Pourquoi avoir choisi le thème des nuages ?
Pourquoi
ai-je choisi ce sujet des nuages ? Pour faire un roman. Bien entendu,
volens nolens, on est amené à se situer. Le nuage est
un non-objet. La météorologie m'intéresse parce
que c'est mondial. Parler des nuages, c'était parler d'un monde
fini, au sens de la finitude. Mais c'était aussi faire un roman
écologique au sens très large et le mot "fini"
est à entendre d'une autre façon.
(réponse
en
2009)
Je
voulais écrire un roman qui concerne le global. Tous les soirs
au journal, une chose redit que le monde est un système clos
: les cartes météorologiques. Ce qui est fascinant dans
le climat, c'est ce qu'on appelle l'invariance d'échelle, c'est-à-dire
que la météo concerne à la fois le local et le
global.
(réponse en
2012)
Et
la documentation sur les nuages ?
J'ai
commencé à la Mecque de la météo, à
Londres, [
] pour des raisons historiques diverses. Essentiellement
à Londres. Aussi avec l'idée d'être influencé
par le monde anglo-saxon, américain, anglais, parce que je ne
voulais pas faire un roman franco-français. Je n'aime pas le
roman français psychologique actuel. La documentation, ce n'est
pas un roman savant, scientifique non plus. C'est sortir des impasses
du roman psychologique français. (réponse
en
2006)
Je
me suis plongé dans la question pour écrire ce roman.
Comme je vivais en Grande-Bretagne à l'époque, je suis
allé à la British Library, où j'ai pu consulter
des exemplaires originaux d'atlas des nuages. Londres a été
la capitale de la météorologie, pour des raisons évidentes,
et il y a beaucoup de documents sur place. Je suis quelqu'un de lent,
lorsque je pense à un truc, j'y pense longtemps, je lis beaucoup.
Il y a quelque chose de contemplatif dans ma démarche. D'ailleurs,
le mot " théorie " possède trois sens : la contemplation,
la science et le défilé. Dans mon livre, j'ai voulu rassembler
les trois. Il est difficile de réfléchir aux nuages au
XXe siècle sans penser à deux nuées terribles créées
par l'homme, Auschwitz et Hiroshima. Elles apparaissent dans mon roman.
(réponse
en
2012)
Et la scène de masturbation ?
- ce qu'en dit l'auteur en
2006 :
Il
y a une scène de masturbation avec Virginie Latour dans ce livre,
que j'ai écrit sans réfléchir, sans savoir pourquoi.
Tout le monde m'en parle. Mais j'étais content parce que je me
suis dit, j'ai écrit quelque chose de très bizarre, et
je ne me suis pas autocensuré. Cette scène elle a un sens
dans le roman très précis, et je ne suis pas d'accord
pour dire qu'elle est inutile. Je ne suis pas du tout d'accord avec
les gens qui m'ont dit "vous auriez dû l'enlever". Elle
a un rapport avec le reste du roman, le féminin, qui me passionne.
- ce qu'en
dit l'auteur en
2009 en répondant à une question sur la documentation
:
Comment
utilisez-vous les sources documentaires ? Dans La Théorie
des nuages, on voit la bibliothécaire se masturber avec un
carré de soie. Or, quand on lit In
memoriam qui vient de paraître, on découvre que
le psychiatre Gaëtan Gatian de Clérambault a travaillé
sur des patientes qui atteignaient un orgasme violent avec un morceau
de soie. L'épisode de la masturbation de la bibliothécaire
vous a-t-il été inspiré par cette histoire de la
psychanalyse ?
C'est
marrant que vous preniez cet exemple parce que c'est celui qui est le
plus multicouches. Cette scène dans La
Théorie des Nuages correspond à un témoignage
personnel de quelqu'un que je connais, à un type de femmes que
j'ai connues, ça correspond à ces études de Clérambault
et c'est aussi une invention de ma part puisque ce que j'ai écrit
ne recouvre pas exactement le témoignage que j'ai reçu,
les femmes que j'ai connues et le travail de Clérambault. Il
y a trois entrées : l'imagination, la documentation et le vécu.
Pour un romancier, n'importe quelle entrée est bonne.
Mais
si on a les trois, c'est mieux ?
