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"Chaque
jour, une dose de souffle nouveau"
Elfriede Jelinek
Le
Monde, 7 juin 2007
Ce texte d'Elfriede Jelinek a été écrit en hommage
à Thomas Bernhard peu après sa mort, le 12 février
1989. Publié dans l'hebdomadaire autrichien Profil, il était
à ce jour inédit en français.
Il est mort le géant. La pierre d'achoppement que personne ne pouvait
éviter. Il a écrit son corps malade et il s'est mis par
écrit en lui, comme si, en plus de lutter pour respirer, le malade
avait dû produire chaque jour dans la fabrique de son corps sa dose
de souffle nouveau. Ce n'est pas un hasard si ce poète était
un poète de la parole (et non de l'écriture). C'est l'expérience
de la tuberculose, dans sa prime jeunesse, qui lui a extorqué les
grandes tirades de son uvre : Je parle donc je suis. Et tant que
je parle, je ne suis pas mort.
Ses amis racontent qu'il était capable de parler sans interruption
des heures et des heures, souvent plus de dix heures d'affilée,
et que, lorsque ceux-ci le priaient d'arrêter enfin, il réclamait
le droit de parler deux heures encore. Et pour ne pas avoir à penser
l'effroi jusqu'au bout, ce musicien accompli avait élaboré
sa propre technique de répétition, propagée rythmiquement,
telle une onde sinusoïdale ininterrompue, à laquelle nul ne
pouvait se soustraire, même si tout avait été déjà
dit cent fois.
C'est donc l'expérience du manque - trop peu d'air - qui a produit
le souffle dévasté et inflammatoire chez ce poète
obligé de parler pour vivre. Le remugle autrichien, cet air malsain
sa vie durant, ça lui aura amplement suffi, ce petit vent, pour
fulminer. Depuis la suffocation au Pavillon Hermann - et autres noms donnés
à toutes ces cellules de détention "où, du
point de vue des bien-portants, les malades n'ont plus aucun droit"
- à une littérature de l'épanchement sans fin. Depuis
les patients bâillonnés, "que seule la charité
des bien-portants nourrit", à la bouche grande ouverte
de l'Autriche qui dit la Vérité sur ce pays, ce qui "a
toujours été ressenti comme une incongruité absolue".
Un peu de place pour les malades ! Et aussi pour les poètes ! Mais
gare, comme tous ceux que la maladie met en quarantaine, ils se ruent
dans un domaine où ils n'ont rien à faire : dans la réalité
politique du pays, où seuls les politiques sont à leur place,
cherchant toujours le privilège du manche, ou le manche tout court,
pour être les seuls à le tenir, et personne d'autre ! Allez
le poète, retour à l'hôpital, mais pas en pneumo cette
fois-ci, direct en psychiatrie ! Là-bas on saura s'occuper de lui,
il ne s'assimilera pas de sitôt au corps sain du peuple.
Je crois que ce sont les expériences très précoces
de la maladie qui, tout au long de sa vie, ont affûté le
regard de Thomas Bernhard, l'ont fait rester obstinément à
sa place, juste pour que personne d'autre ne l'occupe. "Le procédé
est universellement connu : à peine le malade est-il parti, plus
là, que les bien-portants prennent aussitôt sa place, j'entends,
prennent réellement possession de sa place, et tout à coup
le malade, qui n'était pas mort comme on le supposait, revient
et réclame de nouveau sa place, veut en prendre possession, ce
qui révolte les bien-portants." Sans le moindre égard,
le poète à bout de souffle doit sans cesse reconquérir
toute sa part de réalité. Il l'enfourne tel un gâteau
dans sa bouche, enfant vorace, il écarte la foule des bien-portants,
les refoule, il les tuerait même, juste pour prendre sa place et
Dire La Vérité. (...)
Comme aucun autre, cet homme en colère a cru en la société
autrichienne, tout comme le malade, avec une rage désespérée,
voudrait passer du côté des bien-portants, justement parce
qu'ils lui donnent sans cesse le sentiment de ne plus être des leurs,
et qu'ils cherchent à le repousser, lui, l'effrayante légitimation
de leur propre être. Aussi Bernhard, dans son rôle de critique,
comme archétype même du critique, confirme dans le mouvement
même où il la critique, cette société qui pourtant,
et depuis très longtemps, est devenue la substance de sa vie.
