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"Thomas
Bernhard : l'homme qui disait non"
Par Chantal
Thomas
Le
Monde, 7 juin 2007
L'écrivain
est mort en 1989. Gallimard réunit en un volume de "Quarto"
des récits écrits entre 1971 et 1982. On y trouve notamment
les cinq livres sur sa jeunesse, "L'Origine", "La Cave",
"Le Souffle", "Le Froid" et "Un enfant"
: autant de clés pour approcher l'histoire de cet "imprécateur"
qui provoqua le scandale dans l'Autriche d'après-guerre.
Thomas
Bernhard (1931-1989), Autrichien, est né à Heerlen, dans
les Pays-Bas. Une naissance discrète. Sa mère, Herta Bernhard,
ayant préféré accoucher à l'étranger
pour échapper au scandale de sa grossesse. L'enfant ne connaîtra
jamais son père.
Thomas Bernhard, bâtard, infatigable faiseur de scandales.
En Autriche, quelques mois après sa naissance, Thomas Bernhard
sera surtout élevé par ses grands-parents. Il trouve en
son grand-père, l'anarchiste et écrivain Johannes Freumbichler,
un soutien, un modèle, un complice. Ses années de pensionnat
à Salzbourg éveillent en lui les premiers sursauts de sa
force d'opposition.
Thomas Bernhard, celui qui dit non de toutes les manières possibles.
Après la prison de l'internat et de l'idéologie nazie, Thomas
Bernhard, malade de la tuberculose, subit l'enfermement de l'hôpital
et du sanatorium. Il en sort (et il s'en sort) de sa propre décision.
A l'âge de 20 ans, en 1951, Thomas Bernhard, encore malade, habite
à Vienne. Il vient de perdre sa mère et son grand-père
bien-aimé, mais il a rencontré au sanatorium Hedwig Stavianicek
sa compagne et amie, son "être vital" dont il ne se séparera
jamais jusqu'à sa mort.
Ayant renoncé à cause de la tuberculose au chant et à
la musique, Thomas Bernhard s'engage de toutes ses forces dans l'écriture.
Il publie d'abord des poèmes, puis suscite avec son premier roman,
Gel
(1963), la reconnaissance publique.
De livre en livre, de Gel
à Extinction
(1986), il obtient un nombre incalculable de prix littéraires.
Il partage son temps entre sa ferme fortifiée à Ohlsdorf
(Haute-Autriche) où il écrit, des séjours à
Vienne, et des voyages, de préférence vers le sud.
Thomas Bernhard aime gagner de l'argent et le dépenser. A partir
de 1970 et de sa collaboration avec le metteur en scène allemand
Claus Peymann, il mène une carrière théâtrale.
Sa voix de dénonciation et de rage contre le fascisme, l'hypocrisie,
les convenances des familles, le sommeil de l'habitude et de l'autosatisfaction
gagne ainsi en ampleur. Elle culmine avec Heldenplatz,
créé au Burgtheater, à Vienne, en 1988, un an avant
sa mort.
Thomas Bernhard était élégant, hédoniste,
curieux des nouvelles du monde et révulsé par son horreur,
polémiste, drôle et sombre, profondément, passionnément
solitaire.
Thomas Bernhard, l'écrivain dont la lecture, à tout moment
de notre existence, renforce dans l'énergie de survie, fait un
effet de joie féroce et libératoire.
L'essai
de Chantal Thomas, Thomas
Bernhard, le briseur de silence, est réédité
au Seuil (298 p., 20 €) dans une version mise à jour et augmentée.
Signalons aussi la réédition (Gallimard, "L'Imaginaire"),
de deux livres de Thomas Bernhard, L'Origine
(168 p., 5,90 €) et Le
Souffle (140 p., 5,90 €).
Voici
un autre article biographique de Christine Lecerf, écrivant dans
Le Monde des livres, mais également auteure d'une thèse
Une autobiographie simplement
compliquée : ouvertures sur une ecthétique de la limite
chez Thomas Bernhard :
"L'autoportrait
éclaté d'un monde en morceaux"
Par Christine Lecerf, Le Monde, 7 juin 2007
Thomas Bernhard n'avait déjà cessé, par le biais
de la fiction, de mettre en garde son lecteur contre toute lecture conventionnelle
de ses livres.
A sa mort, Thomas Bernhard a, comme on dit, pris ses dispositions. Il
interdit dans son testament l'exploitation de son oeuvre sur le territoire
autrichien. Mais il n'avait déjà cessé, par le biais
de la fiction, de mettre en garde son lecteur contre toute lecture conventionnelle
de ses livres.
Dans son roman Corrections, paru la même année que
le premier volume de son autobiographie, L'Origine (1975), quelqu'un vient
de disparaître après avoir légué tous ses papiers
à un ami. Des centaines de fragments épars de pensée
inachevée. Mais l'ami ne sait que faire de tous ces blocs de mots
qui bougent sur le papier, de toutes ces images qui constamment s'entremêlent
et se décalent dès qu'il veut s'en approcher. Au terme de
cette histoire, un livre est édité. Les fragments ont été
triés et assemblés. Mais l'ami n'a rien remanié.
Il a laissé les vides apparents.
