Margot
Sans être allée jusqu'au bout... premier chapitre, chapitre le bastonneur et dernier chapitre, la cathédrale et Fin. Curieuse écriture que celle de la première page, l'incipit, qui engage et entraîne paraît-il tout le reste du livre et son lecteur avec. Une remarquable économie de moyens est à l'œuvre, dans le style et dans l'apparition d'un espace d'une vie par le menu, très rythmée, et cadrée. Elle devient une scène de théâtre grâce au regard d'un voisin, en face, regard qui nous pose d'emblée comme un spectateur intrigué. Nous sommes sur une scène : laquelle ?
Lorsqu'un menu détail se dérègle - par exemple, l'absence de la logeuse qui ne vient pas apporter le petit déjeuner - la menace pointe alors grâce et annonce l'inédit, la présence indue de policiers, un puis deux, un pour chaque pièce, l'individuelle et la collective. Là encore, d'emblée la scène se divise en deux espaces : l'intime et le public, ou plutôt le collectif. Le tout en une page à peine !
Au demeurant pour une page si économe, le luxe de détail de la veste d'un des policiers venus arrêter K. est prodigieux et interroge : le livre va-t-il être construit sur ce même modèle ? Serait-ce une des clés possibles du roman ? "Sans qu'on sût à quoi cela pouvait bien servir, cela avait l'air extrêmement pratique"
Il semblerait que oui.
1er exemple : A quoi vont servir les diatribes débridées de K. qui répond avant qu'on ne l'interroge, anticipe la suite de la situation qu'il ne contrôle en rien ? Et dont le narrateur pose en première ligne l'intériorité d'une culpabilité qui va tout venir teinter ? "Un matin sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté". Elles ne serviront à rien ! Mais elles vont être bien pratiques..., il fait le travail de ceux venus l'arrêter. Il devient un rouage très actif de son procès qui semble instituer parfois.
2e exemple : A quoi va bien pouvoir servir de l'amie de Mlle Burstner dont l'installation est si chargée, pénible, générant nuisances et allers retours invasifs, dans un espace déjà si exigu ? Si ce n'est que son arrivée sera bien pratique : elle va se mêler de ce qui ne la regarde pas, augmenter encore les regards croisés entre les personnages pour rapporter, colporter, amplifier des épiphénomènes minuscules, quadriller l'espace et enfin libérer une place pour un nouveau locataire, rien de moins qu'un gradé de l'armée ! Après les policiers, l'armée. Les deux pouvoirs verticaux d'une société sont là (ensuite il y a aura les religieux avec la cathédrale, le 3e pouvoir vertical). De ligne en ligne, plus l'espace extérieur se charge de monde et de nouveaux arrivants et plus il se rétrécit. L'espace de la salle à manger avec l'arrivée du capitaine est exceptionnel, sorte de couloir de passage et de rencontre où les personnages peuvent si difficilement circuler.
3e exemple : A quoi vont bien pouvoir servir les tergiversations et suppositions sans fin de K. quant à l'absence de réactions du capitaine à sa présence chez Mlle Burstner la veille, ce qu'il fera ou non des informations données par sa logeuse le comportement de la jeune femme en ville, la nuit, le fait de partager sa chambre avec une amie porte-parole ? Si ce n'est que le tour de plume est très pratique et permet de passer d'un narrateur extérieur qui expose des faits à un narrateur intérieur qui se trouve être K. Lui-même. P. 67 de GF, voilà que "K. pensa percer à jour la méthode habile choisie par Mlle Montag...". Le lecteur se trouve sans coup férir déplacé de l'extérieur de la rue (des premières lignes) à l'intérieur de la tête du personnage principal ! Fabuleux tour d'écrou qui passe presque inaperçu...
Quant à l'espace extérieur, là encore il semble se dessiner comme la veste décrite du policier : un vêtement qui "sangle", "muni" de toute sorte de choses et encore une fois... "Sans qu'on sût à quoi cela pouvait bien servir, cela avait l'air extrêmement pratique".
Les attributs du vêtement d'un policier venu arrêter K. - sans que l'on connaisse pour autant le chef d'accusation, sans que K. ne soit par ailleurs emmené ni enfermé - vont devenir les attributs de son espace, de travail et de vie : partout, il est sanglé et chacun de ses différents espaces, comme les diverses poches du vêtement, composent la prison elle-même ! K. n'a ainsi pas besoin d'être emmené, il est déjà en prison. Il est proprement en état d'arrestation, arrêté, à l'arrêt dans sa propre vie.
Pour l'espace du travail, on saura que les trois petits personnages présents lors de la 1erscène sont des collègues de travail, si subalternes que K. ne les reconnaît pas, mais qui le cornaquent pour le ramener au travail. Le voilà sous bonne escorte donc...
La maisonnée se transforme très vite en espace collectif d'habitation, tenue par une logeuse geôlière qui connaît les pratiques personnelles et nocturnes de ses locataires. Tout y est vu et entendu de tous tant les espaces collectifs sont traversant et les cloisons minces, mais un espace où personne ne répond plus réellement à personne (la conversation de K. avec Mlle Burstner est l'histoire d'une intimité empêchée, interdite ?). Il semblerait que maison et parole sont un seul et même espace où chacun est muré à l'intérieur de lui-même (silence, absence de réponse, dialogue biaisé pour tester les réactions, supputer, soliloque, sous conversation intérieure de K.)
En somme dès le premier chapitre, l'espace qui se dessine est celui de la prison :
La prison est à l'intérieur de K.
La prison est la vie de K.
La prison est l'absence de relations de K. avec qui que ce soit et quelles qu'en soient les raisons.