Je ne crois pas. Tous les romanciers pourraient
vous raconter des anecdotes à ce sujet : il arrive que lorsque
vous avez inventé entièrement une situation, vous rencontriez
ensuite des gens qui ont vécu très exactement ce que vous
avez écrit. Il arrive que des choses découvertes dans
la documentation, vous les rencontriez dans le vécu : il y a
des espèces de circulations comme ça.
La capacité à faire un roman vient aussi sur la capacité
qu'on a de repérer dans la masse considérable de documentation,
d'invention et de vécu ce qu'on va pouvoir utiliser.
Dans cette scène de plaisir solitaire, ce qui était important
pour moi, c'est qu'on a une femme qui pleut
Il y a toute une mystique
sur les orgasmes de ces femmes fontaines. Mais pour moi, cette jouissance
renvoie à la pluie donc aux nuages. Après, ça m'intéressait
que cette bibliothécaire fasse ça, parce que la masturbation
est une autonomie. Cette scène lui donne un univers. Tout ça
joue.
Les personnages
- à propos de Luke Howard :
En
tant qu'écrivain, je suis assez sensible à l'idée
de rendre justice à des gens qu'on ne connaît pas. Parler
de Luke Howard dans La Théorie des nuages, pour moi c'était
simplement éthique. Ce type a inventé les noms des nuages
et il n'a pas de rue. Il n'a rien, alors qu'on trouve des évêques
et des généraux à la con à chaque coin de
rue. Luke Howard jamais.
(...)
En
fait, je m'en fous du personnage. Un personnage, pour moi, c'est une
espèce de
capture d'une force ou d'un affect. Ça rejoint ce que je vous
disais sur ma biographie. Ce qui compte, ce n'est pas de raconter la
vie de Machin ou Truc, c'est de trouver une tonalité ou de présence
qui vous intéresse et qui évidemment ne se rapporte pas
à des coordonnées psychologiques. On peut me le reprocher.
Mes personnages existent de manière très très bizarre.
Virginie Latour dans La Théorie
des nuages est un personnage très
plat. Mais je m'en fous. Mes personnages ne sont pas non plus des porte-parole
de quelque chose que j'aurais à dire.
Le personnage m'intéresse comme un dispositif dans le roman.
Les grands personnages de roman ne sont pas réductibles à
leur psychologie. Prenez le Neveu de Rameau, prenez Gargantua, Hamlet,
Rouletabille. Ce sont des puissances, ou des forces. Certains ne sont
pas de l'ordre de l'humain. Je fais d'un volcan dans La
Théorie des nuages un véritable
personnage. Alors quand on me dit que je suis classique, ça me
fait rire. Et quand on dit que je fais du roman balzacien, on fait une
erreur de lecture. Et d'ailleurs les personnages de Balzac ne sont pas
balzaciens : Goriot est bien plus que Goriot. C'est toujours comme ça
dans le roman. (2009)
- à
propos du personnage du livre, Richard Abercrombie, et le vrai
Ralph Abercromby qui établit dans les années 1880 une nomenclature
des nuages :
Jai
découvert ses mémoires à la bibliothèque
de Londres. Cest un type parfaitement ennuyeux, un touriste typique.
Il traverse le monde entier mais cela ne le change pas. Cest un
anti-Rimbaud, Gauguin ou Bouvier. Je men suis inspiré,
mais comme je lui faisais faire des choses peu convenables, jai
changé son prénom et modifié un peu son nom.
(2012)
- et pour
faire parler les personnages :
Pour
ma part, j'ai écrit deux romans où ne figure pas une ligne
de dialogue. Pourquoi ? Il y a une réponse toute bête que
les romanciers ne donnent jamais, c'est qu'on ne fait pas ce qu'on ne
sait pas faire ; or moi je ne sais pas faire de dialogues... (Sourire.)
Cela étant, La Théorie
des mages a aussi été
écrite en réaction à une certaine tendance française,
la littérature de la voix, où l'on fait parler des personnages,
de Beckett à Laurent Mauvignier, sous des formes très
différentes. Dans cette société que je trouve extraordinairement
bavarde, où le discours, la communication, sont surabondants,
j'ai voulu créer un espace de silence. (2009)
L'écriture
J'assume
les chevilles de narration que j'utilise parfois. La dernière
phrase de La Théorie des nuages est de Kipling : "Mais
ceci est une autre histoire". Ça renvoie tout simplement
à cette idée de l'enchaînement qui est presque enfantine
: il était une fois.
