"Le piano de Chopin"

Par MILAN KUNDERA
Le Monde, 27 janvier 1984


DEPUIS ma plus tendre enfance j'ai entendu mon père jouer au piano de la musique moderne : Stravinsky, Bartok, Schönberg. Mais le public voulait les Rhapsodies hongroises de Liszt et pas Stravinsky. Le résultat, c'est que les salles où il donnait ses concerts étaient à moitié vides, et comme j'aimais mon père à la folie, j'adorais l'art moderne et méprisais ce public qui préférait Liszt à Stravinsky.

Quand j'ai eu quinze ans, j'ai essayé de composer moi-même de la musique à 12 tons, et quand j'ai eu seize ans, j'ai lu Marx. Le communisme m'a captivé autant que Stravinsky, Picasso et le surréalisme. Il promettait une grande et miraculeuse métamorphose, un monde complètement nouveau et différent. Mais les communistes se sont emparés de mon pays et ont instauré le règne de la terreur. J'avais dix-neuf ans, j'ai appris ce qu'étaient le fanatisme, le dogmatisme et les procès politiques ; j'ai su par ma propre expérience ce que cela signifiait d'être enivré par le pouvoir, d'être répudié par le pouvoir, de se sentir coupable face au pouvoir et de se révolter contre lui.

Expulsé de l'Université, j'ai vécu la vie des ouvriers. Plus tard j'ai joué avec un groupe de musiciens ambulants dans les tavernes d'une région minière pour faire danser les gens. Le monde inconnu que je découvrais là aiguillonnait ma curiosité : il fallait que je sache pourquoi ils se comportaient comme ils se comportaient dans ces conditions incroyablement cruelles. C'est la curiosité née à ce moment-là qui m'a mené à devenir romancier dix ou quinze ans plus tard.

Le trompettiste de notre orchestre était un musicien brillant que les communistes avaient forcé à quitter le Conservatoire pour des raisons politiques (deux ans plus tard alors qu'il travaillait comme maçon, il se tua en tombant d'un échafaudage). Dès que les danseurs avaient bu assez de vodka pour nous oublier, il me chassait du piano et, dans le vacarme général, jouait le Clavecin bien tempéré de Bach qu'il savait en entier par cœur. J'en suis arrivé à haïr notre siècle, à haïr la politique et ses folles passions. Je rêvais du dix-huitième siècle. Je me disais que, dans le monde, seul m'importaient les femmes et l'art.

Quand ma vie s'est un peu apaisée, j'ai essayé de revenir à mes deux intérêts primordiaux. Avec les femmes c'était plus facile qu'avec l'art. Je peignais, je faisais un peu de cinéma et de théâtre, j'écrivais de la poésie, mais rien ne me satisfaisait. Je me suis enfin trouvé quand j'ai écrit la Plaisanterie. J'avais trente-trois ans.

Mon esthétique du roman

Mon esthétique du roman ? Elle est déjà dans la Plaisanterie et j'y retrouve aujourd'hui, en germe, tout ce que j'ai tenté de faire, depuis, dans mes autres œuvres.

1) Pour moi, le roman est une exploration de l'existence. Je ne l'ai jamais considéré comme une confession personnelle. Je déteste l'indiscrétion, dans la vie comme dans la littérature. Ma vie est mon secret qui ne regarde personne. Je n'aime pas non plus le roman compris comme description d'une société, ou comme dénonciation d'une politique. Que le stalinisme (ou le léninisme) soit criminel, tout le monde le sait. Une telle lapalissade ne mérite pas un roman. Le roman n'a de raison d'être que s'il révèle un côté inconnu de l'existence humaine. Bien entendu, nos vies sont situées dans un contexte politique et social, mais ce contexte n'intéresse un romancier que dans la mesure où il éclaire la condition humaine d'une façon nouvelle et inattendue.

2) Le roman ne proclame aucune vérité, aucune morale. Ce sont les autres qui s'en occuperont : des chefs de parti, des présidents, des terroristes, des prêtres, des révolutionnaires, des éditorialistes. Le roman est lié à l'avènement des temps modernes, à ce moment où l'homme découvre le caractère insaisissable de la vérité et la relativité de toutes choses humaines. Je tâche de comprendre mes personnages, mais je ne m'identifie ni moralement, ni "émotionnellement" à aucun d'eux.

3) Le roman est une grande synthèse intellectuelle. Outre une riche expérience vécue, outre le don d'imagination, il exige un grand savoir. Pour chacun de mes romans, j'ai dû étudier beaucoup de choses. La Plaisanterie contient un long essai sur la musique populaire. Celui-ci n'exprime pas "une vérité de l'auteur", il révèle le monde spirituel d'un personnage (Jaroslav). Sans cet essai presque scientifique, ce personnage serait resté sans substance.

