LES COULISSE DU ROMAN Dr Jekyll et Mr Hyde :
témoignage de sa femme Fanny

(écrit pour l'édition Tusitala en 1924 de The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde et repris dans les annexes d'Essais sur l'art de la fiction de Stevenson)

Quand mon mari et moi nous quittâmes Hyères pour l'Angleterre, c'était avec l'intention bien arrêtée d'y revenir l'hiver suivant. Mais la santé de mon beau-père déclinait rapidement, et il fallut se rendre à l'évidence qu'un nouveau départ de son beau-fils aurait été pour lui un coup sérieux. Nous décidâmes donc, sans trop d'hésitations - du moins de ma part - de rester à Bornemouth tout le temps qu'il faudrait. Pour me remercier de mon acceptation et sans doute avec l'espoir de rendre notre séjour plus permanent, mon beau-père me fit don d'une charmante petite maison que nous baptisâmes Skerryvore. La taille en était plutôt réduite, mais se trouvait largement compensée par la présence d'une pelouse, de massifs de fleurs, d'un jardin potager et d'un pan de vallon sauvage, où courait une petite rivière. Près de l'étable, dont nous ne nous servions guère, attenante à la maison, se trouvait un pigeonnier recouvert de lierre.
Dès notre première arrivée à Bornemouth M. W. E. Henley* nous rejoignit, avec le projet d'écrire des pièces de théâtre en collaboration avec mon mari ; et il nous rendit visite de nouveau quand nous nous installâmes à Skerryvore. Deacon Brodie avait été joué à Londres sans guère rencontrer plus qu'un succès d'estime**. Mais M. Henley espérait tirer profit de cette expérience pour produire cette fois quelque chose susceptible de plaire au grand public.
Dans la chambre que mon mari occupait, enfan
t, à Édimbourg, il y avait une bibliothèque et une commode fabriquées par le fameux Deacon Brodie - respectable artisan le jour, et cambrioleur la nuit. Cummy (Allison Cunningham) à qui mon mari avait dédié ses Child's Garden of Verses, composa, avec sa vive imagination d'Écossaise, nombre de chansons sur ces meubles très prosaïques pour amuser l'enfant quelle élevait. Quelques années plus tard mon mari fut très impressionné par la lecture d'un article sur le subconscient paru dans une revue scientifique française. Cet article, combiné avec ses souvenirs de Deacon Brodie, fut à l'origine de l'idée qu'il développa ultérieurement, dans une pièce, d'abord, puis dans la nouvelle Markheim et qui enfin culmina, après une forte fièvre consécutive à une hémorragie pulmonaire, dans le cauchemar de Jekyll et Hyde.
Mon mari n'avait guère le goût pour la composition dramatique bien que Prince Othon ait été conçu d'abord comme une pièce de théâtre ; mais M. Henley possédait une assez extraordinaire faculté d'insuffler aux autres son propre enthousiasme. Moi-même je me trouvai involontairement entraînée dans le tourbillon. Je me rappelle que l'on me promit un bracelet de rubis, sur les bénéfices à espérer de la première représentation, pour une suggestion faite sur Amiral Guinée. Les pièces étaient imaginées et écrites d'abord dans le style passionné, tapageur de M. Henley, dont l'influence restait prédominante, sauf pour ce qui touchait à la forme littéraire proprement dite. Une première esquisse du scénario, encore très mince et lâche, était tracée, qui se trouvait ensuite développée, approfondie en une série de paragraphes écrits à tour de rôle par les deux auteurs. Il était entendu entre eux que tout ce que l'un critiquait chez l'autre était aussitôt supprimé sans appel - un procédé dont je ne puis m'empêcher de penser qu'il était surtout dommageable au travail des deux. En matière de théâtre, mon mari cherchait à réaliser un tour de force** littéraire, en s'appuyant sur les conventions classiques - M. Henley, lui, songeait avant tout à épater le public. Il est possible que chacun, seul, aurait pu connaître le succès, mais ensemble, cela relevait par trop de la gageure. "Ça va les faire sauter au plafond, mon garçon !" hurlait M. Henley en martelant la table jusqu'à faire vaciller l'encrier. "Mais non, Henley", protestait mon mari d'un air las, "vous êtes trop brutal. Il faut atténuer cela." Mais en vertu de leur accord préalable, la scène était rejetée, et dans la nouvelle version quelque chose était perdu pour les deux.
