La nouvelle "Le Père-Lachaise" dans Le Goût âpre des kakis
invite à se rendre au Père Lachaise...
(voir ici la séquence se déroulant dans le cimetière)

Sadegh Hedayat, mentionné à plusieurs reprises dans cette nouvelle, est enterré dans la 85e division du cimetière du Père-Lachaise, dans ce qui fut l'enclos musulman, créé en 1857, alors délimité par une clôture. Une mosquée y est construite par la Turquie, la première mosquée de France. En 1881, une loi interdit les carrés confessionnels : la clôture de l'enclos musulman est retirée, une haie végétale plantée conservée ; la mosquée, non entretenue, sera détruite en 1914.

L'ancien enclos musulman
est signalé sur cette tombe
En face de la tombe d'Hedayat, celle du chanteur algérien Idir
Non loin,
celle du sultan de Zanzibar
mort à Paris en 1912


Au centre, au loin, la tombe de Hedayat
Sa tombe,
avec la chouette...
À deux pas,
la tombe de Proust
Photos de Claire en mars 2021              


Sadegh Hedayat, né à Téhéran en 1903 et mort à Paris en 1951, écrivain et traducteur, est considéré comme l'un des plus grands écrivains de l'Iran moderne. On lui doit pour la première fois en Iran une véritable écriture romanesque, car avant lui la littérature n'était presque exclusivement que représentée par la poésie.

Sa famille est aristocratique : son arrière-grand-père, Mirza Reza Qoli Khan Hedayat (1800-1871), était l'historiographe et poète de la cour des Qadjars et également précepteur des fils du chah. Plusieurs membres de sa famille furent ministres auprès de la cour.
Sadegh Hedayat fait ses études au collège français de Téhéran. En 1925, il fait partie des quelques étudiants sélectionnés qui se rende en Europe pour poursuivre leurs études : d'abord des études d'ingénieur en Belgique, qu'il a abandonnées au bout d'un an pour étudier l'architecture en France. Là, il abandonne l'architecture à son tour pour poursuivre la dentisterie...
Dans cette période, il fait la connaissance de Thérèse, une Parisienne avec qui il a une histoire d'amour. En 1927, Hedayat tente de se suicider en se jetant dans la Marne, mais il est secouru par un bateau de pêche. Après quatre ans en France, il renonce finalement à sa bourse et rentre chez lui en 1930 sans diplôme.

En Iran, occupe divers emplois pendant de courtes périodes. Il consacre sa vie à étudier la littérature occidentale, à enquêter sur l'histoire et le folklore iraniens et à écrire.
Il voyage en Inde en 1936. C'est au cours de ce long voyage qu'il s'initie au moyen perse à Bombay : il y achève et publie The Blind Owl (La Chouette aveugle) qu'il avait commencé à écrire à Paris dès 1930. Estampillé "Pas à vendre ni à publier en Iran" à Bombay, il est apparu pour la première fois à Téhéran en 1941 (en tant que feuilleton dans un quotidien), après l'abdication de Reza Shah et a eu un retentissement. Il a ensuite été interdit, apparemment parce qu'il a conduit les lecteurs au suicide...

Son œuvre est en effet marquée par la hantise du suicide, mais est traversée aussi par la description des mœurs persanes décrites avec humour et poésie. Traducteur du moyen perse, il avait une immense admiration pour le folklore iranien alliée à un certain mépris pour les superstitions et le pouvoir des mollahs archaïques qu'il qualifiait de « têtes de choux ».
Son chef-d'œuvre, La Chouette aveugle, raconte les hallucinations d'un opiomane poursuivi par les interférences d'une vie antérieure. En France, l'ouvrage, traduit en français en 1953 par Roger Lescot, et paru chez José Corti, est salué par Henry Miller, par André Breton...
Il a été adapté à trois reprises au cinéma.
L'écrivain était fortement marqué entre autres par Edgar Poe, Maupassant (qu'il traduit), Rilke, Kafka (qu'il traduit du français), Virginia Woolf, Hermann Hesse, William Faulkner ou Tchékhov. Outre ses romans, il est également l'auteur de deux pièces de théâtre, de récits de voyage et de divers essais.
En 2006, la republication de l'œuvre de Hedayat sous une forme non censurée a été interdite en Iran, dans le cadre d'une purge radicale.

Accablé de désespoir, Hedayat quitte Téhéran et se rend à Paris, où il loue un appartement. Quelques jours avant son suicide, Hedayat déchire tous ses travaux inédits. Il bouche portes et fenêtres de son appartement avec du coton, puis ouvre le robinet de gaz. Deux jours plus tard, son corps est retrouvé par la police, avec une note laissée pour ses amis qui dit : "Je suis parti et je t'ai brisé le cœur. C'est tout." Il laisse de l'argent en évidence pour payer ses obsèques.


