L’Insoutenable Légèreté de l’être, de Milan le fataliste

Le feuilleton de Bertrand Poirot-Delpech
Le Monde, 27 janvier 1984

Ils nous font rire, les chantres époumonés du terroir ! Les plus grands créateurs du siècle n'auront pas été des enracinés chers à Barrès, mais des métèques, volontaires ou obligés : Joyce, Picasso, Nabokov, Beckett, Soljenitsyne…

Tchèque de Paris depuis l'invasion russe de 1968, Milan Kundera est en train de devenir un des meilleurs exemples vivants de la fécondité du métissage en littérature. Son dernier roman porte à la perfection la synthèse, amorcée par La Plaisanterie, Risibles Amours et La Valse aux adieux, entre deux traditions européennes du conte philosophique : l'orientale, qui a conduit de Goethe à Kafka, Musil, Gombrowicz, et celle du dix-huitième siècle français, passablement perdue en chemin et que notre hôte ressuscite, riche de son exil forcé, puis choisi.

Ce n'est pas sans raison que Kundera a donné récemment une version théâtrale de Jacques le fataliste. Il y a du Diderot chez ce compatriote de Kafka, une bouture magnifique de ces deux conteurs, jamais en reste d'un paradoxe sur nos tourments éternels ou présents. Peu d'auteurs font mentir avec autant d'esprit et de grâce le principe selon lequel les idées nuiraient aux romans. Peu donnent à ce point, dès les premières lignes, l'impression d'être pris en main, comme irradié, par une malice et une délicatesse qu'aucun bavardage, on le sent tout de suite, ne démentira.

Sous son titre abstrait, ses digressions nombreuses et sa construction plus thématique que chronologique, L'Insoutenable Légèreté de l'être se présente d'abord comme l'histoire toute romanesque de deux couples, aux alentours des événements de 1968 - les vrais, ceux de Tchécoslovaquie.

Tomas, chirurgien de Prague, frise alors la cinquantaine. Il a divorcé dix ans plus tôt, après un bref mariage dont il lui reste peu de souvenirs et un fils. C'est un polygame dans l'âme. Dans le corps, surtout. Il ne conçoit pas d'autre sentiment que l'amitié érotique, et sans exclusive.

Il fait une exception pour Tereza. Cette serveuse de brasserie débarque dans sa vie, et s'y impose, comme Moïse dans son panier. Elle se l'attache par deux semaines de grippe carabinée, et, comme souvent, par ses névroses. Elle est un mélange d'énergie et de faiblesse, laquelle faiblesse elle prend plaisir à exagérer, à exhiber, comme sa mère et la ville de Prague avec ses ruines. Son ventre gargouille, elle se regarde beaucoup dans la glace, elle a des cauchemars d'exclusions violentes, de noyades. Elle a besoin de tenir une main pour dormir.

Tomas, qui ne pouvait passer la nuit avec ses amies d'un soir, garde la main de Tereza dans la sienne, l'épouse, lui donne un chiot nommé Karénine. Mais il continue de courir, c'est plus fort que lui. Il rentre de l'hôpital avec de drôles d'odeurs dans les cheveux ; en particulier, celles d'une artiste peintre, Sabina, que la perspective d'être enterrée angoisse et qui se promène nue dans son atelier, vêtue du seul chapeau melon de son père, ancien maire d'un bourg de Bohême. (On peut dire d'elle bien d'autres choses moins saugrenues, vous imaginez, mais chacun retient d'un livre ce qui lui plaît et raconte de même, pas vrai ?)

Sabina, j'oubliais, fait la connaissance de Tereza, non sans trouble, et l'aide à devenir photographe de presse. À ce titre, Tereza prendra, et fournira aux reporters occidentaux, des clichés de l'invasion russe de 1968. À cause de cela, et d'un article de Tomas dont nous reparlerons, le couple devra émigrer à Zurich, puis rentrera à Prague. Interdit de médecine, laveur de vitres, chauffeur routier, en butte aux ruses policières, Tomas mourra, avec Tereza, au volant d'un camion…

Sabina, elle, s'exilera à Genève, à Paris, et finira ses jours aux Etats-Unis, auprès d'une paire de vieillards paisibles, décidée à se faire incinérer pour éviter la descente sous terre qui l'a toujours terrorisée. Auparavant, elle aura vécu avec un professeur de sciences, Franz : un Don Juan, comme Tomas, non par goût du record, mais par fascination pour le petit pourcentage d'"inimaginable" que recèle toute rencontre nouvelle. Le même ira défiler au Cambodge, entre un professeur de linguistique et une star américaine de l'écran, résigné à ce que l'action, de nos jours, se limite parfois à un spectacle.

Voilà pour le roman. Reste l'essai, que je distingue pour la clarté du compte rendu, mais qui n'est pas séparable de la fiction, qui ne la quitte jamais gratuitement, qui la relance, l'éclaire : le mélange des genres atteint un sommet avec la peinture du couple Sabina-Franz à travers ses malentendus linguistiques sur le sens des mots femme, fidélité, trahison, musique, lumière, cortège, beauté, cimetière. Les passages où l'auteur livre ses réflexions gardent, dans notre souvenir de lecture, le même statut vivant, non didactique, jaillissant, que les scènes proprement romanesques.

