Les trois marchés de Fort-de-France sont pour les djobeurs les champs
de l'existence, une manière de destin à l'intérieur
de laquelle ils battent leur misère. Riches de leur seule brouette,
mais aussi de leur verve et de leur tendresse, ils transportent les paniers
de légumes... |
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Patrick Chamoiseau
Chronique des sept misères
Nous avons lu ce livre en décembre 2010.
Le groupe de Tenerife a lu Texaco en septembre
2020.
Françoise O
À la page 80, j'ai eu le sentiment que c'était une chronique
formidable, mais répétitive et donc sans fin. J'ai abandonné.
Mais j'ai apprécié les poèmes des dernières
pages.
Lona
Ça sent la banane, le romarin, le sucre de canne, la mangue et
le tamarin et par dessus tout : ça sent le rhum ! Chamoiseau
a un réel don pour croquer ses personnages avec humour et justesse.
C'est plein d'esprit : on y rit de bon cur, on peut y pleurer
aussi ! Le langage est populaire, très imagé. C'est
également une page de l'histoire des Antilles : la colonisation
et l'esclavage, la main mise des Békés sur l'Ile, la déscolarisation
des jeunes, la débrouille pour un djob, les croyances et les superstitions,
les rituels, le recours à la religion quand cela arrange, la mutation
vers la modernité : les importations de fruits et légumes
venus par contenairs de la capitale, les supermarchés, le chômage,
le statut des départements de l'outre-mer et l'assistanat par les
allocations. Haut de couleurs et d'émotions : ça grouille
d'enfants souvent illégitimes élevés seuls par leur
mère, ça grouille de sexe et d'aventures sans lendemain.
Chamoiseau est un merveilleux conteur des déshérités
et des anonymes de son île, un défenseur de la créolité.
A lire sans modération.
Claire
Je n'ai rien à en dire ; ça m'a barbichonnée.
Je l'ai ouvert à nouveau pour ce soir : j'avais tout oublié,
il ne m'en reste rien...
Annick A
J'ai énormément aimé ce livre ; l'écriture
me fascine, ce mélange de langues. Il y a un regard tendre sur
les gens, mais le livre est dur, pour chaque personnage tout se termine
mal. Je voyais les marchés, j'ai écouté ces histoires,
fascinée comme une enfant. Le passage sur le jardin miracle est
merveilleux. Dans la famine, Pipi arrive à faire un magnifique
jardin que les ingénieurs vont totalement démolir :
critique de la médecine, de la science... l'histoire du jardin
met en évidence un mépris pour le peuple de la Martinique,
la colonisation. Il y a de l'humour dans la description des personnages,
c'est enchevêtré, ça va dans tous les sens. Il y a
parfois des longueurs.
Brigitte
Je m'attendais à un livre formidable. J'ai tout lu, puis les annexes,
j'ai fait l'effort, mais j'en avais jusque là.
On découvre un personnage, puis on passe à un autre... L'écriture
m'a intéressée : avec le français entendu et
modifié. Le français que nous parlons a le même rapport
au latin. C'est intéressant de voir comment une langue se crée,
in vivo. Je ne suis pas faite pour ce genre de livre, trop haché.
Je suis déçue.
Françoise D
Je suis de l'avis de Brigitte, on passe d'un personnage à un autre,
c'est très touffu, brouillon. J'ai été déçue
car j'avais beaucoup aimé Texaco, celui que nous avons lu
est son premier livre (1986), alors que Texaco date de 1992 ;
on peut donc dire avec satisfaction qu'il a fait des progrès...
Mais j'ai apprécié l'écriture, riche, agréable,
c'est du français enrichi de créole et... d'humour. Je trouve
l'écriture plus riche que celle de Dany Laferrière, par
exemple. J'ai aimé les anecdotes, les clins d'il par rapport
à la France, comme "FR3 a fait une place de 7 secondes au
milieu d'un reportage sur la neige en Franc " ou des expressions
comme nous prenions couri ", un jour trop semblable
aux autres pour ne pas être différen ". Mais je
me suis forcée à le terminer et j'ai fait l'impasse sur
les annexes.
Renée
Ce texte est d'une très grande densité poétique.
C'est de la poésie en prose. Il y a un rythme. Les images passent,
la description du marché, le jardin riche et désordonné,
on est pris dans ce désordre. Comme p.105, avec un "jeu
de canne", métaphore des mangoustes, immédiate, rapide.
