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LES
COULISSES DU ROMAN Dr Jekyll et Mr Hyde :
témoignages de sa femme Fanny et du fils de
celle-ci Lloyd
(écrits
pour l'édition Tusitala en 1924 de The Strange Case of Dr. Jekyll
and Mr. Hyde et repris dans les annexes d'Essais
sur l'art de la fiction de
Stevenson)
Lloyd Osbourne, le
beau fils de l'auteur (avec qui il s'entendrait très
bien et avec qui il écrivit Le Mort vivant, Le Trafiquant dépaves,
Le Creux de la vague)
Le plus
souvent il vivait comme un prisonnier dans sa propre maison, et il ne
vit probablement rien de Skerryvore, tout ce temps, à l'exception
de son petit jardin. On ne pourra pas prétendre qu'il n'était
pas un invalide, et un très grand malade ! Il avait des hémorragies
terrifiantes, de longues périodes pendant lesquelles il devait
rester immobile sur son lit car le moindre mouvement pouvait refaire partir
l'épanchement de sang, et où il ne pouvait parler que dans
un souffle, tandis qu'assis autour de lui nous nous efforcions de le distraire
- et probablement la pièce se serait-elle transformée en
son cercueil s'il n'avait toujours fait preuve d'une exceptionnelle force
de caractère.
Comment, handicapé à ce point, pouvait-il écrire
des livres est une des énigmes de la littérature - des livres
si forts, si pleins de vie qu'on ne pouvait imaginer qu'ils sortaient
d'une chambre de malade; des livres si bien construits, sans chute, jamais,
d'intensité, qu'on ne pouvait pas soupçonner qu'ils avaient
été maintes fois interrompus, tandis que leur auteur gisait,
à l'article de la mort. Les années passées à
Skerryvore furent extraordinairement productives. L'Étrange
Cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde fut écrit ici, ainsi
que Enlevé !,
Markheim, et nombre de ses meilleures nouvelles, sans oublier la
Vie de Fleeming Jenkin.
Un matin, il descendit déjeuner d'un air préoccupé,
avala son repas sans guère y prêter attention - une chose
tout à fait incroyable de sa part - et en partant expliqua qu'il
était en train de travailler, avec une réussite exceptionnelle,
à une nouvelle histoire qui lui était venue en rêve,
et qu'il ne voulait être interrompu ou dérangé sous
aucun prétexte, quand bien même la maison viendrait-elle
à prendre feu.
Pendant trois jours une chape de silence tomba sur Skerryvore. Nous ne
nous déplacions plus que sur la pointe des pieds, et quand je passais
la tête par sa porte, je pouvais le voir assis sur son lit, alignant
page après page, sans, apparemment, jamais prendre de repos. Au
bout de trois jours, le mystérieux travail était terminé,
et il nous lut à haute voix, à ma mère et à
moi, le premier jet de Jekyll et Hyde.
Je l'écoutais, fasciné. Stevenson avait une voix qu'auraient
pu lui envier les plus grands acteurs et il lisait avec une intensité
qui me faisait passer des frissons dans la moelle épinière.
Quand il arriva à la fin, quêtant notre approbation avec
un air d'exultation intérieure, comme soulevé par un incroyable
élan de satisfaction - tandis qu'il attendait, et que j'attendais
les cris d'enthousiasme de ma mère - je fus atterré par
ses hésitations. Ses compliments paraissaient convenus, les mots
venaient avec difficulté, et puis tout à coup, elle laissa
fuser ses critiques. Il avait raté l'essentiel, dit-elle, il avait
manqué la dimension allégorique, il avait écrit seulement
une histoire - un magnifique morceau de sensationnalisme - quand il aurait
dû écrire un chef-d'uvre.
Stevenson devint fou de colère. Il tremblait des pieds à
la tête, son manuscrit tremblait entre ses doigts, tout en lui indiquait
qu'il était cruellement vexé. Sa voix, amère, pleine
de défi, couvrait celle de ma mère d'un flot courroucé.
Jamais je ne l'avais vu aussi bouleversé, à ce point outragé.
La scène était si pénible que je sortis, incapable
d'en entendre plus. Et c'est avec le sentiment d'une tragédie irréparable
que j'entendis leurs éclats de voix, depuis la pièce voisine
- des mots indistincts, mais chargés d'une telle émotion
qu'ils me brisaient le cur.
