Le
narrateur, qui vient de découvrir la psychanalyse*, se demande,
"avec une préoccupation perplexe", par quels moyens enseigner
à sa renarde, "sinon le sentiment du péché,
au moins les apparences de la pudeur...
"Dans
la mesure où j'espérais pouvoir un jour inviter des amis,
ou leur amener Sylva en visite, c'était pourtant indispensable.
Je n'envisageais pas sans un embarras ombrageux une de ces entreprises
par trop affectueuses à laquelle pourrait se livrer Sylva, sans
prévenir, au milieu d'un cercle d'amis. Sur moi-même, à
la rigueur, j'y saurais mettre un terme assez vite, mais sur quelque
convive qu'elle prendrait en sympathie ? Ce serait horriblement gênant.
Je fis partager à Nanny ces inquiétudes anticipées.
Nous y réfléchîmes beaucoup. J'ignore ce qu'en 1960
on pensera encore de Freud. Mais
pour ma part je venais, avec le monde civilisé, de découvrir
la psychanalyse. Le but de cette
méthode n'est certes pas d'inculquer des complexes aux personnes
qui n'en souffrent pas, mais plutôt de les extirper chez celles
qui en cultivent. Néanmoins nous nous disions que, dans le cas
de Sylva, s'il s'avérait possible de provoquer en elle quelques
refoulements raisonnables, notre existence future en serait simplifiée.
De toute évidence, Sylva manquait impérieusement de ces
replis obscurs où l'être humain enferme ses impulsions
impures ou haïssables. Si nous voulions faire de Sylva une personne
simplement convenable (nous ne poussions pas nos prétentions
jusqu'à l'espoir d'en faire une lady) il nous faudrait
d'abord faire lever en elle, contre ses appétits, quelques-uns
de ces obstacles de bon aloi, qui sans doute sont parfois créateurs
de névroses, mais sans lesquels
elle continuerait de se conduire avec cette impudeur innocente et sauvage
qui narguait nos efforts pour la civiliser.
Nous relûmes donc l'un après l'autre les principaux ouvrages
du génial Viennois. Puisque
nous y trouverions des méthodes pour exhumer les refoulements
sexuels, nous pouvions espérer y découvrir inversement
quelque moyen de les introduire. Mais, à notre grand dam, il
apparut qu'il n'en était qu'un seul : grandir en société
dès la plus tendre enfance. Rien ne se découvrait applicable
à un renard changé en femme longtemps après la
puberté. Nous lûmes aussi les ouvrages de Jung.
Celui-ci attribue notre vie inconsciente à l'existence, dans
notre être atavique, d'archétypes ancestraux. Malheureusement
pour nous, en ce qui concernait Sylva, elle n'avait pas d'ancêtres,
sinon renards. Rien à faire non plus de ce côté-là.
En somme, dûmes-nous conclure, toutes ces explications sur les
origines de nos refoulements ne
font que repousser l'énigme plus avant, que reculer pour mieux
échouer."
Vercors,
Sylva
Grasset, 1961, p. 186-187
* Vercors
situe son roman en Angleterre où les uvres de Freud ont été
traduites et publiées à partir de 1928 par le Bloomsbury
Group : traduction James Strachey et publication Leonard & Virginia
Woolf at the Hogarth press.
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