Il reconstitue l'oralité des Antilles, il rend vivante la langue
française. Il y a une description très précise géographique
des lieux ; on repère l'architecture des marchés. Chamoiseau
a choisi de s'occuper d'enfants, il est travailleur social. Il a une dimension
baroque flamboyant qui évoque Garcia Marquès, avec un imaginaire
débordant. J'ai rencontré Chamoiseau à la Martinique
où j'ai fait un reportage pour France Culture. J'ai été
saisie à l'arrivée à Fort de France, à l'hôtel,
tous les clients blancs, tous les employés noirs. J'ai visité
le musée historique de la Martinique et des kilos de culpabilité
me sont tombés dessus. Heureusement, j'ai rencontré des
gens très vivants. J'ai fait une émission entière
sur le jardin créole, qui semble désorganisé, mais
il y a un sens à découvrir, ce jardin, c'est leur identité
créole, c'est un jardin identitaire. Les gens boivent beaucoup
de rhum. Chamoiseau est un personnage très sympathique.
(Renée nous fait écouter la voix très agréable
de Chamoiseau à propos du marché, dans son émission
De bouche à oreille en mars 2003.)
Marie-Thé
J'ai aimé ce foisonnement, cette vie débordante, cette fraîcheur
et cette bonne humeur souvent là, malgré la misère.
C'est une Martinique authentique qui nous est ici "contée"
et qui grâce à ces pages ne tombera pas dans l'oubli. L'imaginaire
tient une grande place ; le merveilleux est toujours prêt à
surgir. Le langage est plein d'images. Tout cela est savoureux ;
même dans la description de la déchéance et de la
mort de Bidjoule ou de Pipi. Je n'ouvre cependant pas ce livre en grand,
car je trouve que c'est parfois un peu fouillis et répétitif.
Je connais assez bien cette Martinique dont parle Chamoiseau dans ses
livres (je ne parle pas spécialement de Chronique des sept misères)
et je l'aime. Mais je sais que beaucoup de choses m'échappent.
De ces pages je retiens particulièrement "les dix-huit paroles
rêvées" d'Afoukal. L'auteur "remonte sa propre
mémoire", "enterrée au plus loin de lui
même", comme Pipi. Et il arrive à aujourd'hui, pose
la question à la fin d'une parole : "est-ce que cela
s'est perdu ?" (fin parole2), "ça a changé ?"
(fin parole 7), "ce mirage n'a-t-il plus cours ?"
(parole 9), "est-ce encore comme cela ?" (parole
10), etc. Et enfin "est-ce que la petite marronne se pratique
encore aujourd'hui ?" (parole 13), "peux-tu comprendre
cette vision morte que j'avais de ma vie si elle devait se continuer sans
le maître ? Est-ce que cela se voit encore aujourd'hui ?"
(parole 18). Les chaînes ne se voient plus, mais... Et puis cela
m'amène au Manifeste pour les produits de haute nécessité,
écrit par P. Chamoiseau, E. Glissant... début 2009,
en soutien à la Guadeloupe : "nous sommes victimes
d'un système flou, globalisé, qu'il nous faut affronter
ensemble." "On peut mettre la grande distribution à
genoux en mangeant sain et autrement. On peut renvoyer la SARA (Société
Anonyme de Raffinerie des Antilles) et les compagnies pétrolières
aux oubliettes, en rompant avec le tout automobile."
Depuis les paroles d'Afoukal, Chamoiseau a écrit et j'aurais souhaité
un livre plus récent. J'avais aimé Biblique des derniers
gestes, mais il est trop long (si on manque de temps).
Je terminerai par Chamoiseau et Glissant réunis pour nous parler
d'un "tout-monde" métissé et ouvert, "où
les murs tombent" et par ces lignes extraites leur Lettre ouverte
à Obama : "Et vous voilà, vous, fils du
gouffre, qui levez maintenant un espoir entier, pour tant d'Américains
et pour tant d'habitants du "tout-monde... Vous êtes un éclair
tranquille d'imprévisibilité."
Ah ! Je profite de ce message pour dire que j'ai lu vos avis sur
D. Laferrière ; je retiens surtout celui de Françoise
O (le dernier) ; comme je la comprends... Quel gâchis d'avoir
abordé cet auteur par ce livre ; c'est vrai, ça ne
donne pas envie d'en lire d'autres ; j'avais voté contre ce
livre et vous avais proposé L'odeur du café, Le
charme des après-midi sans fin... A présent je prévois
une indigestion de littérature antillaise du côté
de chez vous : Laferrière + Chamoiseau + Diaz
Le groupe de Tenerife
a lu Texaco en septembre 2020
Nieves
Je dois dire que la lecture de Texaco a été pour moi vraiment
agaçante. Presque dans toutes les pages, je trouvais des mots,
même des phrases, que je n'arrivais pas à déchiffrer.