L'inquiétude, le malaise naissent d'un sentiment d'absurdité : plusieurs éléments y contribuent, très savamment dosés. Tout élément inédit (la présence de la police dans la chambre de K.) est immédiatement annulé par son contraire (en état d'arrestation il va travailler et revient dormir chez lui). Autre élément troublant : lorsque K. veut décrire la scène de son arrestation à Mlle Burstner, le soir, il plante le décor, y compris son corsage à la fenêtre mais il oublie qu'il est la pièce centrale du récit et le dit "Et maintenant on commence. Ah oui, j'oublie que je suis là." Comme s'il n'existait tout simplement pas. Dernier élément dans ce sens : le premier interrogatoire du procès a lieu un dimanche, ce qui dérègle instantanément et intérieurement le rythme du temps chez chacun des lecteurs. Un dimanche ? Tous les doutes sont pulvérisés comme des gouttelettes qui vont creuser autant de galeries d'incertitude.
Le procédé est remarquable car il fait l'économie de toute justification.
Ce premier chapitre est un chef d'œuvre en soi.
Chacun des espaces visités par la suite devient le théâtre de non-sens, construit comme un mauvais rêve. Dans l'escalier de la banque, le débarras et les gémissements qui attirent K. au chapitre "Le bastonneur", fonctionne aussi comme un contre espace : celui des coulisses des procédures judiciaires. Attiré par l'expression d'une humanité bafouée, K. s'y conduite une sorte de marionnette froide qui en examine les rouages ; le paiement en nature sur les biens d'autrui, la dénonciation, l'échelle de hiérarchie là encore inversée, la rétrogradation, les services qui s'achètent. l'acquiescement, les coups, et enfin le fait de couvrir les agissements découverts.
Et ce contre-espace fonctionne ici comme l'espace du secret. K. referme la porte et dit "c'est moi", "c'est un chien qui crie", "vous pouvez retourner travailler". Une fois de plus, de manière très perturbante, le récit établit la contiguïté entre un espace extérieur et l'intériorité de K. ("mais dès l'instant ou K. S'était mis à crier, tout avait été compromis naturellement."). Il établit aussi une contiguïté entre une chose et son contraire, le débarras est ouvert à cause du bruit puis à cause du silence. Et dans ce sens contraire, se dessine alors un nouvel espace, celui de la folie : ce qu'il trouve le renverse K. et nous aussi : la répétition de la même scène, comme au théâtre de l'inconscient, à nouveau un espace intérieur de K. mais qu'il méconnaissait tant il est surpris.
Prison, secret, folie. Cette contiguïté d'un extérieur qui devient l'intérieur et vice versa, travers tout le roman, et se joue aussi dans le chapitre de la Cathédrale et de la Fin. Elle récuse en doute pour tout le texte la séparation de cette opposition fondamentale intérieur et extérieur et élimine de facto toute sécurité et protection. Après l'espace de la prison du début, qui devient l'espace du secret, nous voici dans celui de la folie.

