PROUST ET SAUL BELLOW

I. Dans le Discours du Nobel en 1976

(Un lien d'abord avec Conrad pour aller ensuite à Proust et revenir à Conrad)

Il y a de cela plus de quarante ans, j'étais un étudiant très paradoxal. J'avais pris l'habitude de m'inscrire à un cours et d'étudier une matière tout à fait différente ; ce qui faisait qu'au lieu de potasser Le Système monétaire et la banque, je me retrouvais en train de lire les romans de Joseph Conrad. Je n'ai jamais eu à le regretter depuis. Peut-être Conrad me plaisait-il parce qu'il ressemblait à un Américain : c'était un Polonais déraciné parcourant les mers lointaines, parlant le français et écrivant l'anglais avec une puissance et une beauté extraordinaires. Et rien ne pouvait me paraître plus naturel - bien sûr -, à moi fils d'immigrants élevé dans un des quartiers d'immigrants de Chicago, qu'un Slave capitaine de navire britannique, qui connaissait Marseille comme sa poche et écrivait dans un anglais passablement exotique. Mais la véritable vie de Conrad était fort peu excentrique. Ses thèmes étaient sans détour - la fidélité, l'autorité, les traditions de la mer, la hiérarchie, les fragiles lois qui guident les marins lorsqu'ils sont pris dans un typhon. Il avait foi en la force de ces lois apparemment fragiles, et en son art. Ses idées concernant l'art étaient très simplement exprimées dans la préface du Nègre du "Narcisse". Il y disait que l'art est un essai de rendre la plus grande justice possible à l'univers visible ; qu'il tente de trouver dans cet univers matériel, aussi bien que dans celui des choses de la vie, ce qui est fondamental, durable, et essentiel. La méthode employée par l'écrivain était différente de celle du penseur ou du scientifique. Ces derniers, disait Conrad, appréhendent le monde à travers l'examen systématique. Pour commencer, l'artiste, lui, ne peut compter que sur lui-même ; il descend au fond de lui-même et, dans ces lieux déserts, il découvre la "forme de son appel". "Il en appelle, disait Conrad, à cette partie de notre être qui est un don, et non pas un acquis, à la capacité de jouir et d'être émerveillé..., à notre sens de la pitié et de la souffrance, au sentiment latent d'appartenir à la création tout entière - et à la conviction ténue et cependant inébranlable de notre solidarité, qui lie entre elles les solitudes de cœurs innombrables... et soude l'humanité entière - les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui vont naître." (…)

Mais ce qui m'intéresse ici, c'est le problème, pour l'artiste, des priorités. Est-il nécessaire, ou bon, qu'il s'attache en premier lieu aux analyses historiques, aux idées ou aux systèmes ? Proust parle dans Le Temps retrouvé d'une préférence grandissante chez les lecteurs jeunes et sensibles pour des œuvres d'une teneur analytique, morale et sociologique élevée. Il dit qu'à Bergotte (l'écrivain d'A la recherche du temps perdu), ils préfèrent des écrivains qui leur paraissent plus profonds. "Mais, ajoute Proust, dès que l'intelligence raisonneuse veut se mettre à juger des œuvres d'art, il n'y a plus rien de fixe, de certain : on peut démontrer tout ce qu'on veut." (…)