J'ai failli laisser tomber à plusieurs reprises (en plus, c'était
un livre de plus de 500 pages). Au bout de d'une centaine de pages, j'avais
l'impression que je ne pigeais pas grand-chose. Je me disais avance encore
un peu, mais c'était toujours la même sensation d'impuissance.
Alors, consacrer un temps à lire un gros pavé pour en tirer
si peu de profit
Pourtant, plus en avant, j'ai commencé à avoir le sentiment
que ça arrivait à me toucher, que cette écriture
si particulière me faisait rentrer dans un monde chaotique, mais
plein de couleurs, de plantes, de voix, de cris, de personnages
J'ai commencé à percevoir cette histoire comme quelque chose
d'une vivacité extraordinaire qui m'enveloppait comme une "mangrove"
sans le vouloir. C'est pour cela que j'ai fini cette lecture, car l'histoire,
comment ce peuple arrive à conquérir sa liberté,
tout en étant émouvante surtout grâce aux personnages
qui la traversent comme Esternom, l'esclave affranchi, Idoménée,
sa troisième femme et mère de Marie-Sophie Laborieux, et
notamment cette dernière, l'histoire ne m'a pas tellement surprise,
car l'histoire c'est l'histoire vécue par de nombreux peuples dans
le monde.
Peut-être, si je lisais à nouveau Texaco, je jouirais
davantage de la lecture.
José Luis Atienza
J'ai lu Texaco à sa sortie, en 1992, je ne sais pas si avant
ou après que le prix Goncourt lui a été octroyé.
J'en ai été ébloui. Je crois que j'avais même
écrit un papier à son sujet. À l'époque - puis-je
me permettre cette confidence ? - je voyageais une fois par
mois depuis la ville d'Oviedo, dans la région autonome des Asturies,
où j'habitais alors, jusqu'à Biarritz, et j'allais directement
dans la librairie
Bookstore, où je me laissais conseiller par la libraire avant
de choisir les cinq ou six bouquins qui feraient l'objet de mes commentaires
dans les pages culturelles du quotidien de la région La Nueva
España. Je faisais l'aller et retour - 1000 kilomètres ! -
dans la journée, en voiture, et tous les frais étaient à
mon compte, y compris ceux des livres, c'est dire l'amour que je ressentais
alors pour la littérature, et plus généralement pour
la langue et la culture françaises. Cet amour n'a jamais été
démenti. J'ai l'habitude de dire, en empruntant ces mots aux vers
de Louis Aragon et à la voix de Jean Ferrat, "que serais-je
sans toi, qui vins à ma rencontre", et d'ajouter, "je
suis né de ta lèvre". Toi, c'est-à-dire
la langue, la littérature et, au-delà, l'ensemble de la
culture française. Chaque mois, après la lecture des livres,
j'écrivais un long article pleine page, sous le titre "Carnet
de notas de un afrancesado" que je signais sous un pseudonyme assez
transparent : Luis-José Azneita. Cela a duré un peu plus
de deux ans. Texaco, je l'ai acheté lors d'un de ces voyages,
suivant sans doute les conseils de "ma" libraire.
J'en ai été ébloui, écrivais-je. Et je l'ai
encore été en le relisant, même si je me suis arrêté,
par manque de temps ou par trop de jouissance, vers la moitié du
roman. Mais quelle importance ! Parce que, quel bouquin, mon dieu !
Quelle langue impériale, envoûtante, quelle grandiose écriture,
polysémique à foison, quel rythme, haletant, quelle musique,
baroque... ! L'histoire racontée par Chamoiseau est loin d'être
inintéressante, mais ce n'est pas cela qui m'attrape, moi. C'est
son écriture, qui se présente à moi comme un gros
fruit tropical, bien mûr et juteux, que l'on prend à deux
mains et qu'on mord à pleines dents sans aucune retenue, s'enivrant
de la liqueur et des senteurs qui s'en dégagent, et ne pouvant
pas éviter de se laisser entraîner par la musique que l'agencement
des mots et des phrases compose. Flaubert - encore lui, mais
que voulez-vous ! - était à la recherche d'un
style "qui vous entrerait dans l'idée comme un coup de
stylet". En voilà un, de style, capable de réaliser
cet exploit.
Un grief, pourtant : j'ai du mal à pardonner Chamoiseau d'avoir
voulu, dans les premières pages du roman, entrer en compétition
avec Hemingway et son Vieil
homme et la mer. Peine perdue, d'ailleurs !
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