En face des trente-cinq tableaux de M. Delacroix, la première idée qui sempare du spectateur est lidée dune vie bien remplie, dun amour opiniâtre, incessant de lart. Quel est le meilleur tableau ? on ne saurait le trouver ; le plus intéressant ? on hésite. On croit découvrir par-ci par-là des échantillons de progrès ; mais si de certains tableaux plus récents témoignent que certaines importantes qualités ont été poussées à outrance, lesprit impartial perçoit avec confusion que dès ses premières productions, dès sa jeunesse (Dante et Virgile aux enfers est de 1822), M. Delacroix fut grand. Quelquefois il a été plus délicat, quelquefois plus singulier, quelquefois plus peintre, mais toujours il a été grand. Devant une destinée si noblement, si heureusement remplie, une destinée bénie par la nature et menée à bonne fin par la plus admirable volonté, je sens flotter incessamment dans mon esprit les vers du grand poëte :
Dieu semble les produire afin de se prouver ; Il met, comme un sculpteur, lempreinte de son pouce Ces hommes-là sen vont calmes et radieux, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ne leur donnez quun jour, ou donnez-leur cent ans, Leur existence étrange est le réel du rêve ! Vos désirs inconnus, sous larceau triomphal,
Théophile Gautier appelle cela une Compensation. M. Delacroix ne pouvait-il pas, à lui seul, combler les vides dun siècle ? Jamais artiste ne fut plus attaqué, plus ridiculisé, plus entravé. Mais que nous font les hésitations des gouvernements (je parle dautrefois), les criailleries de quelques salons bourgeois, les dissertations haineuses de quelques académies destaminet et le pédantisme des joueurs de dominos ? La preuve est faite, la question est à jamais vidée, le résultat est là, visible, immense, flamboyant. M. Delacroix a traité tous les genres ; son imagination et son savoir se sont promenés dans toutes les parties du domaine pittoresque. Il a fait (avec quel amour, avec quelle délicatesse !) de charmants petits tableaux, pleins dintimité et de profondeur ; il a illustré les murailles de nos palais, il a rempli nos musées de vastes compositions. Cette année, il a profité très-légitimement
de loccasion de montrer une partie assez considérable du
travail de sa vie, et de nous faire, pour ainsi dire, reviser les pièces
du procès. Cette collection a été choisie avec beaucoup
de tact, de manière à nous fournir des échantillons
concluants et variés de son esprit et de son talent. Voici Dante et Virgile, ce tableau dun jeune homme, qui fut une révolution, et dont on a longtemps attribué faussement une figure à Géricault (le torse de lhomme renversé). Parmi les grands tableaux, il est permis dhésiter entre la Justice de Trajan et la Prise de Constantinople par les Croisés. La Justice de Trajan est un tableau si prodigieusement lumineux, si aéré, si rempli de tumulte et de pompe ! Lempereur est si beau, la foule, tortillée autour des colonnes ou circulant avec le cortège, si tumultueuse, la veuve éplorée, si dramatique ! Ce tableau est celui qui fut illustré jadis par les petites plaisanteries de M. Karr, lhomme au bon sens de travers, sur le cheval rose ; comme sil nexistait pas des chevaux légèrement rosés, et comme si, en tout cas, le peintre navait pas le droit den faire. Mais le tableau des Croisés est si profondément pénétrant, abstraction faite du sujet, par son harmonie orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle mer ! Tout y est tumultueux et tranquille, comme la suite dun grand événement. La ville, échelonnée derrière les Croisés qui viennent de la traverser, sallonge avec une prestigieuse vérité. Et toujours ces drapeaux miroitants, ondoyants, faisant se dérouler et claquer leurs plis lumineux dans latmosphère transparente ! Toujours la foule agissante, inquiète, le tumulte des armes, la pompe des vêtements, la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie ! Ces deux tableaux sont dune beauté essentiellement shakspearienne. Car nul, après Shakspeare, nexcelle comme Delacroix à fondre dans une unité mystérieuse le drame et la rêverie. Le public retrouvera tous ces tableaux dorageuse mémoire qui furent des insurrections, des luttes et des triomphes : le Doge Marino Faliero (salon de 1827. Il est curieux de remarquer que Justinien composant ses lois et le Christ au jardin des Oliviers sont de la même année), lEvêque de Liège, cette admirable traduction de Walter Scott, pleine