Requiem pour un ami

Dinitia Smith, Courrier International, n° 489, 16 au 22 mars 2000

ÉTATS-UNIS. Dans son nouveau roman, Saul Bellow évoque de manière à peine voilée la figure du philosophe Allan Bloom, décédé des suites du sida.

A près de 85 ans, l'écrivain Saul Bellow, lauréat du prix Nobel de littérature [en 1976], est devenu père encore une fois et s'apprête à publier un nouveau roman, fin avril, après plus de dix ans depuis le précédent. Ravelstein - c'est le titre du livre [éd. Penguin USA] - se fonde sur la vie de son ami Allan Bloom, professeur de philosophie politique et auteur du best-seller The Closing of the American Mind [L'Âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, éd. Julliard, 1987], mort à Chicago en 1992, à l'âge de 62 ans.

Dans son roman, Bellow campe un Ravelstein haut en couleur, un brillant hédoniste homosexuel qui meurt du sida. Ce livre - écrit dans le style immuablement déclamatoire de Bellow, pétri d'érudition et truffé de jeux de mots - raconte l'amitié du romancier avec Bloom, puis la maladie et la mort de cet ami.

Beaucoup, dans l'entourage de Bloom, pensaient qu'il était homosexuel. Même si Bloom ne parlait jamais de sa sexualité publiquement, Bellow a affirmé, lors d'une interview téléphonique depuis son domicile de Brookline (Massachusetts), que "c'était quelqu'un de curieux, de très ouvert. Je pense qu'il m'en aurait voulu" d'insister sur son homosexualité dans le livre. Pourtant, ajoute-t-il, Bloom lui avait demandé d'écrire une courte biographie à son propos, qui, pour reprendre la formule du roman, aurait été "sans fioritures, sans rien d'édulcoré. Il avait son style de vie, voilà tout", conclut Bellow. "Il n'avait rien à cacher." Lorsque Bloom est mort, la cause invoquée fut le saignement d'un ulcère gastro-duodénal, compliqué d'une insuffisance hépatique, mais des amis à lui savaient qu'il était atteint du sida, précise Bellow. James Atlas, ancien journaliste au New York Times Magazine, rédige actuellement une biographie de Bellow, à paraître à l'automne prochain. Il connaissait également Bloom et affirme dans son ouvrage que celui-ci est mort du sida. Un extrait du roman de Bellow est paru dans The New Yorker en novembre 1999. Il n'y était écrit nulle part que Ravelstein était Bloom ou que Ravelstein avait le sida, ce dont l'ensemble du livre ne fait pas mystère.

Bellow a toujours intégré des éléments de sa vie dans ses romans. Il a brossé un portrait de son ami Delmore Schwartz dans Humboldt's Gift [Le Don de Humboldt, éd. Flammarion, 1978], publié en 1975. Son roman de 1964, Herzog [éd. Gallimard, 1986], est censé s'appuyer sur la liaison de la deuxième femme de Saul Bellow avec l'un de ses meilleurs amis. Ravelstein est également une sorte de traité sur l'art de la biographie. Ravelstein y pousse Chickie, le narrateur (qui ressemble à Bellow), à écrire l'histoire de sa vie. Comme Bloom, Ravelstein est chauve, corpulent, et il bégaie quand il s'échauffe. A l'instar de Bloom et de Bellow, Ravelstein et Chickie sont voisins. L'appartement de Ravelstein est luxueux, comme l'était celui de Bloom, et le personnage possède - comme son modèle avant lui - une grande collection de disques vinyle. Amateur d'opéra, dépensier, Bloom était l'un des mentors intellectuels de Bellow, même si le romancier était d'environ quinze ans son aîné. Les deux hommes se sont liés d'amitié en 1979, lorsque Bloom est entré comme professeur à l'université de Chicago, où Bellow enseignait déjà. Ensemble, ils ont organisé un cours sur l'amitié romantique, et les étudiants les appelaient Don Quichotte et Sancho Pança, avec Bloom dans le rôle du respectueux Sancho. Bellow a incité son ami à écrire ce qu'il pensait de l'éducation américaine, et il a rédigé la préface de son livre L'Âme désarmée, publié en 1987.

Ravelstein raconte l'amitié des deux hommes et certains des événements survenus dans la vie de Bellow lorsqu'il a connu Bloom. Il y a la séparation entre Chickie et sa femme, la belle Vela, une scientifique. La quatrième femme de Bellow, Alexandra, était une mathématicienne roumaine. Chickie se plaint que Vela soit absorbée dans son travail et ne s'intéresse pas à lui. Chickie et Vela divorcent, comme l'ont fait Bellow et Alexandra. Vela cède la place à la jeune Rosamund, une figure protectrice qui sauvera Chickie d'une intoxication alimentaire, une mésaventure arrivée à Bellow après un repas de poisson aux Antilles, en 1994. Mais, quels que soient les éléments autobiographiques dans Ravelstein, ce livre est, en dernière analyse, un requiem pour son ami, explique Bellow. Un ami qui le comprenait profondément et dont la perte est irréparable. "Je pouvais lui parler comme à personne d'autre. C'est dire à quel point il y a un vide dans ma vie, maintenant", conclut-il d'une voix un peu lasse. Comme l'avoue Chickie à la fin du livre, "on ne quitte pas de gaieté de cœur quelqu'un comme Ravelstein".


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