Pendant le séjour de M. Henley à Skerryvore, plusieurs amis prirent l'habitude de venir passer deux heures presque chaque soir en notre compagnie. Il y avait là M. Henry James, M. John Sargent, Mme de Mattos, M. Sully, M. Walter Lemon, les Mlles Taylor, Mlle Ferrier, et Robert Allan Stevenson. Ces soirées passées en discussions savantes, passionnantes, brillantes, devaient compter parmi les expériences les plus agréables qu'ait connues mon mari. Mais quand elles lui furent interdites par le docteur comme étant nerveusement exténuantes, il retourna avec une pathétique passivité au "royaume de courtepointe" (son lit) où il tua le temps en jouant du flageolet - et quand cela aussi lui fut interdit, il se rabattit sur les problèmes d'échecs que nous lui trouvions dans le journal. Les échecs n'étaient peut-être pas une panacée pour son esprit et ses nerfs épuisés par des journées de travail dans la compagnie accablante de M. Henley. Fort heureusement mon mari avait cette chance de pouvoir dormir à volonté. Il pouvait dire "réveillez-moi dans une demi-heure", poser sa tête sur l'oreiller et plonger aussitôt dans un sommeil réparateur. Or, pour la première fois de son existence, voilà que son sommeil devint agité, intermittent. Les "brownies"*** s'activaient en lui pendant toutes les heures de la nuit, le tourmentaient avec des problèmes d'échecs restés en suspens, des scènes personnelles depuis longtemps oubliées revenaient le hanter. Ce fut précisément pendant un arrêt forcé de sa collaboration avec M. Henley que lui vint l'inspiration de l'Étrange Cas du Dr. Jekyll et de M. Hyde. Les cris d'horreur poussés par mon mari dans son sommeil me poussèrent à le réveiller - à sa plus grande indignation. "J'étais juste en train de rêver un superbe conte de terreur", me dit-il d'un ton de reproche - et il me fit un rapide récit de Jekyll et Hyde jusqu'à la scène de la transformation, qu'il était en train de rêver quand je l'avais interrompu.
Dès l'aube, il se mit fiévreusement au travail. En trois jours le premier jet, de trente mille mots, fut terminé, puis aussitôt détruit et réécrit d'un tout autre point de vue - celui de l'allégorie, qui était latente mais avait été manquée, probablement par trop de hâte, et du fait de la trop grande proximité du cauchemar. Au bout de trois autres jours le livre, si l'on excepte quelques corrections, mineures, était prêt pour l'impression. La quantité de travail imposée par ce tour de force était énorme. Qu'un invalide dans l'état de santé de mon mari ait été capable d'abattre seul un tel labeur - soixante mille mots jetés sur le papier en six jours ! - paraît presque inimaginable.
Il souffrait d'hémorragies continuelles et parlait avec difficulté, sa conversation se faisait le plus souvent par le truchement d'une ardoise et d'un crayon. Il ne pouvait recevoir deux personnes à la fois dans sa chambre, et quand quelqu'un obtenait l'autorisation du docteur l'entrevue ne devait pas dépasser quinze minutes - la tâche ingrate de monter la garde devant sa porte, sur le palier, une montre à la main et d'avertir le visiteur que le délai était passé, bien évidemment, m'incombait.
Le succès de Jekyll et Hyde fut immédiat et phénoménal, tant en Angleterre qu'aux États-Unis, où parurent des éditions pirates. L'histoire fut reprise par des prêtres dans leurs sermons, elle fut adaptée pour la scène au moins à trois reprises, la seule version vraiment satisfaisante étant celle de M. T. R. Sullivan qui envoya son manuscrit à mon mari, pour qu'il y apporte ses corrections, et fasse ses suggestions. Il est curieux de voir à quel point le public peut identifier un auteur aux personnages d'un de ses livres. L'apparence de mon mari fut ainsi décrite comme une sorte de croisement grotesque entre le Dr Jekyll et M. Hyde. Un critique écrivit même : "Il ressemble à un noyé que l'on aurait retiré de l'eau juste à temps, ses longs cheveux encore mouillés, et collés à son visage." Même les peintres qui firent son portrait essayèrent de suggérer quelque chose de bizarre et spectral dans sa physionomie. Aucun, par contre, ne semble avoir eu l'idée de l'imaginer en Prince Othon qui lui ressemble bien plus.
II reçut beaucoup de lettres étranges, tout particulièrement de la part de spirites et de théosophes, lesquels s'imaginaient qu'il avait reçu quelques "directives" de l'au-delà pour le guider dans ses descriptions de la double vie. Une comtesse allemande lui demanda si le récit était vraiment le résultat d'un rêve, en l'assurant que si tel était le cas, il se trouvait dans une situation des plus précaires car les forces de "la magie blanche et de la magie noire" se disputaient son âme. La comtesse le suppliait d'accepter les vérités de la théosophie, car les forces de la magie noire, sinon, allaient prendre le dessus, et les conséquences, assurait-elle, "en seraient dramatiques".


*William Ernest Henley était un ami de Stevenson qui s'inspira de son handicap pour décrire le personnage de Long John Silver, pirate de L'Île au trésor. Henley et Stevenson collaborèrent d'ailleurs à l'écriture de plusieurs pièces de théâtre dont l'une est traduite en français : Amiral Guinée.
**en français dans le texte
***C'est dans le texte sur les rêves qu'il dit à propos de la création qu'une part revient à quelques "démons familiers" qu'il appelle "brownies", petits lutins familiers, capricieux et facétieux (A chapter on dreams) : voir ici les extraits principaux de ce texte étonnant.


Quand Voix au chapitre lit Stevenson : http://www.voixauchapitre.com/archives/2019/stevenson_dr_jekyll.htm