Quand je revins, ma mère était seule. Elle était
assise, pâle et désolée, devant la cheminée
et regardait fixement les flammes. Aucun de nous ne dit mot. L'aurais-je
fait que je l'aurais accablée de reproches, car je pensais qu'elle
avait été cruellement injuste. Puis nous entendîmes
Louis descendre l'escalier, et à la manière dont il fit
irruption dans la pièce, nous crûmes bien, le cur déjà
prêt à défaillir, qu'il allait reprendre de plus belle
la querelle. Mais tout ce qu'il dit fut : "Tu avais raison !
J'avais vraiment raté cette dimension allégorique - après
tout, c'est quand même le point central, l'essence de toute l'histoire."
Et tout en disant cela, comme s'il avait voulu jouir de la déconfiture
de ma mère et de ses vains préparatifs pour l'affronter
encore, il jeta tranquillement le manuscrit dans les flammes ! Imaginez
un peu mes sentiments, et les sentiments de ma mère, tandis que
celui-ci prenait feu devant nous, tandis que ses précieuses pages,
devant nous, plissaient, noircissaient, se tordaient dans les flammes
!
Mon premier sentiment fut qu'il avait agi sous le coup du dépit.
Mais il n'en était rien. II avait été vraiment convaincu,
et cet autodafé, pour lui, était sa juste punition. Comme
ma mère et moi-même hurlions que c'était une folie
que détruire ainsi un manuscrit, il protesta avec véhémence
que "c'était tout mauvais", "en essayant
d'en sauver une partie, je me serais à nouveau fourvoyé.
La seule manière de m'en sortir est de m'ôter toute tentation".
S'ensuivirent trois autres jours de fièvre créatrice pour
lui, pour nous de marche sur la pointe des pieds, de repas où il
ne disait mot, de soirées mornes du fait de son absence, de coups
d'il intimidés par sa porte, tandis qu'assis sur son lit
il écrivait, écrivait, ses feuillets en désordre
sur la courtepointe. L'aboutissement fut le Jekyll et Hyde que
tout le monde connaît, celui qui, traduit dans toutes les langues
européennes - et dans plusieurs langues orientales - a donné
du monde une nouvelle expression.
Sa rédaction fut un extraordinaire exploit, de quelque manière
qu'on le considère. Soixante-quatre mille mots en six jours, plus
de dix mille mots par jour! À ceux qui connaissent mal ces choses
du métier, je dirai que mille mots par jour est déjà
un beau score, pour n'importe quel écrivain de fiction. Anthony
Troloppe s'astreignait à ce rythme, ce fut aussi celui de Jack
London, c'est - et c'était - une sorte de standard de la création
littéraire quotidienne. Stevenson, lui, le multiplia par dix, et
en plus de cela recopia le tout en deux autres jours, pour le poster le
troisième !
C'était un prodigieux exploit, et le plus étonnant c'est
qu'au lieu de montrer après cela quelque lassitude, il parut au
contraire reposé, rajeuni : il vaquait de-ci de-là d'un
air joyeux, exultait comme s'il venait de faire un héritage - cela
faisait bien des mois qu'il n'avait pas paru en aussi bonne santé.
Fanny
Van de Grift-Stevenson, épouse de Stevenson
Quand
mon mari et moi nous quittâmes Hyères pour l'Angleterre,
c'était avec l'intention bien arrêtée d'y revenir
l'hiver suivant. Mais la santé de mon beau-père déclinait
rapidement, et il fallut se rendre à l'évidence qu'un nouveau
départ de son beau-fils aurait été pour lui un coup
sérieux. Nous décidâmes donc, sans trop d'hésitations
- du moins de ma part - de rester à Bornemouth tout le temps qu'il
faudrait. Pour me remercier de mon acceptation et sans doute avec l'espoir
de rendre notre séjour plus permanent, mon beau-père me
fit don d'une charmante petite maison que nous baptisâmes Skerryvore.
La taille en était plutôt réduite, mais se trouvait
largement compensée par la présence d'une pelouse, de massifs
de fleurs, d'un jardin potager et d'un pan de vallon sauvage, où
courait une petite rivière. Près de l'étable, dont
nous ne nous servions guère, attenante à la maison, se trouvait
un pigeonnier recouvert de lierre.
Dès notre première arrivée à Bornemouth M.
W. E. Henley* nous rejoignit, avec le projet d'écrire
des pièces de théâtre en collaboration avec mon mari
; et il nous rendit visite de nouveau quand nous nous installâmes
à Skerryvore. Deacon Brodie avait été joué
à Londres sans guère rencontrer plus qu'un succès
d'estime**. Mais M. Henley espérait
tirer profit de cette expérience pour produire cette fois quelque
chose susceptible de plaire au grand public.
