C'est comme une anesthésie progressive : on pourrait se lover dans
la torpeur du néant et voir les mois les années
peut-être, pourquoi pas ? Avec toujours les mêmes échanges
de mots, les gestes habituels, l'attente du casse-croûte du matin,
puis l'attente de la cantine, puis l'attente du casse-croûte de
l'après-midi, puis l'attente de cinq heures du soir. De compte
à rebours en compte à rebours, la journée finit toujours
par passer. Quand on a supporté le choc du début, le vrai
péril est là. L'engourdissement, jusqu'aux raisons de sa
propre présence ici. Se satisfaire de ce miracle : survivre. S'habituer.
On s'habitue à tout, paraît-il. Se laisser couler dans la
masse. Amortir les chocs. Éviter les à-coups, prendre garde
à tout ce qui dérange. Négocier avec sa fatigue.
Chercher refuge dans une sous-vie. La tentation...
On se concentre sur les petites choses. Un détail infime occupe
une matinée. Y aura-t-il du poisson à la cantine ? Ou du
poulet en sauce ? Jamais autant qu'à l'usine je n'avais perçu
avec autant d'acuité le sens du mot "économie".
Économie de gestes. Économie de paroles. Économie
de désirs. Cette mesure intime de la quantité finie d'énergie
que chacun porte en lui, et que l'usine pompe, et qu'il faut maintenant
compter si l'on veut en retenir une minuscule fraction, ne pas être
complètement vidé.
Robert
Linhart,
L'établi
éd. de Minuit "poche double", p. 52
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