Dans son article "L'ange et la bête" (Le Monde, 24 février 1978), Bertrand Poirot-Delpech évoque d'abord La mort de Joseph Staline de Guy Landreau avant d'évoquer L'établi qui vient de sortir.

ROBERT LINHART n'a pas de tels comptes à régler. Agrégé de philosophie comme Lardreau, il n'ignore pas les difficultés théoriques que pose l'avatar soviétique ; il a même contribué brillamment à élucider les origines du despotisme russe et l'adoption du taylorisme par l'U.R.S.S., "prix à payer ", pensait Lénine, pour que le prolétariat dégage le temps de gérer ses affaires (Lénine, les paysans, Taylor, Le Seuil, 1976). Mais il est de ceux pour qui ces spéculations et la dénonciation des oppressions lointaines ne dispensent pas de témoigner sur nos propres tares.
Il se trouve qu'il a éprouvé ces tares dans sa chair. Comme pas mal de dirigeants gauchistes après l'échec de mai 1968, il s'est "établi", c'est-à-dire qu'il a épousé volontairement la condition des prolétaires les plus défavorisés. Pendant plus d'un an, jusqu'à son licenciement en juillet 1969, il a été employé, à la chaîne ou comme magasinier, aux usines Citroën de Choisy. C'est le Journal de cette descente aux enfers du travail posté qu'il livre, sans théorie ni commentaire, sous le titre de l'Établi, dans la collection "Documents" où, symbole, les Éditions de Minuit ont publié naguère La Question, sur la torture en Algérie. Après la spéculation brillante, retour à la réalité oubliée de la lutte de classes ; après l'ange, la bête !
DE telles expériences soulèvent toujours la même objection de principe, à laquelle n'ont pas échappé les prêtres-ouvriers, après Simone Weil, ni le Christ lui-même : la condition qu'on épouse par choix, et avec la possibilité de s'y arracher, n'a rien à voir avec celle que subissent les "vrais exploités".
Linhart en est conscient. Il ne tente d'ailleurs pas l'épreuve en bourgeois honteux et soucieux de réforme personnelle ni en missionnaire, mais en militant politique curieux des possibilités d'action à la base. Il n'empêche que la machine ne tarde pas à annihiler la réserve de forces physiques et morales dont il disposait. En quelques semaines, il est engourdi, englué, par la seule nécessité de survivre. Il s'agit d'économiser gestes, minutes, paroles, désirs, sous peine de "couler" en aval de la chaîne, de "craquer", de se retrouver à l'asile ou à la rue. Le plaisir de s'appartenir, en rentier, le temps d'une cigarette se paie d'une matinée entière.
SI un conflit survient, la pression anonyme de l'organisation s'accentue encore. Ainsi lorsque la direction prétend récupérer en heures non payées les avantages qu'elle a consentis en mai 68 dans la peur. À la moindre velléité de riposte ouvrière, les interprètes cloisonnent et sermonnent les nombreux étrangers, les contremaîtres brandissent la liberté du travail, on repère, on brime, on mute.
C'est le cas avec Linhart. Avant de le licencier en plein été pour "compression de personnel", on l'isole dans un magasin de pièces détachées, puis à une tâche de manœuvre à tous les vents, on cherche à payer un mouton pour l'impliquer dans une bagarre. Il ne reste plus alors d'autre consolation, même pour un agrégé qui sait qu'il regagnera bientôt le paradis des nantis, que la fraternité de la chiourme.
Les visages des compagnons défilent, d'une vérité évidente. Voici le petit Breton tuberculeux qui ne vit que de projets, l'O.S. noir qui pousse la coquetterie jusqu'à quitter l'usine avec un attaché-case. Primo le Sicilien, Ali le fils de marabout qui nettoie les latrines du quai de Javel et qui, dans le vent des hangars, parle en seigneur de la culture arabe. Voici l'histoire insoutenable du retoucheur dont on change brutalement l'établi, dont la main, la veille si sûre, se met alors à bafouiller devant les chefs, et qui rougit de honte, et qui en tombera malade...
Par instants, le normalien se souvient de son état et des sortilèges de l'écriture. En une phrase boulonnée comme une chaîne de montage, il fait sentir le poids de temps broyé que pèsent les carcasses de tôle, l'âcreté des odeurs de suint et de graisse, l'immense vacarme sous les verrières.
Mais aussitôt l'Établi reprend le ton du constat, d'autant plus poignant que glacé. Je n'ai rien lu de plus atroce, de plus accusateur, dans la nudité, depuis Une journée d'Ivan Denissovitch, de Soljenitsyne. Avec cette circonstance, que chacun peut trouver aggravante ou pas, que cela ne se passe pas en Sibérie mais sous nos fenêtres, ni vu ni connu, à un jet de boulon.

 

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