Le Livre de poche, Prix Goncourt des lycéens
Quatrième de couverture :
Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien. Je tiens à le dire.
Il faut que tout le monde le sache. Moi je n'ai rien fait, et lorsque
j'ai su
ce qui venait de se passer, j'aurais aimé ne jamais en parler,
ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens
de façon à ce qu'elle demeure tranquille comme une fouine
dans une nasse de fer. Mais les autres m'ont forcé : "Toi,
tu sais écrire, m'ont-ils dit, tu as fait des études."
J'ai répondu que c'étaient de toutes petites études,
des études même pas terminées d'ailleurs, et qui ne
m'ont pas laissé un grand souvenir. Ils n'ont rien voulu savoir
: "Tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise,
et comment aussi ils peuvent dire les choses [
]."
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Philippe CLaudel
Le Rapport de Brodeck
Le groupe de Tenerife a lu ce livre en
octobre 2020.
Nous avions lu
Les âmes grises en 2005.
Nieves
Pourquoi j'ai aimé ce roman ?
Je pense que c'est un livre singulier, saisissant, faisant sous-entendre
tout le temps les vicissitudes de l'âme humaine. De ce fait, on
le sent vraiment proche de nous, malgré la distance dans le temps
des faits qu'il raconte (les horreurs du camp pendant la Seconde guerre
mondiale, les conséquences de toutes ces horreurs dans un petit
village bucolique où la misère de l'après guerre
et la peur de tout ce qui vient de l'extérieur rend les personnes
méchantes jusqu'à devenir capables de planifier un meurtre).
Il y a quelques chapitres qui m'ont vraiment frappée, comme celui
où la femme de l'officier du camp, d'une beauté spectaculaire,
bien sapée et se promenant avec son bébé dans ses
bras, choisit chaque jour quel prisonnier il faut tuer. Après cela
on ne s'étonne pas de la façon dont elle meurt lors de l'entrée
des alliés dans le camp, abandonnée dans la boue et la souillure.
On se dit : y a-t-il une justice quelque part qui lui fait payer
sa méchanceté envers des êtres humains sans défense ?
C'est cette opposition entre la beauté de la femme, l'innocence
d'un bébé et le spectacle épouvantable des soldats
dans le camp qui m'a vraiment secouée comme lectrice.
Un chapitre que j'aimerais signaler aussi c'est celui de l'aveu du curé
à Brodeck, où il lui explique comment, lorsque qu'il découvre
que la religion est une fraude et un mensonge, il se réfugie dans
l'alcool. Il considère qu'en tant que dépositaire de l'iniquité
humaine de tout le village, il n'est que l'égout de cette petite
communauté humaine où cependant il continue à jouer
son rôle, rien que pour aider deux ou trois vieilles femmes qui
croient toujours en Dieu. Cet aveu d'un ivrogne, devenu une sorte de dépouille
humaine dans la plus grande solitude sauf la présence silencieuse
de Brodeck, m'a semblé tout à fait déchirante
Évidemment, il y a aussi l'Anderer, l'étranger, personnage
vraiment étrange par sa façon de parler, de s'adresser aux
gens du village, de parler à ses animaux et par sa tenue extravagante
absolument inappropriée pour l'endroit où il arrive. Il
éveille tout de suite la méfiance de tout le village où
personne de l'extérieur n'était venu après la guerre.
On comprend facilement le choc entre ce qu'il représente (on sent
qu'il est très cultivé, il lit, il dessine, il se promène
dans la nature avec un petit cahier qu'il ne quitte jamais) et les habitudes
des villageois. Et le comble de ce choc arrive lorsqu'il leur organise
une exposition avec les portraits de chacun d'eux. En regardant leurs
portraits, ils se sentent offensés par cet étranger et incapables
de saisir les intentions du personnage envers eux, alors ils décident
de l'éliminer. C'est un personnage qui sert à poser la question
de la non acceptation du différent ; en fait, on sent dès
le début comment ça va se terminer. Brodeck aussi est un
élément venu de l'extérieur, il ne se sent pas non
plus accepté par les gens du village et devant l'horreur du crime
commis et en imaginant que lui et sa famille peuvent être aussi
en danger, s'enfuit. On trouve donc deux attitudes devant le conflit :
faire face en dépit du danger comme Anderer ou s'enfuir et sauver
la vie. Le problème de l'acceptation de l'autre n'a pas de solution,
il n'y a pas d'entente possible.
