Paul
Nizon : "Un scandaleux au style hypnotique"
Propos
recueillis par Michel Contat, Le
Monde,
7 juin 2007
Écrivain
suisse, Paul Nizon est né en 1929. Ses premiers livres, "Les
Lieux mouvants" et "Canto", paraissent en 1959 et 1963.
Écrivain, critique d'art, il vit à Paris depuis 1977. La
quasi-totalité de son uvre est traduite de l'allemand chez
Actes Sud.
Qui était pour vous Bernhard ?
Il a commencé à peu près en même temps que
moi, avec Gel (1963) et Perturbation (1967) et j'ai tout
de suite compris qu'il était très important. Nous étions
publiés par l'éditeur allemand Suhrkamp. Je suis très
combatif et je prends les autres écrivains pour des concurrents,
s'ils sont valables. J'ai vu que j'avais affaire à quelqu'un de
fort, d'unique, peut-être de génial. Cela ne m'a pas du tout
déprimé, au contraire, c'était stimulant. Une fois,
dans les années 1970, j'ai passé une journée entière
dans sa fameuse forteresse. Je faisais une lecture non loin de là,
il m'a dit qu'il m'attendait pour aller boire un verre et, le lendemain,
on passait la journée ensemble. Ce qui était un honneur
parce qu'il n'aimait pas du tout les écrivains, et presque personne
n'avait accès à lui. Il m'a montré son incroyable
collection de chaussures, ses vieux meubles, les trois voitures : la Volkswagen
pour aller chercher les journaux, la Mercedes pour je ne sais quoi, le
tracteur pour jouer au propriétaire terrien. Nous avons rigolé
comme des idiots en disant le plus de mal possible de Siegfried Unseld,
notre éditeur, notre maquereau. On a une relation tellement passionnelle
avec un éditeur, on passe avec lui toute une vie et c'est la personne
la plus importante. Alors, on disait des horreurs.
Parliez-vous de littérature ?
Très peu. On a parlé peut-être de Canetti qu'il
détestait. Canetti l'avait attaqué dans une interview, en
disant que c'était quelqu'un qui vénérait la mort
et répétait sempiternellement la même chose. Bernhard
a répondu qu'il était un vieillard sans mérite qui,
à 70 ans, se reproduisait encore, un collectionneur de prix, pas
un producteur de livres. Pour moi, c'était pénible parce
qu'à l'époque j'étais lié à Canetti
et en même temps je ne voulais pas trahir Bernhard. Ses premiers
livres m'ont fait une très forte impression, comme un défi.
Mais Extinction (1986), j'ai trouvé que c'était du
vent : la répétition indéfinie de phrases qui tournent
sur elles-mêmes et ne s'achèvent pas. Sa dénonciation
est répétitive, dans un style de protocole d'interrogatoire
intérieur mené dans une langue administrative. Cela le rapproche
de Kafka, dont il a aussi l'humour. Mais à la longue, c'est ennuyeux.
Je n'aurais pas l'idée de le relire aujourd'hui. La vénération
qu'il suscite en France est inimaginable. Je me demande ce que lisent
les Français en Bernhard. Il est extrêmement déprimant
: l'état du monde, celui de la société, de l'humanité
sont décrits dans une dénonciation sombre, sans issue, surtout
sans pitié. Mais il y a l'humour. Comme personne, il était
extrêmement rigolo. L'inquiétant, c'est qu'il n'y a pas une
trace de sexe dans ses livres. Dans sa vie non plus d'ailleurs. C'était
un grand solitaire. Très différent de moi. Je me sens plus
proche de Peter Handke.
Comment le situez-vous dans la littérature allemande ?
C'est un polémiste scandaleux au style hypnotique, à l'écriture
de folie. Beaucoup plus important que Grass ou Böll, car c'est un
styliste. Quand je suis impressionné par un écrivain, ce
qui est rare, j'ai tendance à le mettre au-dessus de moi. J'ai
pour lui une admiration sans partage, mais il ne me concerne pas.
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