Didier Eribon évoque Annie Ernaux dans Retour à Reims
(Fayard 2009, Flammarion, coll. Champs essais 2018)

Quand je déjeunais avec eux [ses parents] le dimanche, chez ma grand-mère qui habitait Paris et à qui ils venaient rendre visite de temps à autres, une gêne difficile à cerner et à décrire s'emparait de moi devant des façons de parler et des manières d'être si différentes de celle des milieux dans lesquelles j'évoluais désormais, devant des préoccupations si éloignées des miennes, devant des propos où un racisme primaire et obsessionnel se donnait libre cours dans chaque conversation, sans que l'on sache très bien pourquoi ou comment tout sujet abordé, quel qu'il soit, y ramenait inéluctablement, etc. Cela s'apparentait pour moi à une corvée, de plus en plus pénible à mesure que je me changeais en quelqu'un d'autre. J'ai reconnu très précisément ce que j'ai vécu à ce moment-là en lisant les livres qu'Annie Ernaux a consacrés à ses parents et à la "distance de classe" qui la séparait d'eux. Elle évoque à merveille ce malaise que l'on ressent lorsqu'on revient chez ses parents après avoir quitté non seulement le domicile familial mais aussi la famille et le monde auquel, malgré tout, on continue d'appartenir, et ce sentiment déroutant d'être à la fois chez soi et dans un univers étranger (1). (Didier Eribon, Retour à Reims, Champs essais, p. 28)

À quelques dizaines de mètres de l'immeuble nous étions installés, on construisait la chapelle de style roman dans Léonard Foujita avait dessiné les plans et qu'il allait décorer de fresques murales pour célébrer sa conversion rémoise au christianisme, survenue quelques années plutôt dans la basilique Saint-Remi. Je ne le sus que bien plus tard : on ne s'intéressait guère à l'art, chez moi, et encore moins à l'art chrétien. Je ne l'ai visitée qu'en écrivant ce livre. Le goût pour l'art, ça s'apprend. Je l'ai appris. Cela fait partie de la rééducation quasi complète de moi-même qu'il m'a fallu accomplir pour rentrer dans un autre monde, une autre classe sociale — et pour mettre à distance celui, celle d'où je venais. (p. 107 : là, Eribon ne parle pas d'Annie Ernaux, mais je le cite parce qu'il y a en ce moment une exposition Foujita)

[À l'occasion d'une remise de prix à Yale, où Didier Eribon prononce une conférence] : Je citai un passage qui m'avait beaucoup touché dans une interview d'Annie Ernaux : interrogée à propos de l'influence que l'œuvre de Bourdieu exerça sur son travail, elle raconte que, s'engageant très jeune sur le chemin de la littérature, elle avait noté dans son journal (de l'année 1962) : "Je vengerai ma race !" C'est-à-dire précis, précise-t-elle, le monde dont elle était issue, celui des "dominés". Elle hésitait encore sur la forme à adopter pour mener à bien ce projet. Quelques années plus tard, poursuit-elle, "dans la mouvance de 68, la découverte des Héritiers, sur fond de mal-être personnel et pédagogique" constitua pour elle "une injonction secrète" à "plonger" dans sa mémoire pour "écrire la déchirure de l'ascension sociale, la honte, etc."
Comme elle, j'ai ressenti la nécessité, dans le contexte d'un mouvement politique et de l'effervescence théorique qu'il accompagne, de "plonger" dans ma mémoire et décrire pour "venger ma race". (p. 242)

Le premier livre d'Annie Ernaux, Les Armoires vides, en 1974, n'évoque pas seulement le monde social de son enfance et de son adolescence ; il raconte également l'expérience traumatisante, vécue par une jeune fille de 20 ans, d'un avortement clandestin (2). Et lorsqu'elle reviendra plus tard, Dans Les Années, sur le moment où se forma en elle le projet d'écrire pour récupérer tout ce qu'elle avait "enfoui comme honte" et qu'il devenait "digne d'être retrouvé", elle soulignera à quel point "la mémoire qui se déshumilie" avait dessiné devant elle un avenir autant politique que littéraire et intellectuel, dans lequel elle allait pouvoir se réapproprier différentes étapes de sa trajectoire, différentes dimensions constitutives de sa personnalité : "Lutter pour les droits des femmes à l'avortement, contre la justice sociale et comprendre comment elle est devenue cette femme-là ne font qu'un pour elle. (3)" (p. 243)

Plus récemment, en 2019 dans un entretien "L’idéologie méritocratique est un masque"

- Pourquoi quitter votre milieu d'origine était il si difficile ?
- Je suis ce que Pierre Bourdieu appelle un "miraculé social". Ce miracle peut s'expliquer, dans mon cas, par l'homosexualité. Lire Marguerite Duras à 16 ans était une manière de m'affirmer en tant que jeune intellectuel intéressé par l'art et la littérature, ce qui était ma manière d'être gay sans le dire. J'ai fui, car mon homosexualité était impossible. A ce titre, l'expérience d'Annie Ernaux [La Honte, 1997], qui est restée proche de sa famille, a été assez différente de la mienne. Notre point commun, c'est qu'aller à l'université a signifié quitter le monde des dominés pour rejoindre le monde des dominants. Mais, dans son cas, les structures institutionnelles comme le mariage, et le fait d'avoir des enfants, maintiennent les transfuges de classe dans la continuité familiale : la distance qui s'instaure n'est ainsi pas une rupture totale.

Propos recueillis par Adrien Naselli
Le Monde du 17 janvier 2019


(1) Annie Ernaux, La Place, Une femme et La Honte, Gallimard, 1983, 1987, 1997

(2) Annie Ernaux, Les Armoires vides, Gallimard, 1974
(3) Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008, p. 121

 

 

 

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