de foule, dagitation et de lumière, les Massacres de Scio, le Prisonnier de Chillon, le Tasse en prison, la Noce juive, les Convulsionnaires de Tanger, etc., etc. Mais comment définir cet ordre de tableaux charmants, tels que Hamlet, dans la scène du crâne, et les Adieux de Roméo et Juliette, si profondément pénétrants et attachants, que lil qui a trempé son regard dans leurs petits mondes mélancoliques ne peut plus les fuir, que lesprit ne peut plus les éviter ? Et le tableau quitté nous tourmente et nous suit. Ce nest pas là le Hamlet tel que nous la fait voir Rouvière, tout récemment encore et avec tant déclat, âcre, malheureux et violent, poussant linquiétude jusquà la turbulence. Cest bien la bizarrerie romantique du grand tragédien ; mais Delacroix, plus fidèle peut-être, nous a montré un Hamlet tout délicat et pâlot, aux mains blanches et féminines, une nature exquise, mais molle, légèrement indécise, avec un il presque atone. Voici la fameuse tête de la Madeleine renversée, au sourire bizarre et mystérieux, et si surnaturellement belle quon ne sait si elle est auréolée par la mort, ou embellie par les pâmoisons de lamour divin. À propos des Adieux de Roméo et Juliette, jai une remarque à faire que je crois fort importante. Jai tant entendu plaisanter de la laideur des femmes de Delacroix, sans pouvoir comprendre ce genre de plaisanterie, que je saisis loccasion pour protester contre ce préjugé. M. Victor Hugo le partageait, à ce quon ma dit. Il déplorait, cétait dans les beaux temps du Romantisme, que celui à qui lopinion publique faisait une gloire parallèle à la sienne commît de si monstrueuses erreurs à lendroit de la beauté. Il lui est arrivé dappeler les femmes de Delacroix des grenouilles. Mais M. Victor Hugo est un grand poëte sculptural qui a lil fermé à la spiritualité. Je suis fâché que le Sardanapale nait pas reparu cette année. On y aurait vu de très-belles femmes, claires, lumineuses, roses, autant quil men souvient du moins. Sardanapale lui-même était beau comme une femme. Généralement les femmes de Delacroix peuvent se diviser en deux classes : les unes, faciles à comprendre, souvent mythologiques, sont nécessairement belles (la Nymphe couchée et vue de dos, dans le plafond de la galerie dApollon). Elles sont riches, très-fortes, plantureuses, abondantes, et jouissent dune transparence de chair merveilleuse et de chevelures admirables. Quant aux autres, quelquefois des femmes historiques (la Cléopâtre regardant laspic), plus souvent des femmes de caprice, de tableaux de genre, tantôt des Marguerite, tantôt des Ophélia, des Desdémone, des Sainte Vierge même, des Madeleine, je les appellerais volontiers des femmes dintimité. On dirait quelles portent dans les yeux un secret douloureux, impossible à enfouir dans les profondeurs de la dissimulation. Leur pâleur est comme une révélation des batailles intérieures. Quelles se distinguent par le charme du crime ou par lodeur de la sainteté, que leurs gestes soient alanguis ou violents, ces femmes malades du cur ou de lesprit ont dans les yeux le plombé de la fièvre ou la nitescence anormale et bizarre de leur mal, dans le regard, lintensité du surnaturalisme. Mais toujours, et quand même, ce sont des femmes distinguées, essentiellement distinguées ; et enfin, pour tout dire en un seul mot, M. Delacroix me paraît être lartiste le mieux doué pour exprimer la femme moderne, surtout la femme moderne dans sa manifestation héroïque, dans le sens infernal ou divin. Ces femmes ont même la beauté physique moderne, lair de rêverie, mais la gorge abondante, avec une poitrine un peu étroite, le bassin ample, et des bras et des jambes charmants. Les tableaux nouveaux et inconnus du public sont les Deux Foscari, la Famille arabe, la Chasse aux Lions, une Tête de vieille femme (un portrait par M. Delacroix est une rareté). Ces différentes peintures servent à constater la prodigieuse certitude à laquelle le maître est arrivé. La Chasse aux Lions est une véritable explosion de couleur (que ce mot soit pris dans le bon sens). Jamais couleurs plus belles, plus intenses, ne pénétrèrent jusquà lâme par le canal des yeux. Par le premier et rapide coup dil jeté sur lensemble de ces tableaux, et par leur examen minutieux et attentif, sont constatées plusieurs vérités irréfutables. Dabord il faut remarquer, et cest très-important, que, vu à une distance trop grande pour analyser ou