Tout a donc commencé par des questions. Or je ne pouvais pas les poser : elles étaient toutes proscrites.

"Je croyais que le judaïsme consistait à poser des questions, justement ? me fit-on souvent remarquer par la suite. Le Talmud lui-même n'est-il pas tissé de questions ?"

Le judaïsme tel que le pratiquent la plupart des Juifs libéraux diffère radicalement de celui des Juifs hassidiques, de celui du Baal Shem Tov, du Rachi, ou de Rabbi Akiva : les ultra-orthodoxes autorisent les questions, certes, mais seulement certaines d'entre elles, et posées d'une certaine manière. D'après le Talmud, "celui qui pose une de ces quatre questions aurait mieux fait de ne pas venir au monde : qu'y a-t-il au-dessus de nos têtes ? Qu'y a-t-il sous nos pieds ? Où est le passé ? Que sera l'avenir ?" Dans ces conditions, lorsqu'un fidèle se trouve assailli par des interrogations sans réponse, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même. S'il s'interroge, c'est qu'il n'a pas assez prié, pas assez étudié, pas assez purifié son cœur et son esprit : l'enseignement de la Torah ne peut y pénétrer et chasser ses doutes.

"Qu'est-ce qui t'a fait perdre la foi ?" m'a-t-on maintes fois demandé par la suite. Cette question me troublait plus que d'autres, parce que les événements qui m'avaient transformé étaient aussi variés et pluriels que la vie même. Je n'avais pas changé à la suite d'une révélation fulgurante : j'avais entamé un long processus, une quête ponctuée de tâtonnements puis de découvertes, de croyances puis de contestations de ces croyances, de questions déplaisantes suivies d'efforts désespérés pour les éviter, par la violence si nécessaire - efforts qui se soldaient invariablement par un échec. Peu à peu, ma quête devint trop pressante, trop vitale pour être abandonnée. Impossible de faire taire les doutes qui me hantaient. Impossible pourtant de leur opposer des arguments simples et clairs. Tout juste parvenais-je à assembler des éléments de réponse confus et contradictoires. En moi, l'espoir se muait alors en désillusion, avant de reprendre lentement le dessus, mais si faible, si vacillant qu'il ravivait bientôt mes doutes. Un cycle infernal, en somme.

Je me souviens encore de la première fois où je me suis posé des questions auxquelles je ne pouvais répondre. Elles ne portaient pas sur mes croyances religieuses mais, de manière plus prosaïque, sur la jeune fille qu'on m'avait proposée en mariage. Est-elle jolie ? Intelligente ? Sympathique ? Et si elle n'est rien de tout cela, pourrai-je dire non ? Les mots se bousculaient, tournaient en boucle dans mon esprit. Les interrogations qui m'ont assailli par la suite - Dieu existe-t-il ? Notre religion est-elle réellement porteuse de vérités essentielles sur l'univers ? Ma foi est-elle plus juste que celle d'un autre ? - peuvent paraître plus nobles. A dix-huit ans, je n'avais pas encore de grandes questions à poser. Celles qui me taraudaient me semblaient si triviales que je redoutais de les énoncer à voix haute. Ainsi que je l'avais appris, "le charme est trompeur, la beauté est vaine. Seules les femmes ferventes sont dignes de louanges". Ma promise était très croyante, m'avait-on assuré. À quoi bon chercher à en savoir plus ?

Je faisais une lessive quand j'ai appris l'identité de ma future femme.

Shulem Deen
Celui qui va vers elle ne revient pas
Folio, p. 26-27


Voix au chapitre a programmé Shulem Deen en mars 2021
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/deen.htm