
A l'équipage de l'Otago, l'un des derniers trois-mâts, qu'il
commanda de Bangkok à Singapour dans d'effroyables conditions que
raconte La Ligne d'ombre, Joseph Conrad dédia son récit
avec ces mots admirables, plus beaux que tous les communiqués :
« Dignes à jamais de mon respect. »
Michel Déon, Le
Monde du 15 juin 2007
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