Extrait de la nouvelle "Le Père-Lachaise", Le Goût âpre des kakis, p. 122 à 125


« Dans le temps, les discussions de Jean, Minouche, Shahab et Morad sur l'art et la littérature commençaient toujours par des cris et des critiques qu'ils se lançaient les uns aux autres. Au début, Taraneh était terrorisée par les insultes, les verres et les bouteilles qu'on frappait sur la table, étonnée que cela s'achevât dans la concorde générale, le rire et les blagues, et la promesse de se revoir le lendemain soir.
- Vous qui finissez toujours par tomber d'accord, pourquoi commencez-vous par vous disputer ? avait-elle demandé un jour à Morad.
- Des disputes ? Mais qui se dispute ? s'était étonné Morad en éclatant de rire.
Plongeant la main dans les cheveux de Tanareh, il avait emmêlé un peu plus ses boucles en désordre, lui expliquant patiemment qu'on appelait ça "une discussion constructive". Le seul cas qui ne faisait pas l'objet d'une discussion constructive était celui de Sadegh Hedayat ; ils s'accordaient tous les quatre pour dire qu'il était "le seul auteur sérieux de notre littérature contemporaine".
Taraneh avait lu peu à peu toute son œuvre. Elle s'était ennuyée à la lecture de la Chouette aveugle. Elle avait pleuré à celle de Dash Akol et de Chien errant. Elle n'avait rien compris à Mazyar.
Quand ils entrèrent au Père-Lachaise, comme chaque fois qu'elle allait à Behecht-e Zahrâ ou Ebn-e Babouyeh (1), Taraneh fut prise d'angoisse.
Morad s'assit devant la tombe de Sadegh Hedayat.
Au bout d'une demi-heure, Taraneh eut froid. Plusieurs fois elle eut envie de dire "On s'en va? " mais elle se souvint de Jean qui répétait toujours à Minouche : " Ce que vous faites de pire, vous les femmes, c'est de tanner les hommes ! Si les femmes comprenaient que les hommes ont parfois besoin de solitude, le monde serait plus supportable ! "
Elle se leva, s'éloigna de Morad pour lire les noms et les dates de naissance et de mort sur les pierres tombales. Elle parvint jusqu'à la tombe de Marcel Proust dont Morad lui avait parlé maintes fois et dont Minouche disait que si elle apprenait le français, c'était afin de pouvoir lire ses œuvres dans leur langue d'origine. Où était-elle maintenant ? Apprenait-elle toujours le français ?

Le mariage de Minouche et de Shahab n'avait pa
s tenu deux ans. Minouche avait mis leur enfant dans les bras de Shahab en déclarant qu'elle partait en voyage. Elle avait envoyé une ou deux cartes postales d'Angleterre à Taraneh et à Morad, puis n'avait plus donné signe de vie.
- Où qu'elle aille, disait Morad, on finira par la retrouver aux États-Unis.
Jean y avait fondé une entreprise de location de voitures quelques années auparavant. Les amis qui en recevaient parfois des nouvelles affirmaient qu'il se faisait "de l'or en barre". Shahab s'était remarié depuis avec une femme de dix ans plus âgée que lui, qui avait trois enfants d'un premier mariage et avait accepté d'élever aussi l'enfant de Minouche et de Shahab. Mais elle n'aimait pas les amis de son nouveau mari.
Taraneh se retrouva devant deux tombes de même dimension et de même forme, entourées de grilles. Sur chacune d'elles était posé un bouquet de fleurs de porcelaine couvertes de poussière. Elle lut les noms gravés ; "le mari et la femme" se dit-elle. En passant un doigt sur la grille poussiéreuse elle pensa : "Voilà ce que c'est qu'aimer."
La tombe suivante était recouverte de mousse. Sans doute personne ne l'avait-il visitée depuis longtemps. Morad se mit à rire dans son dos en plissant la bouche et le nez :

- Les vieux tombeaux, on les rase pour faire de la place aux nouveaux clients !
Quand ils sortirent du Père-Lachaise, Morad se retourna pour contempler le vieux cimetière et ses marronniers :
- Quel bonheur !
- Quoi ?
- De se faire enterrer ici ! »

(1) Deux grands cimetières de Téhéran.

Esprits Nomades nous en dit plus sur Sadeg Hedayat ICI.


Voix au chapitre a programmé Zoyâ Pirzâd en avril 2021
http://www.voixauchapitre.com/archives/2020/pirzad.htm