Le poète Reinhard Priessnitz, du reste mort lui aussi, disait de
Bernhard qu'il était un "Seigneur", et que c'était
là son rôle. Tout jeune déjà, Bernhard étudiait
avec passion cette "bonne" société pour avoir
le droit d'en être, et plus il en était dans les faits, et
plus elle lui appartenait en vérité, et il avait le droit
dès lors de la secouer, de la déchiqueter, pour se retrouver
lui-même déchiqueté par ses griffes à elle.
Car quiconque cherche désespérément à lui
appartenir, elle l'exclut d'emblée. Tous ces fils et filles de
province, sous le fouet de la terreur catholico-romaine ou les tables
des auberges nazies, ont étudié depuis toujours les rituels
compliqués de la classe dominante viennoise : faire ses courses
chez Knize ou chez les bijoutiers du Graben et se promener sur le Kohlmarkt
! Comme si, pour peu qu'on connaisse suffisamment les règles, on
pouvait réellement choisir le lieu de son existence sans être
inquiété.
Mais pour la remise du prix (1), le poète est assis incognito dans
le public et le Seigneur, membre de l'Académie, a bien du mal à
se frayer un passage dans les rangées toutes occupées. Et
tout le monde, confortablement installé, de devoir laisser le lauréat
sortir des rangs tout en lui jetant des regards qui empoisonnent et transpercent
: "Je m'étais enfermé moi-même dans la cage."
Comment ne pas penser à Bachmann (2), la poète de province
numéro deux, à qui Bernhard, dans Extinction, a rendu un
bel hommage ? Sauf que Bachmann, une femme, a parlé de la société
comme d'un grand théâtre du crime, où les "façons
de mourir" peuvent certes varier mais où personne n'en réchappe.
Une femme ne peut pas percevoir les choses autrement. Bernhard, lui, était
condamné à mépriser sans relâche ce qu'il devait
bien considérer comme son petit coin à lui.
Bachmann, vers la fin, n'arrivait même plus de sa main brûlée
à imaginer l'endroit où elle aurait pu vivre. Thomas Bernhard
a peuplé le sien de non-vies, de machines célibataires,
de fragments de vieilles tasses qui, vidées depuis longtemps de
leur substrat philosophique, ne sont plus que des coquilles creuses à
philosophes et à philosophies, jusqu'à leur dernier fétiche,
la pensée elle-même. Il est question des choses, mais les
choses ne sont pas les choses. Un peu comme les célèbres
Mac Guffin des films d'Hitchcock - ces formations, également modèles
de pensée, qui restent toujours vagues mais n'en sont pas moins
la clé de voûte de toute l'action -, des cônes géants
peuplent les chimères sombres des mondes littéraires de
Bernhard, des biographies de compositeurs jamais écrites, des traités
aux ramifications lointaines qui maintiennent en vie leur auteur tant
qu'il écrit, même si personne ne sait de quoi il retourne,
des histoires de sanatorium très intriquées, ou ne serait-ce
que le jeu virtuose et hors d'atteinte d'un grand maître du piano,
et plus généralement, ce fétiche viril par excellence
: l'exploit absolu, le plus haut, le plus grand, le seul et unique, celui
qu'on ne battra jamais.
Et pourtant : l'Académie qui a remis le prix au poète, là,
assis parmi le public, ne l'a pas du tout reconnu. Durant la cérémonie,
la ministre a fait du bruit en ronflant. Puis après elle s'est
écriée : "Il est où notre poétaillon
?" Bachmann a brûlé. Bernhard, lui, a étouffé
toute sa vie.
Texte
traduit par Christine Lecerf et Olivier Le Lay
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(1) Elfriede Jelinek fait allusion à l'un des nombreux prix remis
à Thomas Bernhard dont plusieurs ont suscité des scandales.
(2) Ingeborg Bachmann est une grande romancière et poétesse
autrichienne. Gravement brûlée dans son appartement, à
Rome en 1973, à l'âge de 47 ans, elle est morte quelques
semaines plus tard. Lire sa biographie écrite par Hans Höller
(Actes Sud, 2006).
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