4) Le roman est "à la recherche du temps perdu". Mais je ne pense pas au seul mystère proustien du temps individuel, je pense encore plus au temps collectif de l'histoire, Tout ce que nous faisons est téléguidé par la profondeur du temps, par la tradition, par les mythes, par la culture. Saisir le lien entre le passé lointain et le moment présent est une des grandes ambitions du roman. L'essai sur la musique populaire de même que le décor du rite populaire de "la Chevauchée des Rois", dans la Plaisanterie, visent ce but.

5) Le roman est composé comme une musique, c'est-à-dire sur le principe des variations et sur le développement des thèmes. L'unité du roman est créée par quelques mots fondamentaux qui, au fur et à mesure, deviennent catégories de l'existence. Dans la Plaisanterie : l'âge lyrique, la dévastation, la vengeance, l'oubli, etc. Le roman se concentre aussi sur quelques situations ou images fondamentales : dans la Plaisanterie, par exemple, la mystification ou l'image du visage voilé (Jaroslav ne reconnaît pas son fils, Ludvik ne reconnaît pas Lucie, Hélène ne sait pas qui est Ludvik etc.). Comme dans une composition musicale, chaque partie du roman forme un tout autonome, possède son rythme, son temps, son articulation particuliers.

6) La Plaisanterie a sept parties. J'ai pensé alors que c'était un hasard. Plus tard, j'ai constaté que je ne savais pas écrire un livre autrement (la Valse aux adieux est une exception.) Même Risibles amours est composé de sept nouvelles. La base géométrique de la construction n'est pas arbitraire. L'écrivain la porte en lui comme une obsession, comme un archétype, comme l'irréductible formule de sa personnalité.

Quels sont les écrivains qui m'ont influencé ? Après la Plaisanterie, j'ai commencé à retrouver, a posteriori, mon arbre généalogique littéraire. Énumérons brièvement ces écrivains, Platon : Des personnages déterminés avant tout par leur pensée, par leur façon de voir le monde ; Rabelais : Paradis à jamais perdu de l'immense gaieté de l'imagination ; Laurence Sterne et Denis Diderot : La forme romanesque en tant que jeu ; Friedrich Nietzsche : L'art de l'aphorisme. C'est ainsi qu'un romancier doit philosopher ! Une méditation dans un roman doit devenir le lieu de la beauté la plus intense ; Franz Kafka : L'alchimie qui a réussi à unir l'impossible : l'imagination la plus libre du rêve avec l'analyse la plus lucide de l'essence du monde moderne ; Hermann Broch : L'union du roman et de la philosophie ; Martin Heidegger : Chaque mot de la vie quotidienne est digne d'une interrogation philosophique ; Georges Bataille : Philosophie de l'érotisme, pornographie métaphysique ; Witold Gombrowicz : La réhabilitation de l'euphorie, de la plaisanterie, du jeu, du frivole dans la prose moderne. "Les grands écrivains sont toujours amusants" : cette phrase de Gombrowicz a aujourd'hui le caractère d'une provocation irrespectueuse.

Un roman change la vie

Un auteur écrit un roman ; le roman change sa vie. Quand, en 1965, j'ai remis le manuscrit de la Plaisanterie à un éditeur de Prague, personne ne pensait qu'il pourrait être publié. Son esprit même était inacceptable pour le régime communiste. Mais le communisme était importé en Europe centrale (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie) de l'extérieur, de Russie. À cause de cela, tous ces peuples refusaient de le prendre au sérieux et sautaient sur toutes les occasions de desserrer et de décomposer le système politique. C'est pour cette raison que la Plaisanterie parut en 1967.

J'avais trente-huit ans et j'étais inconnu. Je considérais avec stupéfaction les trois éditions épuisées chaque fois en trois jours. Un an plus tard, les tanks russes traversaient la frontière. Les intellectuels tchèques et la culture tchèque en général subissent une persécution atroce. J'étais désigné par les documents officiels comme l'un des instigateurs de la contre-révolution. Mes livres furent interdits et mon nom retiré de tout, même de l'annuaire du téléphone. Et tout cela, à cause d'un roman. À cause de la Plaisanterie.

À peu près à ce moment, la Plaisanterie fut publiée à Paris par Gallimard, et, soudain, j'eus beaucoup d'amis français, ce qui me permit de m'installer en France sept ans après.

En 1981, on m'accorda la nationalité française. Depuis, ma patrie a toujours été l'Europe, j'y reste attaché avec le même amour désespéré que j'avais pour mon père quand il jouait Stravinski dans des salles à moitié vides. Pauvre Europe ! Vous rendez-vous compte que la ville de Copernic, celle d'Emmanuel Kant, de Bach, la ville de Kafka, celle de Bartok, toutes ces villes n'appartiennent plus, désormais, à l'Europe, mais au grand empire de l'Est ?

Je pense souvent à Chopin. L'occupation russe l'empêche de retourner dans sa Pologne natale. Il était parti en 1830, devenant français sans cesser d'être polonais. À Varsovie, le 19 septembre 1863, quatorze ans après sa mort, des soldats russes jetèrent son piano dans la rue, par une fenêtre du quatrième étage. Aujourd'hui, toute la culture de l'Europe centrale partage le sort du piano de Chopin.



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