Quand David, cet astre froid, et Guérin et Girodet, ses satellites historiques, espèces dabstracteurs de quintessence dans leur genre, se levèrent sur lhorizon de lart, il se fit une grande révolution. Sans analyser ici le but quils poursuivirent, sans en vérifier la légitimité, sans examiner sils ne lont pas outrepassé, constatons simplement quils avaient un but, un grand but de réaction contre de trop vives et de trop aimables frivolités que je ne veux pas non plus apprécier ni caractériser ; que ce but ils le visèrent avec persévérance, et quils marchèrent à la lumière de leur soleil artificiel avec une franchise, une décision et un ensemble dignes de véritables hommes de parti. Quand lâpre idée sadoucit et se fit caressante sous le pinceau de Gros, elle était déjà perdue. Je me rappelle fort distinctement le respect prodigieux qui environnait au temps de notre enfance toutes ces figures, fantastiques sans le vouloir, tous ces spectres académiques ; et moi-même je ne pouvais contempler sans une espèce de terreur religieuse tous ces grands flandrins hétéroclites, tous ces beaux hommes minces et solennels, toutes ces femmes bégueulement chastes, classiquement voluptueuses, les uns sauvant leur pudeur sous des sabres antiques, les autres derrière des draperies pédantesquement transparentes. Tout ce monde, véritablement hors nature, sagitait, ou plutôt posait sous une lumière verdâtre, traduction bizarre du vrai soleil. Mais ces maîtres, trop célébrés jadis, trop méprisés aujourdhui, eurent le grand mérite, si lon ne veut pas trop se préoccuper de leurs procédés et de leurs systèmes bizarres, de ramener le caractère français vers le goût de lhéroïsme. Cette contemplation perpétuelle de lhistoire grecque et romaine ne pouvait, après tout, quavoir une influence stoïcienne salutaire ; mais ils ne furent pas toujours aussi Grecs et Romains quils voulurent le paraître. David, il est vrai, ne cessa jamais dêtre héroïque, linflexible David, le révélateur despote. Quant à Guérin et Girodet, il ne serait pas difficile de découvrir en eux, dailleurs très-préoccupés, comme le prophète, de lesprit de mélodrame, quelques légers grains corrupteurs, quelques sinistres et amusants symptômes du futur Romantisme. Ne vous semble-t-il pas que cette Didon, avec sa toilette si précieuse et si théâtrale, langoureusement étalée au soleil couchant, comme une créole aux nerfs détendus, a plus de parenté avec les premières visions de Chateaubriand quavec les conceptions de Virgile, et que son il humide, noyé dans les vapeurs du keepsake, annonce presque certaines Parisiennes de Balzac ? LAtala de Girodet est, quoi quen pensent certains farceurs qui seront tout à lheure bien vieux, un drame de beaucoup supérieur à une foule de fadaises modernes innommables. Mais aujourdhui nous sommes en face dun homme dune immense, dune incontestable renommée, et dont luvre est bien autrement difficile à comprendre et à expliquer. Jai osé tout à lheure, à propos de ces malheureux peintres illustres, prononcer irrespectueusement le mot : hétéroclites. On ne peut donc pas trouver mauvais que, pour expliquer la sensation de certains tempéraments artistiques mis en contact avec les uvres de M. Ingres, je dise quils se sentent en face dun hétéroclitisme bien plus mystérieux et complexe que celui des maîtres de lécole républicaine et impériale, où cependant il a pris son point de départ. Avant dentrer plus décidément en matière, je tiens à constater une impression première sentie par beaucoup de personnes, et quelles se rappelleront inévitablement, sitôt quelles seront entrées dans le sanctuaire attribué aux uvres de M. Ingres. Cette impression, difficile à caractériser, qui tient, dans des proportions inconnues, du malaise, de lennui et de la peur, fait penser vaguement, involontairement, aux défaillances causées par