La rhétorique est une boîte de procédés de
capture de choses essentielles comme la vie ou la nature. Donc le roman
est construit comme macro-figure, comme une espèce de gros nuage
avec des structures isomorphes dedans. C'est quelque chose qu'on se
dit après
La poésie, c'est aussi des scènes qui sont conçues
comme des images dans un imagier, des scènes qui renvoient à
des intensités de perception où j'essaie de capturer quelque
chose d'élémentaire.
Dans La Théorie des nuages, c'est la scène avec
l'orang-outang : une clairière, l'orang-outang, le face-à-face.
Je ne dirais pas qu'on écrit du roman pour faire ces scènes-là,
mais presque
Là, c'est la phrase qui va prendre le dessus
; le récit s'arrête. D'ailleurs le personnage s'est endormi.
Je fais comme Lynch : lui pour passer d'une scène à l'autre,
il fait s'endormir son personnage et l'on peut considérer que
la séquence suivante est le rêve de la précédente.
C'est Les
Fleurs bleues de Queneau, aussi. (Matricule
des anges, 2009, comme pour tout ce qui suit)
Littérature de fiction/littérature du réel
Pourquoi
choisir la fiction ? Je ne suis pas convaincu par les entreprises de
ceux qui tournent autour de la fiction. Je pense qu'ils s'imaginent
en gros que la fiction serait inauthentique et qu'il y aurait dans le
récit ou la chronique un rapport plus immédiat aux choses
que dans le roman.
Seulement quand je les lis, je vois leurs poncifs. Ce sont des poncifs
de journaliste chroniqueur. C'est quand même gênant.
La mystique de l'authenticité dans le témoignage direct,
c'est quelque chose qui me paraît faux. On ne peut pas penser
qu'il puisse y avoir une conscience pure et immédiate des objets.
À moins d'être très naïf. On ne reconstruit
pas moins le réel dans une chronique que dans une fiction. De
ce point de vue, chronique et fiction sont à égalité.
Mais les moyens que donne la fiction sont infiniment plus puissants
que ceux que donne la chronique. Le récit est porté par
une focale plus réduite que la fiction. La chronique suppose
un témoin narrateur unique. Ces chroniqueurs sont comme un cinéaste
qui prendrait un objectif de 50 mm. C'est l'il humain, c'est bien.
Mais s'ils avaient aussi un 28 mm et un téléobjectif,
ils montreraient d'autres choses. S'ils avaient plusieurs personnages,
s'ils acceptaient une polyphonie narrative, s'ils démontaient
la chronologie d'une manière plus riche
Je crois qu'ils
se privent de beaucoup de choses ces auteurs qui refusent la fiction.
La fiction, à condition qu'elle s'en donne les moyens, peut donner
une représentation riche et critique du monde contemporain.
(
) La fiction, pour moi, c'est la figure. Je reste persuadé,
après réflexion, qu'on peut faire des choses avec le romanesque.
Le romanesque suppose aussi toute une sensualité, toute une sensorialité,
toute une curiosité à la pluralité. Le récit
dit du réel, lui, est forcément peu peuplé : il
n'a souvent qu'un narrateur et ça réduit la bande passante.
Bien sûr, ces récits, je peux les lire avec intérêt
de même que je lis beaucoup de livres documentaires. Mais, toute
cette orthodoxie qui refuse le mot "roman", qui préfère
le mot "récit", qui considère avec suspicion
un terme comme "rhétorique", me paraît passéiste
Finalement, je ne sens pas une grande curiosité dans ces récits-là.
Autofiction, Nouveau Roman
Je
peux difficilement dire que je me sens proche des travaux de l'autofiction
et je suis aussi loin de l'autofiction que du roman balzacien. L'idée
de faire un petit état civil du personnage, et qu'il lui arrive
telle ou telle petite misère, ça ne m'intéresse
pas.
Je n'ai pas non plus été marqué par le Nouveau
Roman. 95% des livres de ce mouvement me sont tombés des mains.
J'ai une admiration pour Butor, pour certains textes de Pinget, ceux
de Nathalie Sarraute, mais ça ne m'a pas marqué au sens
esthétique du terme.