Dans la chambre que mon mari occupait, enfant,
à Édimbourg, il y avait une bibliothèque et une commode
fabriquées par le fameux Deacon
Brodie - respectable artisan le jour, et cambrioleur la nuit.
Cummy (Allison Cunningham) à qui mon mari avait dédié
ses
Child's Garden of Verses, composa, avec sa vive imagination d'Écossaise,
nombre de chansons sur ces meubles très prosaïques pour amuser
l'enfant quelle élevait. Quelques années plus tard mon mari
fut très impressionné par la lecture d'un article sur le
subconscient paru dans une revue scientifique française. Cet article,
combiné avec ses souvenirs de Deacon Brodie, fut à l'origine
de l'idée qu'il développa ultérieurement, dans une
pièce, d'abord, puis dans la nouvelle Markheim
et qui enfin culmina, après une forte fièvre consécutive
à une hémorragie pulmonaire, dans le cauchemar de Jekyll
et Hyde.
Mon mari n'avait guère le goût pour la composition dramatique
bien que
Prince Othon ait été conçu d'abord comme
une pièce de théâtre ; mais M. Henley possédait
une assez extraordinaire faculté d'insuffler aux autres son propre
enthousiasme. Moi-même je me trouvai involontairement entraînée
dans le tourbillon. Je me rappelle que l'on me promit un bracelet de rubis,
sur les bénéfices à espérer de la première
représentation, pour une suggestion faite sur Amiral
Guinée. Les pièces étaient imaginées
et écrites d'abord dans le style passionné, tapageur de
M. Henley, dont l'influence restait prédominante, sauf pour ce
qui touchait à la forme littéraire proprement dite. Une
première esquisse du scénario, encore très mince
et lâche, était tracée, qui se trouvait ensuite développée,
approfondie en une série de paragraphes écrits à
tour de rôle par les deux auteurs. Il était entendu entre
eux que tout ce que l'un critiquait chez l'autre était aussitôt
supprimé sans appel - un procédé dont je ne
puis m'empêcher de penser qu'il était surtout dommageable
au travail des deux. En matière de théâtre, mon mari
cherchait à réaliser un tour de force**
littéraire, en s'appuyant sur les conventions classiques - M.
Henley, lui, songeait avant tout à épater le public. Il
est possible que chacun, seul, aurait pu connaître le succès,
mais ensemble, cela relevait par trop de la gageure. "Ça
va les faire sauter au plafond, mon garçon !" hurlait
M. Henley en martelant la table jusqu'à faire vaciller l'encrier.
"Mais non, Henley", protestait mon mari d'un air las,
"vous êtes trop brutal. Il faut atténuer cela."
Mais en vertu de leur accord préalable, la scène était
rejetée, et dans la nouvelle version quelque chose était
perdu pour les deux.
Pendant le séjour de M. Henley à Skerryvore, plusieurs amis
prirent l'habitude de venir passer deux heures presque chaque soir en
notre compagnie. Il y avait là M. Henry
James, M. John
Sargent,
Mme de Mattos, M. Sully, M. Walter Lemon, les Mlles Taylor, Mlle Ferrier,
et Robert
Allan Stevenson. Ces soirées passées en discussions
savantes, passionnantes, brillantes, devaient compter parmi les expériences
les plus agréables qu'ait connues mon mari. Mais quand elles lui
furent interdites par le docteur comme étant nerveusement exténuantes,
il retourna avec une pathétique passivité au "royaume
de courtepointe" (son lit) où il tua le temps en jouant
du flageolet - et quand cela aussi lui fut interdit, il se rabattit sur
les problèmes d'échecs que nous lui trouvions dans le journal.
Les échecs n'étaient peut-être pas une panacée
pour son esprit et ses nerfs épuisés par des journées
de travail dans la compagnie accablante de M. Henley. Fort heureusement
mon mari avait cette chance de pouvoir dormir à volonté.