même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur lâme une impression riche, heureuse ou mélancolique. On dirait que cette peinture, comme les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance. Ce singulier phénomène tient à la puissance du coloriste, à laccord parfait des tons, et à lharmonie (préétablie dans le cerveau du peintre) entre la couleur et le sujet. Il semble que cette couleur, quon me pardonne ces subterfuges de langage pour exprimer des idées fort délicates, pense par elle-même, indépendamment des objets quelle habille. Puis ces admirables accords de sa couleur font souvent rêver dharmonie et de mélodie, et limpression quon emporte de ses tableaux est souvent quasi musicale. Un poëte a essayé dexprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie : Delacroix, lac de sang, hanté des mauvais anges,
Du dessin de Delacroix, si absurdement, si niaisement critiqué, que faut-il dire, si ce nest quil est des vérités élémentaires complètement méconnues ; quun bon dessin nest pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force ; que le dessin doit être comme la nature, vivant et agité ; que la simplification dans le dessin est une monstruosité, comme la tragédie dans le monde dramatique ; que la nature nous présente une série infinie de lignes courbes, fuyantes, brisées, suivant une loi de génération impeccable, où le parallélisme est toujours indécis et sinueux, où les concavités et les convexités se correspondent et se poursuivent ; que M. Delacroix satisfait admirablement à toutes ces conditions et que, quand même son dessin laisserait percer quelquefois des défaillances ou des outrances, il a au moins cet immense mérite dêtre une protestation perpétuelle et efficace contre la barbare invasion de la ligne droite, cette ligne tragique et systématique, dont actuellement les ravages sont déjà immenses dans la peinture et dans la sculpture ? Une autre qualité, très-grande, très-vaste, du talent de M. Delacroix, et qui fait de lui le peintre aimé des poëtes, cest quil est essentiellement littéraire. Non seulement sa peinture a parcouru, toujours avec succès, le champ des hautes littératures, non seulement elle a traduit, elle a fréquenté Arioste, Byron, Dante, Walter Scott, Shakspeare, mais elle sait révéler des idées dun ordre plus élevé, plus fines, plus profondes que la plupart des peintures modernes. Et remarquez bien que ce nest jamais par la grimace, par la minutie, par la tricherie de moyens, que M. Delacroix arrive à ce prodigieux résultat ; mais par lensemble, par laccord profond, complet, entre sa couleur, son sujet, son dessin, et par la dramatique gesticulation de ses figures. Edgar Poe dit, je ne sais plus où, que le résultat de lopium pour les sens est de revêtir la nature entière dun intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens plus profond, plus volontaire, plus despotique. Sans avoir recours à lopium, qui na connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel dun azur plus transparent senfonce comme un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, où les parfums racontent des mondes didées ? Eh bien, la peinture de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux jours de lesprit. Elle est revêtue dintensité et sa splendeur est privilégiée. Comme la nature perçue par des nerfs ultra-sensibles, elle révèle le surnaturalisme. Que sera M. Delacroix pour la postérité ? Que dira de lui cette redresseuse de torts ? Il est déjà facile, au point de sa carrière où il est parvenu, de laffirmer sans trouver trop de contradicteurs. Elle dira, comme nous, quil fut un accord unique des facultés les plus étonnantes ; quil eut comme Rembrandt le sens de lintimité et la magie profonde, lesprit de combinaison et de décoration comme Rubens et Lebrun, la couleur féerique comme Véronèse, etc. ; mais quil eut aussi une qualité sui generis, indéfinissable et définissant la partie mélancolique et ardente du siècle, quelque chose de tout à fait nouveau, qui a fait de lui un artiste unique, sans générateur, sans précédent, probablement sans successeur, un anneau si précieux quil nen est point de rechange, et quen le supprimant, si une pareille chose était possible, on supprimerait un monde didées et de sensations, on ferait une lacune trop grande dans la chaîne historique. [1] Cf. dans Les Fleurs du Mal "Les Phares". Charles BAUDELAIRE Voix
au chapitre a programmé BAUDELAIRE en décembre
2021 |