Né en 1931, enfant bâtard livré aux institutions de
l'Autriche catholique nazie, gravement atteint dès l'adolescence
par une maladie pulmonaire, Bernhard a légué sa vie à
l'écriture. Façon de retarder sa mort, mais aussi d'empêcher
l'oubli des plaies de l'histoire et de résister à l'alignement
de son oeuvre dans les classeurs de la littérature. "Je
ne suis pas un écrivain, je suis quelqu'un qui écrit."
Le projet des éditions Gallimard de "rassembler pour la
première fois en France une grande part de l'oeuvre en prose de
Bernhard" donne l'étrange impression de "corriger"
Corrections. Un premier volume vient de paraître. Intitulé
Récits 1971-1982, il rassemble des "écrits complexes,
plus ou moins centrés autour de l'autobiographie".
Rien n'a été remanié, seulement prélevé
du corps de l'oeuvre et augmenté d'un dossier très nourri,
plus de cent pages abondamment illustrées comprenant une double
préface, une biographie et une histoire de l'Autriche. Comme si
les auteurs avaient voulu combler les vides, donner forme à ce
qui est infigurable et doit rester défiguré . Cette représentation
seconde trouve d'ailleurs sa justification dans une pièce de Thomas
Bernhard, écrite à la même période, L'Ignorant
et le fou - où, à défaut d'assister à
La Flûte enchantée, on se retrouve dans la loge de la Reine
de la nuit à écouter un protocole de dissection.
En 1975, alors qu'il fera paraître la quasi-totalité de son
oeuvre en Allemagne, Bernhard décide de publier en l'espace de
sept ans et à intervalles réguliers une série de
cinq récits dans une maison d'édition salzbourgeoise, le
Residenz Verlag. Le premier volume, L'Origine, est accompagné
d'un sous-titre : "Simple indication".
A l'instar de son grand-père, l'écrivain Johannes Freumbichler,
qui indiquait toujours du bout de sa canne ce qu'il fallait regarder,
Bernhard pointe par ce geste éditorial un territoire particulier
dans son oeuvre. Ce mouvement de retour au paysage de l'enfance n'est
chez lui ni unique ni nouveau. Il est le mouvement même de son écriture,
le mur du monde contre lequel le langage se heurte et en même temps
s'appuie pour avancer, sa butée imaginaire, son exigence éthique
et esthétique. Domaine souillé par le "crime originel",
saccagé par la "pluie nationale-socialiste" et recouvert
des broussailles de l'oubli. Il est présent partout, dès
ses premiers pas en poésie : "Des milliers de fois le même
regard/A travers la fenêtre dans mon bout de monde" jusqu'à
son dernier roman Extinction : "J'entre dans la Villa des enfants
signifie simplement, j'entre dans le vide béant." Bernhard
avait déjà amorcé en 1970 l'esquisse de cette confrontation
"avec une matière qui ne répond pas" au cours
d'un monologue filmé intitulé Trois jours. Il regardait
dans le vide en fixant l'oeil d'une caméra pendant 55 minutes.
Récit spéculaire par excellence, le long cheminement autobiographique
reprend ce dispositif et s'avance dans le vide en dialoguant avec lui
pendant cinq livres qui forment l'autoportrait éclaté d'un
monde en morceaux : "Ici on divulgue des fragments avec lesquels,
si le lecteur y est disposé, on peut constituer un tout sans difficulté
particulière. Des fragments de mon enfance et ma jeunesse, pas
plus." L'écriture autobiographique est celle qui enjambe son
propre vide sans le combler. Tout est là, il suffit de regarder.
UN GRAND ÉCLAT DE RIRE
"Tout repose sur la comparaison", a confié Bernhard
à André Müller dans un entretien de 1979 annexé
à ce volume. C'est là tout le mérite de cette entreprise
éditoriale d'avoir rassemblé en une autobiographie "amplifiée"
ces 11 récits légués séparément.
Nous approchant à notre tour de ce monceau de textes de plus de
700 pages, nous découvrons une nouvelle manière de lire
et de relire, à chaque fois semblable, à chaque fois différente,
repérant un thème, des voix, des mouvements, des reprises,
des registres de timbre et de ton, des transitions, comme un interprète
annote sa partition. Et l'on referme le livre dans un grand éclat
de rire. Lisant pour la énième fois le premier récit
de Bernhard intitulé Marcher, on découvre que l'on
était passé à côté d'un irrésistible
clin d'oeil du compositeur.
Oehler et Karrer, épuisés d'avoir tenté de s'expliquer
une phrase de Wittgenstein, entrent dans un magasin de pantalons. Retour
grotesque à l'ordinaire. Irruption kafkaïenne de la contingence
: "Ces tissus posés sur le comptoir sont à cent
pour cent de la marchandise de rebut tchèque, redit Karrer, répète
Oehler à Scherrer. La façon est ce qu'il y a de mieux, ne
cesse de répéter Karrer. Pas un seul bouton arraché
! dit Karrer, répète Oehler à Scherrer, pas une seule
couture qui ait cédé, dit Karrer à Rustenschacher".
RÉCITS
1971-1982 de Thomas Bernhard. Préface de Jean-Marie Winckler.
Introduction aux romans autobiographiques de Bernard Lortholary, Gallimard,
"Quarto", 952 p., 25 €.
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