Les armes secrètes
, trad. Laure Guille

Quatrième de couverture : "C’est drôle, les gens croient que faire un lit, c’est toujours faire un lit ; que donner la main, c’est toujours donner la main ; qu’ouvrir une boîte de sardines, c’est ouvrir indéfiniment la même boîte de sardines. "Tout est exceptionnel, au contraire", pense Pierre en tirant maladroitement sur le vieux couvre-lit bleu. "La seule chose qui ne change pas, c’est que je n’arriverai jamais à donner à ce lit un aspect présentable."

En cinq nouvelles, Julio Cortázar révèle la face démesurée, sublime ou horripilante du quotidien. De l’inoubliable portrait d’un musicien de jazz dans L’homme à l’affût aux Fils de la vierge qui inspira le film Blow-up d'Antonioni, il mêle avec brio le rêve à l’état de veille. Ce recueil fait partie des œuvres majeures de la littérature latino-américaine.

Julio CORTÁZAR (1914-1984)
Les armes secrètes (1958)

Le nouveau groupe a lu ce livre en décembre 2022.
Nous avions lu antérieurement, avant que le site existe, Marelle, pendant l'été 1990.

David
Impressions partagées à la lecture de ces nouvelles : j'ai lu seulement les trois premières, passant à côté de la première, très amusé par la deuxième (l'histoire de Bébé et de la garde des chiens), fascinée par la troisième (le photographe).
Traduction ou décalage culturel, je ne sais, mais on plonge dans un narratif qu'on sent immédiatement étranger à nos codes littéraires français, ce qui me désarçonne et me perd parfois, ou au contraire titille ma curiosité selon les moments.
"Les fils de la vierge", ayant inspiré Blow-Up d'Antonioni, m'a particulièrement plu par ses propriétés photographiques, à la Robert Bresson dans Pickpocket par exemple ou Fenêtre sur cour d'Hitchcock. Le décor est excellement bien dressé, j'ai l'impression physique de me retrouver sur cette partie de l'Île Saint-Louis par où je passe parfois. Unité de lieu et de temps, les événements se succèdent dans un mouchoir de poche, insolites comme si nous étions conduits par le narrateur dans un rôle d'observateur, presque de voyeur, de ces chassés-croisés qu'on devine interdits entre les différents protagonistes de la scène. J'ouvre à moitié ces "armes secrètes".
Monique
- "Les fils de la vierge" : Cette nouvelle est ma préférée. Le début est un peu obscur ; on ne sait pas où on est, avec qui, quoi. De jolies images passent : "Le soleil ami des chats, était là lui aussi, à cheval sur le vent" ou bien "quand on se promène avec un appareil photo, on a comme le devoir d'être attentif et de ne pas perdre ce brusque et délicieux ricochet de soleil sur une vieille pierre, ou cette petite fille qui court, tresses au vent, avec une bouteille de lait ou un pain dans les bras" Mais soudain tout change, l'intrigue et le style : "Puis je suivis le quai Bourbon. C'est je crois au moment où j'approchais l'allumette… que je vis le garçon pour la première fois… un couple ? un garçon avec sa mère ?" Suit toute une description où l'auteur dit à la fois une chose et son contraire comme s'il voulait attraper tout à la fois. "un garçon nerveux comme un lièvre, 14, 15 ans, au bord de la fuite…Tout cela a cinq mètres de moi avec la présence d'une femme blonde qui continuait à lui parler et d'un homme au chapeau gris assis au volant d'une voiture arrêtée sur le quai, près de la passerelle" Il élève son appareil photo, feint d'étudier un cadrage : "la femme achevait de ligoter doucement le garçon, de lui enlever fibre à fibre ses derniers restes de liberté". Il imagine mentalement la suite, puis cadre le parapet, l'arbre, et prend la photo avec eux qui le regardent, le garçon surpris qui s'enfuit, elle irritée qui l'invective, puis l'homme au chapeau gris qui s'avance vers lui "une moue tordait sa bouche et couvrait son visage de rides car sa bouche tremblait et la grimace glissait d'un coté à l'autre des lèvres comme une chose indépendante et vivante, étrangère à la volonté". La suite se passe dans la chambre du narrateur qui agrandit la photo et la fixe au mur de sa chambre. Cet agrandissement est comme un voile de la conscience qui se déchire, il comprend ce que les deux protagonistes attendaient du garçon. Livrer à l'homme sa ration de chair fraîche. "Cette femme n'était pas là pour son plaisir, elle n'encourageait pas, ne caressait pas pour s'emparer de l'ange dépeigné et s'amuser ensuite de sa terreur, de sa grâce haletante. Le maître véritable attendait, sûr de son affaire ; il n'était pas le premier à envoyer une femme en avant-garde pour lui ramener des prisonniers ligotés de fleurs, avant leur réveil en enfer…" Dans cette nouvelle, l'auteur joue avec la syntaxe, déplace les mots comme dans un jeu d'échecs, les regarde en miroir, pour mieux jouer avec la multiplicité des possibles à l'image de ses pensées ou de ces nuages qui reviennent sans cesse dans le texte et qui se font et se défont ; c'est très habile et très puissant. C'est un virtuose de la syntaxe et de la construction du récit. Tout est à l'image du cheminement de sa pensée qui se déplace du parapet au couple, du couple à l'objectif, puis la voiture, puis rien, puis d'un seul coup, la photo et aussitôt la réaction de la femme, les insultes qui pleuvent dévoilant la justesse de son intuition qui se révèle totalement plus tard, après l'agrandissement sur le mur comme un voile qui se déchire. C'est ce long cheminement dans l'inconscient qui est intéressant et d'avoir su le traduire avec cette construction inhabituelle et très habile.