Des tas de choses sont en train de se désagréger, mais nous sommes aussi en train d'assister à un curieux processus d'affinement. Et ceci a commencé depuis longtemps. En examinant Le Temps retrouvé de Proust, je m'aperçois qu'il en était parfaitement conscient. Son roman, qui décrit la société française durant la Grande Guerre, met à l'épreuve la puissance de son art. Sans art, insiste-t-il, ne laissant de côté aucune horreur personnelle ni collective, nous ne pouvons ni nous connaître nous-mêmes, ni connaître les autres. Seul l'art est à même de percer les murs que l'orgueil, la passion, l'intelligence et l'habitude érigent de tous côtés - les apparences de réalité de ce monde. Il existe une autre réalité, la vraie, que nous perdons de vue. Cette autre réalité ne cesse de nous envoyer des indices que, sans art, nous ne pouvons percevoir. Proust appelle ces indices nos "impressions vraies". Sans art, ces impressions vraies, nos persistantes intuitions, nous resteront lettre morte, et il ne nous restera plus rien que des "nomenclatures, [des] buts pratiques que nous appelons faussement la vie". Tolstoï disait la même chose, à peu près dans les mêmes termes. Un livre comme La Mort d'Ivan Ilitch décrit lui aussi ces mêmes "buts pratiques" qui nous cachent et la vie et la mort. Au bout de ses souffrances, Ivan Ilitch devient un individu à part entière, un "personnage", en démolissant les paravents, en regardant au-delà des "buts pratiques". Proust était encore capable de faire la part des choses entre l'art et la destruction, en soulignant que l'art était une nécessité de l'existence, une grande nécessité indépendante, un pouvoir magique. Mais pendant longtemps l'art n'a pas été, ainsi qu'il l'était autrefois, en liaison avec l'entreprise centrale de l'humanité. Dans Art et anarchie, l'historien Edgar Wind nous dit que Hegel avait noté il y a fort longtemps que l'art n'engageait plus les énergies centrales de l'homme ; que ces énergies étaient dorénavant engagées par la science, cet "infatigable esprit de recherche rationnelle". (…)

L'essence, la complexité, la confusion, la douleur de notre condition réelle nous est montrée par éclairs, dans ce que Proust et Tolstoï appelaient les "impressions vraies". Cette essence se révèle à nous un instant, pour aussitôt se dissimuler à nouveau. Lorsqu'elle disparaît, elle nous laisse une fois de plus dans le doute. Mais nous ne paraissons jamais perdre le fil qui nous unit aux profondeurs dont émergent ces éclairs. Le sentiment de nos pouvoirs réels, des pouvoirs que nous semblons tenir de l'univers même, va et vient lui aussi. Nous répugnons à en parler parce qu'il n'y a rien que nous puissions prouver, parce que notre langage est inadéquat, et parce que peu de gens sont prêts à courir le risque d'en parler. Ils seraient obligés de dire "l'esprit existe", et cela c'est tabou. Ainsi presque tout le monde le garde pour soi, alors que tout le monde est conscient de son existence.
La valeur de la littérature réside dans ces fugitives "impressions vraies". Un roman va et vient entre le monde des objets, des actions, des apparences, et cet autre monde d'où proviennent ces "impressions vraies" et qui nous force à croire que le bien auquel nous nous accrochons - et, au vu de tant de choses effroyables, avec une certaine ténacité - n'a rien d'une illusion.
Aucun être qui a passé des années à écrire des romans ne peut ignorer ceci. Le roman ne peut être comparé à l'épopée, ou aux monuments de la poésie. Mais c'est ce que nous pouvons faire de mieux pour l'instant. C'est une sorte d'accoudoir moderne, un cabanon dans lequel l'esprit peut se réfugier. Un roman est partagé entre quelques impressions vraies et la multitude des impressions fausses qui forment la plus grosse part de ce que nous appelons la vie. Il nous dit que pour chaque vie humaine il existe toute une diversité d'existences, que l'existence individuelle elle-même est en partie illusion, que toutes ces existences signifient quelque chose, tendent à quelque chose, accomplissent quelque chose ; il nous promet une raison d'être, une harmonie, et même une justice. Ce que Conrad disait était vrai : l'art tente de découvrir au sein de l'univers, aussi bien dans l'existence que dans la matière, ce qui est fondamental, permanent, et essentiel.