lair raréfié, par latmosphère dun laboratoire de chimie, ou par la conscience dun milieu fantasmatique, je dirai plutôt dun milieu qui imite le fantasmatique ; dune population automatique et qui troublerait nos sens par sa trop visible et palpable extranéité. Ce nest plus là ce respect enfantin dont je parlais tout à lheure, qui nous saisit devant les Sabines, devant le Marat dans sa baignoire, devant le Déluge, devant le mélodramatique Brutus. Cest une sensation puissante, il est vrai, pourquoi nier la puissance de M. Ingres ? mais dun ordre inférieur, dun ordre quasi maladif. Cest presque une sensation négative, si cela pouvait se dire. En effet, il faut lavouer tout de suite, le célèbre peintre, révolutionnaire à sa manière, a des mérites, des charmes même tellement incontestables et dont janalyserai tout à lheure la source, quil serait puéril de ne pas constater ici une lacune, une privation, un amoindrissement dans le jeu des facultés spirituelles. Limagination qui soutenait ces grands maîtres, dévoyés dans leur gymnastique académique, limagination, cette reine des facultés, a disparu. Plus dimagination, partant plus de mouvement. Je ne pousserai pas lirrévérence et la mauvaise volonté jusquà dire que cest chez M. Ingres une résignation ; je devine assez son caractère pour croire plutôt que cest de sa part une immolation héroïque, un sacrifice sur lautel des facultés quil considère sincèrement comme plus grandioses et plus importantes. Cest en quoi il se rapproche, quelque énorme que paraisse ce paradoxe, dun jeune peintre dont les débuts remarquables se sont produits récemment avec lallure dune insurrection. M. Courbet, lui aussi, est un puissant ouvrier, une sauvage et patiente volonté ; et les résultats quil a obtenus, résultats qui ont déjà pour quelques esprits plus de charme que ceux du grand maître de la tradition raphaélesque, à cause sans doute de leur solidité positive et de leur amoureux cynisme, ont, comme ces derniers, ceci de singulier quils manifestent un esprit de sectaire, un massacreur de facultés. La politique, la littérature produisent, elles aussi, de ces vigoureux tempéraments, de ces protestants, de ces anti-surnaturalistes, dont la seule légitimation est un esprit de réaction quelquefois salutaire. La providence qui préside aux affaires de la peinture leur donne pour complices tous ceux que lidée adverse prédominante avait lassés ou opprimés. Mais la différence est que le sacrifice héroïque que M. Ingres fait en lhonneur de la tradition et de lidée du beau raphaélesque, M. Courbet laccomplit au profit de la nature extérieure, positive, immédiate. Dans leur guerre à limagination, ils obéissent à des mobiles différents ; et deux fanatismes inverses les conduisent à la même immolation. Maintenant, pour reprendre le cours régulier de notre analyse, quel est le but de M. Ingres ? Ce nest pas, à coup sûr, la traduction des sentiments, des passions, des variantes de ces passions et de ces sentiments ; ce nest pas non plus la représentation de grandes scènes historiques (malgré ses beautés italiennes, trop italiennes, le tableau du Saint Symphorien, italianisé jusquà lempilement des figures, ne révèle certainement pas la sublimité dune victime chrétienne, ni la bestialité féroce et indifférente à la fois des païens conservateurs). Que cherche donc, que rêve donc M. Ingres ? Quest-il venu dire en ce monde ? Quel appendice nouveau apporte-t-il à lévangile de la peinture ? Je croirais volontiers que son idéal est une espèce didéal fait moitié de santé, moitié de calme, presque dindifférence, quelque chose danalogue à lidéal antique, auquel il a ajouté les curiosités et les minuties de lart moderne. Cest cet accouplement qui donne souvent à ses uvres leur charme bizarre. Épris ainsi dun idéal qui mêle dans un adultère agaçant la solidité calme de Raphaël