- "L'homme à l'affut" : J'ai également beaucoup aimé cette nouvelle où se trouvent là encore des images insolites : "Ce qui me gênait je crois, c'était l'ampoule qui pendait du plafond comme un œil arraché au bout d'un fil noir de chiures de mouches" ou bien "le paysage qui se casse en mille morceaux quand on le regarde s'éloigner" ; mais cette nouvelle est surtout l'évocation saisissante d'une vie d'artiste, un saxophoniste dans la dèche, en quête d'un absolu qu'il ne parvient pas à atteindre, sauf lorsqu'il pose un regard fou sur le monde, un regard d'halluciné où ses visions lui font apparaître des urnes funéraires emplies de ses propres cendres. De cette voix intérieure où tout bascule, il tire alors les sons merveilleux d'Amorous, une improvisation géniale qui restera dans les annales du jazz. J'ai pensé à la voix rauque de Keith Jarrett, à ses halètements lorsque pris de folie il est au sommet de ses impros dans le Köln Concert par exemple. Cependant, peut-être que comme le Johnny de cette nouvelle, il n'était pas satisfait, car Johnny "sera fou de rage chaque fois qu'il entendra cette caricature de son désir, de ce qu'il a voulu dire pendant qu'il luttait chancelant, que la salive lui échappait de la bouche en même temps que la musique, plus seul que jamais face à ce qu'il poursuit, à ce qui le fuit à mesure qu'il le traque". Magnifique description du processus de création, de l'intensité du désir, de la vulnérabilité et la solitude d'un artiste, où Johnny n'est pas "le poursuivi, mais le poursuivant".
- "Maman" : J'ai trouvé le début compliqué, obscur assez incompréhensible ; pourtant tout était dit dès le départ : "Si l'on pouvait jeter le passé comme le brouillon d'une lettre…". L'histoire relate le malaise, le silence qui s'insinue dans la vie d'un couple où le frère Nico décédé et trahi devient de plus en plus présent. L'écriture laconique, à tiroirs, articulée essentiellement autour de faits, sans véritable description des lieux de cette nouvelle, ne m'a pas accrochée, je l'ai trouvée un peu convenue, lassante.
- "Bons et loyaux services" : Ce qui est savoureux dans cette nouvelle, c'est la personnalité de Madame Francinet, son parler simple et vrai ; la description des lieux et des gens, l'opposition bien décrite entre son lieu de vie qui sent l'oignon et le pipi de chat, et son éblouissement devant la cuisine magnifique de ces bourgeois, sa stupeur de découvrir un salon spécialement aménagé pour le confort des chiens, son émoi de femme bien correcte s'offusquant de voir les filles de cuisine, qu'elle juge intérieurement de dévergondées, finir les bouteilles de la soirée de leurs maîtres en buvant à même le goulot, sa confusion de voir deux hommes totalement ivres s'inonder de champagne dans la cuisine, qui l'invitent à boire avec eux, déclament des poèmes, boivent encore et encore ; puis son enchantement de terminer la soirée avec eux, éblouie par la blancheur de leur costume, de leurs mains, la gentillesse de leurs propos. Tous ces passages sont très vivants, imagés, agréables à lire. Très émouvant aussi la vulnérabilité de cette femme simple face à Mr Rosay, cet homme qui parle si bien "comme un speaker à la radio" qu'elle est pleine d'admiration, cela lui fait chaud au cœur qu'un tel homme lui demande un service sans voir qu'il l'entortille, la manipule en lui demandant de passer pour la mère du défunt. Rien d'illégal, juste un service, c'est très bien amené, très juste dans les descriptions, plein de sous-entendus. On sent bien la vulnérabilité de cette femme simple face à ces bourgeois malhonnêtes et nantis.
- "Les armes secrètes" : Je l'ai lu comme un thriller, c'est une grande habileté de l'auteur de laisser le lecteur dans le doute Pierre est-il un amoureux, un maniaque, ou un tueur, cette obsession de la voir nue, le chien qui aboie, grogne, montre les dents, ils sont ensemble et ailleurs, on flotte dans l'inconnu du suspense ; c'est saisissant mais moins étonnant que les fils de la vierge. J'ouvre aux ¾.
Anne
Mon plaisir à lire Les armes secrètes de Julio Cortazar a été irrégulier, au cours de chaque nouvelle et au cours du livre en général. J'ai néanmoins beaucoup apprécié l'écriture tout au long de ma lecture : l'évolution des processus conflictuels teintés d'une étrangeté surréaliste, la tension émotive, la tournure des phrases, la description des sentiments... Les personnages sont habités par leurs rêves, plus ou moins puissants et envahissants. La conscience n'est jamais claire et vogue dans des univers sous-jacents troubles et inquiétants qui surgissent progressivement, amenant le lecteur à se demander où l'auteur veut l'emmener… Cette frontière floue entre différents univers psychique m'a séduite, toutefois, je n'y ai pas toujours adhéré. Pourquoi ? Cortazar joue avec le confort du lecteur, cela devrait me plaire, puisque par exemple dans Faulkner l'écriture me bouscule et me laisse désemparée mais je reste suspendue au texte comme sur un cheval fort et rapide qui m'emmène dans des régions à découvrir, excitantes, inconnues de moi. C'est l'aventure ! L'inconfort de l'écriture de Cortazar ne m'a pas touchée à ce point.
"Les fils de la vierge" est une nouvelle qui m'a obligée à avancer dans l'effort en raison de la manière obsessionnelle de sa construction. "L'homme à l'affut" m'a été pénible à cause de l'aspect pathologique du personnage, descriptif à travers un narrateur, et ne m'a pas émue, je ne l'ai pas ressenti de l'intérieur. Peut-être même comme tout malade mental dont on ne comprend pas l'histoire en profondeur, il m'a plutôt agacée.
J'ai, en revanche, particulièrement aimé la nouvelle "Bons et loyaux service", construite sur des soubassements émotionnels. Si elle semble plus banale par rapport à d'autres qui se veulent d'une écriture plus "contemporaine", elle m'a fait penser au roman La vie devant soi de Ajar/Gary. Le personnage, une femme, est bouleversant, avec sa naïveté, sa fraicheur, sa justesse, son honnêteté. Elle est émouvante, comme une enfant face à un monde d'adulte fou et perverti, et l'humour inhérent au texte m'a vraiment fait rire.
Un bon livre mais qui n'habitera pas avec ceux que je garde précieusement pour mon chevet. Je voudrais l'ouvrir plus qu'a moitié et moins qu'aux trois-quarts. Dur dilemme.
Donc à moitié…
Katherine 