Extraits du Discours de Saul Bellow
lors de la remise du prix Nobel de littérature le 12 décembre 1976

II. L'affaire "Qui est le Tolstoï des Zoulous ? Le Proust des Papous ?" en 1988

Le 7 mars 1988, dans une interview au New Yorker, Saul Bellow aurait demandé : "Qui est le Tolstoï des Zoulous ? Le Proust des Papous ?" - ce qui fit scandale ou du moins débat. Il s'en expliqua dans un article très rigolo et intéressant "Papous et Zoulous" (The New York Times, 10 mars 1994).

On m'a cité comme disant que les Papous n'avaient pas eu de Proust et que les Zoulous n'avaient pas encore produit de Tolstoï, et cela a été considéré comme une insulte envers les Papous et les Zoulous, et comme une preuve que j'étais au mieux insensible et au pire un élitiste, un chauvin, un réactionnaire et un raciste – en un mot, un monstre.

Nulle part dans la version imprimée, sous mon nom, il n’y a une seule référence aux Papous ou aux Zoulous. Le scandale est d'origine entièrement journalistique, résultat d'un malentendu survenu (il y en a toujours) lors d'une interview. Je ne me souviens pas qui était l'intervieweur. Essayant toujours bêtement d'expliquer et d'édifier tout le monde, je parlais de la distinction entre les sociétés lettrées et pré-lettrées. Car j’étais autrefois étudiant en anthropologie, voyez-vous. Il y a longtemps, j'avais été l'élève du célèbre africaniste MJ Herskovits, qui avait également consacré de nombreuses décennies à l'étude du Noir américain.

Le sujet de ma thèse était « La France et la traite négrière africaine ». En fouillant dans les rayons de la bibliothèque, j'avais découvert que deux des navires français impliqués dans le commerce étaient le Jean Jacques et le Contrat Social. Jamais anthropologue professionnel, j'étais cependant un bon amateur. J'avais beaucoup lu sur le sujet, et immédiatement après l'entretien téléphonique, je me suis rappelé qu'il existait quand même un roman zoulou : Chaka de Thomas Mofolo, publié au début des années 30. À l’époque d’Herskovits, je l’avais lu en traduction. C'était un livre profondément et insupportablement tragique sur un Achille tribal qui avait abattu de ses propres mains des milliers de personnes, y compris sa propre femme enceinte.

Maintenant, pourquoi mes remarques, évidemment spontanées et certainement pédantes, ont-elles plongé tant de gens dans des accès de droiture et des extases de rage ? La France nous a donné un Proust et un seul. Il n’y a pas de Proust bulgare. Ai-je aussi offensé les Bulgares ? Nous, d’ailleurs, n’avons pas de Proust non plus : la Maison Blanche devrait-elle émettre une fatwa et mettre ma tête à prix pour avoir blasphémé contre la haute culture américaine ?

Mes détracteurs, dont beaucoup n’ont pas pu situer la Papouasie-Nouvelle-Guinée sur la carte, veulent me condamner pour mépris du multiculturalisme et diffamation du tiers-monde. Je suis un homme blanc âgé – un juif, en plus. Idéal pour leurs fins.

L’alphabétisation dont nous sommes si fiers ne représente souvent que très peu de choses. Vous pouvez croire sur parole d’un romancier en exercice que tous les lecteurs de romans ne sont pas de bons lecteurs. Les règles de base de l’art de la fiction ne sont pas largement comprises. Aucun écrivain ne peut tenir pour acquis que les opinions de ses personnages ne lui seront pas attribuées personnellement. En outre, on suppose généralement que tous les événements et idées d’un roman sont basés sur les expériences de vie et les opinions du romancier lui-même.

Notre préférence américaine va aux faits – seuls les faits comptent. Un chercheur d’or en Alaska regardant un des premiers films et courant vers l’écran pour frapper le méchant avec sa pelle est mon illustration préférée de cet esclavage de bas niveau à la réalité.