avec les recherches de la petite-maîtresse, M. Ingres devait surtout réussir dans les portraits ; et cest en effet dans ce genre quil a trouvé ses plus grands, ses plus légitimes succès. Mais il nest point un de ces peintres à lheure, un de ces fabricants banals de portraits auxquels un homme vulgaire peut aller, la bourse à la main, demander la reproduction de sa malséante personne. M. Ingres choisit ses modèles, et il choisit, il faut le reconnaître, avec un tact merveilleux, les modèles les plus propres à faire valoir son genre de talent. Les belles femmes, les natures riches, les santés calmes et florissantes, voilà son triomphe et sa joie ! Ici cependant se présente une question discutée cent fois, et sur laquelle il est toujours bon de revenir. Quelle est la qualité du dessin de M. Ingres ? Est-il dune qualité supérieure ? Est-il absolument intelligent ? Je serai compris de tous les gens qui ont comparé entre elles les manières de dessiner des principaux maîtres en disant que le dessin de M. Ingres est le dessin dun homme à système. Il croit que la nature doit être corrigée, amendée ; que la tricherie heureuse, agréable, faite en vue du plaisir des yeux, est non seulement un droit, mais un devoir. On avait dit jusquici que la nature devait être interprétée, traduite dans son ensemble et avec toute sa logique ; mais dans les uvres du maître en question il y a souvent dol, ruse, violence, quelquefois tricherie et croc-en-jambe. Voici une armée de doigts trop uniformément allongés en fuseaux et dont les extrémités étroites oppriment les ongles, que Lavater, à linspection de cette poitrine large, de cet avant-bras musculeux, de cet ensemble un peu viril, aurait jugés devoir être carrés, symptôme dun esprit porté aux occupations masculines, à la symétrie et aux ordonnances de lart. Voici des figures délicates et des épaules simplement élégantes associées à des bras trop robustes, trop pleins dune succulence raphaélique. Mais Raphaël aimait les gros bras, il fallait avant tout obéir et plaire au maître. Ici nous trouverons un nombril qui ségare vers les côtes, là un sein qui pointe trop vers laisselle ; ici, chose moins excusable (car généralement ces différentes tricheries ont une excuse plus ou moins plausible et toujours facilement devinable dans le goût immodéré du style), ici, dis-je, nous sommes tout à fait déconcertés par une jambe sans nom, toute maigre, sans muscles, sans formes, et sans pli au jarret (Jupiter et Antiope.) Remarquons aussi quemporté par cette préoccupation presque maladive du style, le peintre supprime souvent le modelé ou lamoindrit jusquà linvisible, espérant ainsi donner plus de valeur au contour, si bien que ses figures ont lair de patrons dune forme très-correcte, gonflés dune matière molle et non vivante, étrangère à lorganisme humain. Il arrive quelquefois que lil tombe sur des morceaux charmants, irréprochablement vivants ; mais cette méchante pensée traverse alors lesprit, que ce nest pas M. Ingres qui a cherché la nature, mais la nature qui a violé le peintre, et que cette haute et puissante dame la dompté par son ascendant irrésistible. Daprès tout ce qui précède, on comprendra facilement que M. Ingres peut être considéré comme un homme doué de hautes qualités, un amateur éloquent de la beauté, mais dénué de ce tempérament énergique qui fait la fatalité du génie. Ses préoccupations dominantes sont le goût de lantique et le respect de lécole. Il a, en somme, ladmiration assez facile, le caractère assez éclectique, comme tous les hommes qui manquent de fatalité. Aussi le voyons-nous errer darchaïsme en archaïsme ; Titien (Pie VII tenant chapelle), les émailleurs de la Renaissance (Vénus Anadyomène), Poussin et Carrache (Vénus et Antiope), Raphaël (Saint Symphorien), les primitifs Allemands (tous les petits tableaux du genre imagier et