Écrivant ces quelques lignes quelques semaines après avoir terminé ce livre, je réalise que cette lecture m'a laissé relativement indifférente. J'en ai tourné les pages machinalement, lisant sans véritablement entrer dans ces récits, n'arrivant pas à me laisser emporter par cette écriture que j'ai souvent trouvée froide, beige, hachée et ces descriptions qui me paraissaient tantôt trop suggérées, tantôt cacophoniques ("dans ses discours absurdes, dans ses rechutes, dans le petit livre de Dyla
n Thomas, dans cette façon d'être un pauvre diable qui élève Johnny au-dessus de lui-même et en fait une absurdité vivante, un chasseur sans jambes et sans bras, un lièvre qui court derrière un tigre endormi. […] de tout ce qui, dans ce disque, court derrière moi et derrière nous tous, cette masse noire et informe, sans mains et sans pieds, ce chimpanzé affolé qui me passe ses doigts sur la figure et me sourit avec attendrissement")
Sur une note plus positive, j'ai souvent souri des propos et de la générale naïveté de Madame Francinet dans "Bons et loyaux services" et lu et relu avec attention plusieurs passages de "L'homme à l'affût", sur cette quête de sens et de vérité de l'artiste et sa souffrance qu'il visite et revisite malgré lui pour en livrer la plus exacte expression quand il saisit son saxophone. J'ouvre ¼.
Antoine
Une seule nouvelle sur les cinq m'a plu, celle de la femme de ménage qui se retrouve dans la soirée fantasque de la bourgeoisie locale. J'ai beaucoup ri à ses descriptions naïves, où l'on se rend compte qu'elle est utilisée par ses employeurs afin de toucher l'héritage, mais finalement sans conséquence négative pour elle. C'était léger et doux à lire et sans beaucoup d'enjeux.
Quant aux autres nouvelles, je n'ai pas réussi à entrer dedans. Le style un peu alambiqué m'a rendu la lecture difficile, d'autant que j'ai abordé le bouquin dans l'avion, contexte peu propice à la concentration. Je n'ai pas fini la première ni la dernière nouvelle.
Toutefois en écoutant l'avis dithyrambique de Monique sur "Les fils de la vierge", je me suis dit que je suis passé à côté. Je n'ai pas du tout vu les subtilités auxquelles elle fait référence, notamment dans l'évolution du style du récit au fur et à mesure que le narrateur découvre la réalité de la situation. Ça m'a donné envie de le relire.
Bref, je l'ouvre au quart mais si j'avais été plus éveillé je l'aurais peut-être ouvert à moitié.


Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :
                                        
à la folie
grand ouvert
beaucoup
¾ ouvert
moyennement
à moitié
un peu
ouvert ¼
pas du tout
fermé !

 

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