De la même façon, Kundera explique que ses personnages lui sont "donnés" tantôt par une pensée (Tomas est né du dicton Einmal ist keinmal, - "Une seule fois égale aucune fois"), tantôt par un détail physique (Tereza et ses borborygmes). Ses idées générales restent enrobées de sensations. La trahison impuissante de Dubcek, au retour de Moscou, il la perçoit dans sa voix chevrotante, son souffle interrompu. L'attitude des Pragois face aux chars russes est moins raisonnée que dictée par une fête spontanée de la haine. On reconnaît les forcenés du contrôle policier à… la longueur de leur index.

Sur la responsabilité des dirigeants tchèques qui ont prétendu, après coup, ignorer ce qu'ils couvraient, Tomas a son idée, qu'il exposera dans un article fatal pour sa carrière et sa tranquillité, lors de la "normalisation". Il estime que c'est précisément cela, le crime : ne pas savoir. Œdipe non plus ne savait pas qu'il tuait son père et couchait avec sa mère. Il ne s'en est pas moins puni en se crevant les yeux. Tomas ne demande pas aux "collabos" d'en faire autant, ce serait les rejoindre en barbarie. Mais il ne démord pas de là : l'ignorance n'est pas une excuse, jamais. (Avis à tous ceux qui ont découvert l'holocauste ou le goulag avec des retards qu'ils voudraient dus à la mauvaise information, à quelque charmante étourderie !)

Que fallait-il donc faire, à Prague, en 1968 ? Aucun des personnages ne prétend le savoir. En 1618, la résistance tchèque par la défenestration a payé. À Munich, en 1938, la concession molle n'a pas évité le désastre. Lors de la dernière guerre, seule la mort du fils de Staline a revêtu, selon Tomas, une valeur métaphysique, parce qu'il s'est jeté dans les barbelés d'un camp allemand pour une sombre histoire de latrines qui l'opposait à ses codétenus britanniques ! Je vous recommande, pages 306 à 318, les sommets de brio et d'humour des réflexions de Kundera sur la "théodicée de la merde" et sur le "kitsch" totalitaire, cette machine à dissimuler ladite merde et la mort, à confondre histoire et cortège, à perpétuer les fêtes du cœur, de la vie, des grandes marches fraternelles.

Que peut-on contre ces mythes ? Que peut-on, de toute manière, sur nos destins particuliers et collectifs, puisqu'ils n'ont lieu qu'une fois, qu'aucune règle d'action ne peut être vérifiée dans sa moralité ou son efficacité ? Telle est l'interrogation centrale du livre face à la faillite des idéologies, dont la marxiste. Dans un monde sans retour ni loi, tout est, d'avance, permis et pardonné. La vie n'est qu'une esquisse sans tableau. Devant ces données fantaisistes de l'existence, pourquoi s'obstiner à privilégier la gravité ? Pourquoi ne pas suivre Parménide, qui trouvait la légèreté plus positive que la pesanteur ?

L'amour, nous n'y pouvons pas grand-chose non plus. Que disparaisse l'idée sur laquelle il est bâti, idée qui n'est parfois qu'une métaphore (Tereza survenant dans la vie de Tomas tel Moïse dans son panier), et l'amour périt avec elle, comme les empires. Pour exercer notre volonté sur nos passions, encore faudrait-il savoir où passe la vieille frontière entre l'âme et le corps - autre thème du livre, repris avec gravité et comique à propos de la volupté ou de fonctions moins nobles. Ce qui donne un sens à notre vie est toujours inconnu. Tout au plus pouvons-nous parer les hasards qui nous régissent des prestiges de la coïncidence et de la beauté. La leçon de Kundera se résume à cela même : de l'absurde, faisons du léger, de l'amusant, du beau !

Ces questions, les seules sérieuses parce qu'à la portée des enfants, et sans réponse, Diderot les posait déjà dans Jacques, lui aussi pérégrinant à travers l'Europe en fièvre, déjà fataliste quant à nos possibilités de gouverner nos destins.

À mesure qu'il séjourne au pays de ses maîtres Rabelais et Diderot, Kundera se dépouille de l'humour proprement tchèque qui marquait ses premiers écrits. De ses origines et de son cousin Kafka, il conserve un entêtement à suspecter les concepts volontaristes qui ont façonné la civilisation occidentale, à leur trouver des définitions moins crédules, moins meurtrières.

Dans la grande lessive que l'Europe de la fin du vingtième siècle fait subir à ses croyances en l'homme et en l'histoire, il faudra désormais compter avec le somptueux scepticisme de Kundera, qui n'exclut ni la gaîté ni la tendresse.

L'Insoutenable Légèreté de l'être, de Milan Kundera, traduit du tchèque par François Kérel, Gallimard, 398 p., 85F


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