Il pouvait dire "réveillez-moi dans une demi-heure",
poser sa tête sur l'oreiller et plonger aussitôt dans un sommeil
réparateur. Or, pour la première fois de son existence,
voilà que son sommeil devint agité, intermittent. Les "brownies"***
s'activaient en lui pendant toutes les heures de la nuit, le tourmentaient
avec des problèmes d'échecs restés en suspens, des
scènes personnelles depuis longtemps oubliées revenaient
le hanter. Ce fut précisément pendant un arrêt forcé
de sa collaboration avec M. Henley que lui vint l'inspiration de l'Étrange
Cas du Dr. Jekyll et de M. Hyde. Les cris d'horreur poussés
par mon mari dans son sommeil me poussèrent à le réveiller
- à sa plus grande indignation. "J'étais juste en
train de rêver un superbe conte de terreur", me dit-il
d'un ton de reproche - et il me fit un rapide récit de Jekyll et
Hyde jusqu'à la scène de la transformation, qu'il était
en train de rêver quand je l'avais interrompu.
Dès l'aube, il se mit fiévreusement au travail. En trois
jours le premier jet, de trente mille mots, fut terminé, puis aussitôt
détruit et réécrit d'un tout autre point de vue -
celui de l'allégorie, qui était latente mais avait été
manquée, probablement par trop de hâte, et du fait de la
trop grande proximité du cauchemar. Au bout de trois autres jours
le livre, si l'on excepte quelques corrections, mineures, était
prêt pour l'impression. La quantité de travail imposée
par ce tour de force était énorme. Qu'un invalide dans l'état
de santé de mon mari ait été capable d'abattre seul
un tel labeur - soixante mille mots jetés sur le papier en six
jours ! - paraît presque inimaginable. Il souffrait d'hémorragies
continuelles et parlait avec difficulté, sa conversation se faisait
le plus souvent par le truchement d'une ardoise et d'un crayon. Il ne
pouvait recevoir deux personnes à la fois dans sa chambre, et quand
quelqu'un obtenait l'autorisation du docteur l'entrevue ne devait pas
dépasser quinze minutes - la tâche ingrate de monter la garde
devant sa porte, sur le palier, une montre à la main et d'avertir
le visiteur que le délai était passé, bien évidemment,
m'incombait.
Le succès de Jekyll et Hyde fut immédiat et phénoménal,
tant en Angleterre qu'aux États-Unis, où parurent des éditions
pirates. L'histoire fut reprise par des prêtres dans leurs sermons,
elle fut adaptée pour la scène au moins à trois reprises,
la seule version vraiment satisfaisante étant celle de M. T. R.
Sullivan qui envoya son manuscrit à mon mari, pour qu'il y apporte
ses corrections, et fasse ses suggestions. Il est curieux de voir à
quel point le public peut identifier un auteur aux personnages d'un de
ses livres. L'apparence de mon mari fut ainsi décrite comme une
sorte de croisement grotesque entre le Dr Jekyll et M. Hyde. Un critique
écrivit même : "Il ressemble à un noyé
que l'on aurait retiré de l'eau juste à temps, ses longs
cheveux encore mouillés, et collés à son visage."
Même les peintres qui firent son portrait essayèrent de suggérer
quelque chose de bizarre et spectral dans sa physionomie. Aucun, par contre,
ne semble avoir eu l'idée de l'imaginer en Prince Othon
qui lui ressemble bien plus.
II reçut beaucoup de lettres étranges, tout particulièrement
de la part de spirites et de théosophes, lesquels s'imaginaient
qu'il avait reçu quelques "directives" de l'au-delà
pour le guider dans ses descriptions de la double vie. Une comtesse allemande
lui demanda si le récit était vraiment le résultat
d'un rêve, en l'assurant que si tel était le cas, il se trouvait
dans une situation des plus précaires car les forces de "la
magie blanche et de la magie noire" se disputaient son âme.
La comtesse le suppliait d'accepter les vérités de la théosophie,
car les forces de la magie noire, sinon, allaient prendre le dessus, et
les conséquences, assurait-elle, "en seraient dramatiques".
*William Ernest Henley était un ami de Stevenson
qui s'inspira de son handicap pour décrire le personnage de Long
John Silver, pirate de L'Île au trésor. Henley et
Stevenson collaborèrent d'ailleurs à l'écriture de
plusieurs pièces de théâtre dont l'une est traduite
en français : Amiral
Guinée.
**en
français dans le texte
***C'est dans le texte sur les rêves qu'il
dit à propos de la création qu'une part revient à
quelques "démons familiers" qu'il appelle "brownies",
petits lutins familiers, capricieux et facétieux (A
chapter on dreams) : voir ici
les extraits principaux de ce texte étonnant.
Quand
Voix au chapitre lit Stevenson : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/stevenson_dr_jekyll.htm
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