Les sociétés pré-alphabétisées ont sans aucun doute leurs propres types de sagesse, et les Papous primitifs ont probablement une meilleure compréhension de leurs mythes que la plupart des Américains instruits n'ont de leur propre littérature. Mais sans des années d’études, nous ne pouvons pas commencer à comprendre une culture très différente de la nôtre. Il est donc juste de tenir compte de ce que nous, étrangers, ne pouvons espérer comprendre dans une autre société et d'admettre que, en tant que membres de la même espèce, les hommes primitifs sont aussi mystérieux ou aussi monstrueux que n'importe quelle autre branche de l'humanité.

Ce n’est pas une calomnie que de qualifier un peuple d’illettré. Quoi qu’il en soit, les sociétés analphabètes disparaissent rapidement. En outre, comme nous le savons tous, certaines formes d’alphabétisation sont résolument répugnantes. Quoi qu'il en soit, l'étude de la culture est notre idée. Notre exigence civilisée concerne les discussions scientifiques sur tout. Les agents de terrain papous ne viennent pas ici pour savoir ce qui fait vibrer Los Angeles, Las Vegas, Miami ou New York.

Le réalisme socialiste qui a dominé l’URSS littéraire pendant de nombreuses décennies a contraint les poètes, les dramaturges et les romanciers à faire partie de la machine officielle du mensonge. Ceux qui résistèrent furent envoyés mourir à la Kolyma ou enfermés dans des hôpitaux psychiatriques. Un poème inédit sur les « moustaches de cafard » de Staline, porté à l'attention du Kremlin par des informateurs, est à l'origine de la mort d'Ossip Mandelstam.

Les despotes n'acceptent pas l'autonomie de l'imagination littéraire. La liberté de l'imagination, dangereuse pour eux, est liée à l'indépendance de l'âme. Cette indépendance n’est pas propre aux artistes, elle est commune à tous les êtres humains.

Dans toute société raisonnablement ouverte, on se moquerait de l’absurdité d’une mesquine campagne de police de la pensée provoquée par l’amplification insensée de remarques « discriminatoires » à l’égard des Papous et des Zoulous. Être sérieux dans ce style fanatique est une sorte de stalinisme – le sérieux stalinien et la fidélité à la ligne du parti dont les personnes âgées comme moi ne se souviennent que trop bien.

Aux États-Unis, nous étions autrefois protégés par le sens de l’humour. À l'époque de Mark Twain, de M. Dooley et de HL Mencken, on pouvait encore se leurrer. Les mauvaises plaisanteries de Mencken sur Boobus Americanus – son terme désignant l’homme moyen – ont eu une influence salutaire sur la discussion des questions publiques et sur le comportement du public. Parfois grossier, ouvertement préjugé mais souvent très drôle, il s'en est pris aux professeurs, aux politiciens et aux Jim Crow South. Mais les fanatiques et les démagogues avaient bien moins d’influence à cette époque pré-sensible. Les enfants gangsters ne tuaient pas ensuite les enfants qui les « dissipaient ».

La justice et la colère menacent l’indépendance de nos âmes.

La rage est désormais brillamment prestigieuse. La rage, à l'opposé de la prudence bourgeoise, est un luxe. La rage se distingue, c'est une passion patricienne. La rage des rappeurs et des émeutiers part de l'aveu de culpabilité de la majorité pour les injustices passées et présentes, et compte sur l'admiration des refoulés pour la puissance émotionnelle des personnes décomplexées et « à juste titre » en colère. La rage peut aussi être manipulatrice ; cela peut être un instrument de censure et de despotisme.

En tant qu'anthropologue ancien, je connais un tabou quand j'en vois un. Le débat ouvert sur de nombreuses questions publiques majeures est depuis quelque temps tabou.

Nous ne pouvons pas ouvrir la bouche sans être dénoncés comme racistes, misogynes, suprématistes, impérialistes ou fascistes.

Quant aux médias, ils sont prêts à saccager toute personne ainsi désignée.


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