anecdotique), les curiosités et le bariolage persan et chinois (la Petite Odalisque) ; se disputent ses préférences. Lamour et linfluence de lantiquité se sentent partout ; mais M. Ingres me paraît souvent être à lantiquité ce que le bon ton, dans ses caprices transitoires, est aux bonnes manières naturelles qui viennent de la dignité et de la charité de lindividu. Cest surtout dans lApothéose de lEmpereur Napoléon Ier, tableau venu de lHôtel de ville, que M. Ingres a laissé voir son goût pour les Etrusques. Cependant les Etrusques, grands simplificateurs, nont pas poussé la simplification jusquà ne pas atteler les chevaux aux chariots. Ces chevaux surnaturels (en quoi sont-ils, ces chevaux qui semblent dune matière polie, solide, comme le cheval de bois qui prit la ville de Troie ?) possèdent-ils donc la force de laimant pour entraîner le char derrière eux sans traits et sans harnais ? De lempereur Napoléon jaurais bien envie de dire que je nai point retrouvé en lui cette beauté épique et destinale dont le dotent généralement ses contemporains et ses historiens ; quil mest pénible de ne pas voir conserver le caractère extérieur et légendaire des grands hommes, et que le peuple, daccord avec moi en ceci, ne conçoit guère son héros de prédilection que dans les costumes officiels des cérémonies ou sous cette historique capote gris de fer, qui, nen déplaise aux amateurs forcenés du style, ne déparerait nullement une apothéose moderne. Mais on pourrait faire à cette uvre un reproche plus grave. Le caractère principal dune apothéose doit être le sentiment surnaturel, la puissance dascension vers les régions supérieures, un entraînement, un vol irrésistible vers le ciel, but de toutes les aspirations humaines et habitacle classique de tous les grands hommes. Or, cette apothéose ou plutôt cet attelage tombe, tombe avec une vitesse proportionnée à sa pesanteur. Les chevaux entraînent le char vers la terre. Le tout, comme un ballon sans gaz, qui aurait gardé tout son lest, va inévitablement se briser sur la surface de la planète. Quant à la Jeanne dArc qui se dénonce par une pédanterie outrée de moyens, je nose en parler. Quelque peu de sympathie que jaie montré pour M. Ingres au gré de ses fanatiques, je préfère croire que le talent le plus élevé conserve toujours des droits à lerreur. Ici, comme dans lApothéose, absence totale de sentiment et de surnaturalisme. Où donc est-elle, cette noble pucelle, qui, selon la promesse de ce bon M. Délécluze, devait se venger et nous venger des polissonneries de Voltaire ? Pour me résumer, je crois quabstraction faite de son érudition, de son goût intolérant et presque libertin de la beauté, la faculté qui a fait de M. Ingres ce quil est, le puissant, lindiscutable, lincontrôlable dominateur, cest la volonté, ou plutôt un immense abus de la volonté. En somme, ce quil est, il le fut dès le principe. Grâce à cette énergie qui est en lui, il restera tel jusquà la fin. Comme il na pas progressé, il ne vieillira pas. Ses admirateurs trop passionnés seront toujours ce quils furent, amoureux jusquà laveuglement ; et rien ne sera changé en France, pas même la manie de prendre à un grand artiste des qualités bizarres qui ne peuvent être quà lui, et dimiter linimitable. Mille circonstances, heureuses dailleurs, ont concouru à la solidification de cette puissante renommée. Aux gens du monde M. Ingres simposait par un emphatique amour de lantiquité et de la tradition. Aux excentriques, aux blasés, à mille esprits délicats toujours en quête de nouveautés, même de nouveautés amères, il plaisait par la bizarrerie. Mais ce qui fut bon, ou tout au moins séduisant en lui, eut un effet déplorable dans la foule des imitateurs ; cest ce que jaurai plus dune fois loccasion de démontrer. Charles BAUDELAIRE Voix
au chapitre a programmé BAUDELAIRE en décembre
2021 |