Qu'y a-t-il derrière le Nouveau Roman ? Il y a ce texte
de Breton contre les descriptions qui est un des textes les plus
cons écrits sur le roman. Il ne comprend rien à la fonction,
à l'économie d'une description. Ça n'enlève
rien au génie de Breton si ce n'est à son génie
critique. Il est là d'un aveuglement complet. André Breton
n'a aucun tropisme de romancier. Nadja
est un très beau récit, mais ce n'est pas un roman. Il
parle depuis un point d'aveuglement. C'est pour ça que je ne
fais pas de manifeste
Maintenant, même si les livres du Nouveau Roman me sont tombés
des mains, j'ai lu pas mal de livres d'Echenoz et peut-être que
la circulation de l'influence m'est venue ainsi.
Mais je pourrais citer aussi Tolstoï, même si Tolstoï
fait de la psychologie.
Littérature d'avant-garde/littérature expérimentale
Le
mot d'avant-garde m'est complètement étranger, c'est un
mot qui m'a toujours dégoûté. J'en connais l'histoire,
mais on ne m'ôtera pas l'idée que c'est un vocabulaire
guerrier qui ne me semble pas adéquat. Une avant-garde ensuite
suppose une arrière-garde et ça me paraît outrecuidant.
On pourrait citer beaucoup de gens qui se prétendent de l'avant-garde
et qui passent beaucoup de temps à s'autocongratuler de faire
partie de cette espèce d'entité.
Pour autant, l'idée d'un conservatisme en littérature
me semble complètement aberrante. Il y a forcément une
recherche d'invention. Mais dans le mot invention il y a aussi ce sens
qu'inventer consiste à trouver quelque chose qui existe déjà
et pas forcément le créer ex nihilo. Dans le bureau des
objets trouvés, vous déposez un parapluie que vous avez
trouvé dans la rue, vous êtes l'inventeur de ce parapluie.
Je pense que tout écrivain digne de ce nom est quand même
dans une recherche, mais toute la recherche ne se situe pas sous la
bannière de l'avant-garde. Les avant-gardes me paraissent être
mortes en 1968. Dans ce terme, il y a l'idée d'intellectuel,
d'autorité de l'intellectuel, de celui qui parle pour les autres,
dit son fait à la société, au monde et aux autres
écrivains. Cette position aujourd'hui me paraît totalement
réactionnaire.
J'aime bien le mot "expérimental". Mais c'est comme
la cuisine. Expérimental veut dire que je fais des expériences
dans mon bureau, mais je ne sers pas aux gens des expériences.
Je n'emmène pas les gens dans la cuisine pour leur expliquer
que je suis en train de faire un truc génial. Il y a des gens
qui passent leur temps à raconter le roman qu'ils sont en train
de faire. Si on fait une expérience et qu'elle est ratée,
on n'est pas obligé de la servir.
Les trois premier romans constituent une sorte de trilogie
(La
Théorie des nuages, 2005 - Fils
unique, 2006 - Nous
autres, 2009)
Ce
n'est pas une trilogie, mais un triptyque. Dans la trilogie, le propos
serait le même ; dans le triptyque il y a juste une thématique.
Il y a plus de symétrie entre le premier panneau et le troisième,
mais de mon point de vue, celui qui est au milieu renvoie à quelque
chose de radical évoqué dans les deux autres : cette propension
occidentale à vouloir arraisonner le monde via la rationalité
et la technique. La Théorie des nuages couvre essentiellement
le XIXe siècle de 1804 jusqu'en 1945 qui est une date importante
dans l'histoire de la technique, Fils unique remonte à
la période juste avant. Le personnage de Fils unique qui
fait des expériences et veut rendre raison du sexe à travers
un modèle mécaniste, c'est le grand-père d'Abercrombie
(personnage important du premier roman qui étudie les nuages
à travers le monde).
J'ai dû être marqué par la lecture d'Adorno : il
y a dans ce projet occidental de maîtrise du monde quelque chose
d'une barbarie possible qui s'est incarnée dans différentes
formes, deux essentiellement : Hiroshima et les camps.
Voix
au chapitre a programmé Stéphane Audeguy en novembre
2021
http://www.voixauchapitre.com/archives/2021/audeguy.htm
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