Pourtant on peut comprendre également les réactions un peu
viscérales de ce petit village anéanti par la guerre qui
se réfugie dans leur terroir où il se sent le mieux rassuré.
Il souffre tout de même les difficultés à vivre entraînées
par le cataclysme de la guerre et par l'isolement.
Bref, c'est un livre sur lequel on peut réfléchir énormément
et discuter des thèmes universels qui touchent à tout être
humain : la peur, le manque de confiance sur soi même, la souffrance,
la faiblesse, les sentiments contradictoires, l'empathie et le rejet du
différent
José Luis
Avec Le rapport de Brodeck c'est la première fois que je
lis un livre de Philippe Claudel, auteur qui m'était inconnu, même
si son nom me disait quelque chose, sans doute pour l'avoir entendu dans
l'une ou l'autre des émissions culturelles de France Culture que
j'ai l'habitude d'écouter. Quoi qu'il en soit, ce roman a été
pour moi une très belle surprise. J'ai beaucoup aimé, pour
plusieurs raisons, et s'il ne m'a rien appris sur la vie, ne m'a pas interrogé,
ni questionné, ni déporté, qui sont normalement les
raisons qui me font apprécier un livre, il m'a quand même
conforté.
Conforté, parce qu'il est écrit. Je ne dis pas bien écrit,
parce que beaucoup peuvent bien écrire, c'est le moins qu'on puisse
attendre de quelqu'un qui vit ou veut vivre "de sa plume" - comme
l'on disait autrefois -, mais écrit, c'est-à-dire,
un livre dont le contenu ce n'est pas l'histoire racontée mais
le travail d'écriture à l'uvre lequel, s'adaptant
merveilleusement aux diverses avatars de l'action - tantôt
poétique et tendre tantôt brutal et presque insoutenable -
donne comme résultat une écriture singulière et unique
et, pour cela même, irremplaçable.
Conforté, parce que Claudel montre un grand respect pour le lecteur :
par exemple, il n'a pas besoin de tout dire, de tout situer dans le temps
et dans l'espace, pour que celui-ci sache parfaitement dans quel temps
et dans quel espace se situe l'action.
Conforté, par la présence dans le roman de réflexions
proprement psychosociophilosophiques qui émaillent l'uvre
et qui lui donnent une hauteur et une dignité qui font de ce livre
un de ces textes littéraires qui permettent d'affirmer qu'il n'y
a pas de véritable différence entre littérature et
philosophie, ou que la littérature, la grande, fait de la philosophie
par d'autres moyens, dépassant ainsi ce lieu commun qui voudrait
que la littérature nous conduit à sentir ce que nous pensons
tandis que la philosophie nous aiderait à penser ce que nous ressentons.
Et quel en est le sujet de réflexion dans ce texte ? L'altérité,
et plus précisément la difficulté d'accepter l'altérité,
la singularité de l'autre, surtout si c'est un autre qui veut rester
autre, qui refuse de se laisser attraper par la volonté d'emprise
du plus grand nombre, et cela au prix même de la perte de sa vie.
Anderer - cet étranger étrange : étrange parce
que étranger et étranger parce qu'étrange -
est ainsi, à mes yeux, une sorte de "Messie" qui vient
dénoncer l'hypocrisie générale et qui, pour cela,
doit nécessairement mourir. Mais dans le roman il y a un autre
exemple de fonctionnement de l'altérité, positif, cette
fois-ci, et au plus haut degré : c'est celui de Brodeck, capable
d'aimer avec la plus grande tendresse sa femme, psychiquement absente,
à la suite des terribles violences subies aux mains d'autres étrangers,
effectivement dangereux ceux-là et pourtant docilement acceptés
par la population, et la fille née de cette violence-là.
Une dernière observation pour conclure : Philippe Claudel
réalise dans ce roman l'exploit d'écrire un texte de grande
complexité qui se lit toujours avec une grande facilité.
Sans cette facilité de lecture, aurait-il reçu le Prix Goncourt
des Lycéens 2007 ?
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