Intriguée par les commentaires du groupe sur la fin, je suis allée jusqu'au bout...
"Dans la Cathédrale" sera le temple de la loi et l'espace consacré au Texte dans la tradition rabbinique. D'abord, l'espace de logorrhée chez le directeur et le visiteur italien que K. doit accompagner dans une visite à la cathédrale. Voilà K. sorti définitivement de son poste en effet, à devoir quitter son bureau, avec de plus un faux élargissement de l'espace (il pleut, il fait nuit et on ne verra rien dans une cathédrale où toute lumière est aspirée par les ténèbres et d'une nouvelle langue, l'italien. Un flot hallucinant de bavardages, en style indirect libre qui joue là encore comme une sangle qui se resserre autour de K. ("comme s'il avait été le centre", "il enrageait") et qui présage un autre texte qui va, cette fois, lui passer sur le corps.
Toute la séquence intenable de la cathédrale, l'obscurité étouffante, les lumières aspirées, le jeu de la grande et petite chaire avec un rabat-voix écrasant, et le dialogue de K. avec le prêtre fonctionne ici aussi comme un rêve. Elle rappelle aussi furieusement les consultations rabbiniques des synagogues. Si l'on y cherche du sens et de la signification, comme K. le fait, on sera perdu. J'ai failli laisser tomber le livre quand tout à coup je me suis dit que toute "l'explication de l'illusion dans les textes introductifs de la loi" donnée par le prêtre fonctionne comme la rhétorique rabbinique : tout et son contraire. Toute opinion, supposition, interprétation met la précédente sans-dessus dessous. Face à un litige, dans la tradition, le rabbin donne raison d'abord à l'un..., puis à l'autre. Dans le même temps, le prêtre lui fait savoir qu'il ne faut pas trop en tenir compte : elles contournent le côté immuable de la Loi.
Pour autant, tout le passage semble illustrer ce principe de rhétorique de la glose rabbinique qui enrichit et démultiplie le Texte par toutes les interprétations qui lui sont données.
Mais là encore, on se tient à la porte, "aux textes introductifs de la loi".
Durant toute cette diatribe, K. est une fois de plus en état "d'arrestation" : "K. s'arrêta net, les yeux fixés au sol.". A chaque fois qu'il est appelé, il est de fait convoqué, et il s'arrête net !
Là encore il est acteur de cet état d'arrestation, "Mais s'il se retournait, il était pris"... et il se retourne. (1er point biblique de l'ancien testament qui fait penser à Sodome et Gomorrhe et la femme de Loth qui se retourne. Dès lors, comme elle, il est figé.)
L'espace sombre de la cathédrale s'amplifie d'un écho prolongé de chaque pas de K. qui annonce, l'écho sans fin de la diatribe qui va suivre. Stupéfiante continuité de l'écriture.
Le prêtre donne la clé de cette glose qui va fonctionner comme une glue : "Tu n'as pas assez le respect du texte et tu modifies l'histoire." il lui donne même le sens de lecture : "deux déclarations importantes..., l'une au début, l'autre à la fin.". Une danse sans fin commence alors, "les interprètes supposent. Certains pensent...d'autres disent... les opinions qui ont cours... On le justifie... A quoi l'on peut répondre... De tout cela l'on conclue... les tenants de cette opinion affirment... Les opinons diffèrent", etc. Au moins 19 occurrences de ce lexique sur deux pages ! C'est épuisant, comme toute glose, et sans fin ! Et K. là encore est dans la répétition, de même qu'il cherche dans le dictionnaire tous les mots qui seront utiles à la visite avec l'italien qu'il s'attelle à comprendre coûte que coûte, il répète pour les apprendre les interprétations énoncées par le prêtre : il veut coller au texte, résolument.
Dernière clé de compréhension : peu importe la vérité du texte, "il faut le tenir pour nécessaire" !
Oui, le texte, la glose, les interprétations, les prêches sur une chaire qui met aussi "le prédicateur à la torture", sont le lien, forment une sorte de ligature qui tient tout le collectif et qui fait société. La loi serait le secret, une forme de coquille vide, qui aspire mais reste interdit, et fait gloser à l'infini. La glose autour de ce vide fait récit, et ce récit tient tout le monde.
Le tribunal est ici le tribunal du savoir et du divin dans la suite d'un récit sans fin.

La fin du chapitre est magistrale : elle rejoint le début des textes introductif de la loi cité par le prêtre, "sommes-nous prêts de la grande entrée ?" demande K. !!! La scène dans la cathédrale rejoint et redouble celle du texte cité par le prêtre : "Le tribunal ne te demande rien. Il t'accueille quand tu viens et laisse partir quand tu t'en vas."
En somme le tribunal ne tient et ne demeure que par la soumission de K. et de chacun a resté collé au récit qui en est fait et à vouloir percer un secret protégé et entouré par des épaisseurs de textes successifs. C'est tout simplement génial !

"La Fin" est pour moi le chapitre d'une réplique du sacrifice d'Abraham, or là, il n'y a pas d'échange symbolique du fils par le mouton, c'est bien K. qui reçoit le couteau.
Là encore, le texte opère un déplacement de scène, de la scène biblique où le fils est sauvé à cette scène de cauchemar, où il est poignardé.
"- comme un chien dit K.
C'était comme si la honte allait lui survivre
".

Dans le réel, ces dernières lignes s'avèrent, tant l'existence de ce texte est une "trahison" faite à l'auteur qui voulait le détruire. De fait, la honte lui survit et la glose du chapitre de la Cathédrale se poursuit depuis la publication du roman de Kafka qui sans le vouloir, prolonge cette tradition pour en rendre compte !

J'en reste pantoise !
Un grand merci de m'avoir fait découvrir ce roman !


Retour vers les autres avis du groupe sur Le Procès ›ici