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"Kundera
sur un plateau", de Daniel Rondeau
Libération, 27 janvier 1984
Ce formaliste
fervent est un athlète du roman. Son art doit beaucoup à
son père, Beethoven et à Kossyguine. Pour son sixième
roman, L'insoutenable légèreté de l'être,
il sera ce soir sur le plateau d'Apostrophes. Et c'est un événement.
Milan Kundera a des épaules d'haltérophile, un ventre plat
de gymnaste. Tout l'humour de ses romans. Son charme est viril et nonchalant.
Il manie la fatalité avec désinvolture, l'ironie avec habileté.
Cruel, sans méchanceté, il tire à fleurets mouchetés.
Il porte souvent des chemises noires, boutonnées jusqu'au dernier
bouton d'un col un peu raide.
Il a de la tenue dans ses mélancolies.
Il sait donner de l'élégance à ses cafards. Chacun
d'eux annonce d'ailleurs le prochain retour d'une période d'euphorie.
Car ce moraliste est cyclothymique. C'est pratique quand on est écrivain.
On sait toujours de quoi on parle. Rapide à faire l'inventaire
de ceux que son regard croise, il n'oublie pas de se regarder dans leur
miroir. Et son rire extralucide sait se moquer de lui-même. Il déteste
certainement le ridicule. Il a cinquante-quatre ans.
Kundera a commencé par dégourdir sa plume en écrivant
un essai, L'art du roman. C'était en I960. A la manière
de ces athlètes qui testent leur souffle et leur foulée
dans le 10 000 mètres avant d'oser penser qu'ils aimeraient
un jour gagner un marathon. Puis en 1967, sa Plaisanterie s'est
mêlée aux joyeuses clameurs du printemps de Prague. Quelques
mois plus tard, les tsars du Kremlin bousillaient l'harmonieuse succession
des saisons. Le froid des tanks russes tombait sur l'été
tchèque. L'hiver avait brutalement quelques longueurs d'avance.
Mais le roman de Kundera faisait son chemin dans le chaos. La Plaisanterie
sortait à Paris. Et Aragon, poète du parti portait aux nues
ce livre venu de la pairie de Kafka. ("Ce roman que je tiens pour
une uvre majeure..."). La louange portait condamnation
de l'intervention soviétique. Et les lecteurs communistes qui découvraient
Kundera via Aragon riaient jaune en lisant La Plaisanterie. Dix
ans plus tard, Kundera était déchu de sa nationalité
(1979), mais adopté par Mitterrand (1981). L'Armée Rouge
d'occupation et les nouvelles autorités tchèques perdaient
un opposant. La France gagnait un écrivain.
"ON
OUBLIE TOUT"
Le temps est loin maintenant des premiers tours de piste sur la cendrée
sans risque de l'essai. Il vient de passer presque vingt ans à
écrire une demi-douzaine de romans. Il est à mi-parcours
de sa course de grand fond. Mais l'écrivain contrairement au coureur
qui s'esquinte sur le macadam de New York ou d'ailleurs, n'est jamais
sûr de rien.
La ligne d'arrivée se dérobe toujours, à mesure de
son avancée. Les marches du podium resteront à jamais inaccessibles.
Cette course de l'écrivain contre son ombre demande donc plus d'endurance
et de caractère qu'au marathonien. "Quand vient la phase
de l'écriture, je travaille sans cesse, du matin au soir. Mais
le travail de préparation est très long. Je peux rester
des années sans écrire. Je prends des notes. Les notes,
c'est le remplacement de la mémoire. Car malheureusement on oublie
tout".
On avait fini par oublier qu'il fallait pour écrire de la vigueur,
de la foi et du travail. Ce qu'il est convenu d'appeler la littérature
française s'installait depuis des années dans un confort
simplet et délabré. Des professeurs balançaient leurs
romances aux lecteurs comme ils corrigeaient leurs copies, d'un il
discret, sans y croire. Ils prenaient trois semaines sur leurs grandes
vacances et signaient un contrat chez un éditeur. Ils recevaient
de maigres à-valoir mais gagnaient de l'argent car leur roman leur
coûtait moins cher que la psychanalyse qu'ils ne faisaient pas.
Ils s'achetaient même une voiture avec les économies sur
les frais de location du divan.
Des journalistes oubliaient que le journalisme mène à tout
à condition d'en sortir. Et écrivaient leurs livres comme
on écrit un article. Mais un article est toujours très pressé.
D'autres croyaient qu'il suffisait d'être femme, ou pédéraste
pour être romancier. Kundera fait partie de ceux qui nous ont ramenés,
prosaïquement, aux affaires sérieuses : "L'écriture
est un métier. Ce n'est pas une confession. On ne peut pas compter
seulement avec les sentiments. Il y a vraiment un côté artisanal.
Il faut arriver à libérer les aspects les plus rationnels
de notre imagination. Écrire, cela veut dire libérer cette
force potentielle de l'imagination. L'écriture automatique des
surréalistes était quelque chose d'important. Chaque roman
doit comporter un côté triture automatique. Mais en même
temps, plus vous vous laissez dominer par vos obsessions, plus vous devez
dominer la forme".
L'ART
DE LA FORME
L'art de la forme, Kundera l'apprend en suivant son père dans les
ailes de concert. Il était pianiste, et limait Bartok, Stravinsky
ou Schoenberg avec la passion d'un pionnier. Milan Kundera aimait son
père ("Je fais partie de cette moitié des hommes
qui préfère son père à sa mère")
mais détestait le public, trop souvent absent parce qu'il préférait
Liszt à Stravinsky. A dix-huit ans, Kundera a rompu avec la musique,
comme il a quitté plus tard le cinéma qu'il enseigna longtemps
à l'Institut des Hautes Études Cinématographiques
de Prague : "Cela fait partie de mes petites trahisons"
(mais Alain Resnais est un de ses amis). A Paris, il vit sans piano, seulement
quelques disques. Mais il a gardé du souvenir des uvres jouées
par son père ce goût de la construction du programme, particulier
à la musique, de la sonate à la symphonie. "Je sais
que dans mon travail d'écrivain, certainement mes premières
esquisses frisent l'idiotie. Elles sont extrêmement mauvaises. Mais
Je travaille comme un sculpteur à une statue. On essaye de ne jamais
perdre de vue le tout. Dès qu'on change un détail, en bas,
cela a des conséquences sur l'idée toute entière
de la statua II faut donc travailler sur le tout. Il faut toujours maîtriser
la forme toute entière. On prépare tes motifs les thèmes,
en tenant compte de la façon dont ils vont évoluer. Et dans
cette perspective je ne vois pas la différence entre l'inspiration
et le travail Toute phrase doit être inspirée. Et l'inspiration
se gagne par la réflexion, par la concentration. Bien sûr
le travail n'est pas tout. L'écriture exige d'être dans un
rapport très vif avec le monde. Écrire vous rend plus sensible,
donc plus exigeant à votre vie. La vie est un laboratoire. Et la
richesse d'expériences est la première condition du roman".
Si Bartok et Beethoven lui ont appris l'architecture et ses variations,
Brejnev, Kossyguine et Husak comptèrent parmi les laborantins de
sa vie. Éprouvettes, matras et cornues étaient fournies
par le P.C. tchèque. Les expériences n'ont pas manqué.
Expulsé de l'université pour des "raisons politiques
banales", il est tour à tour ouvrier, manuvre, employé
aux travaux des ponts et chaussées, pianiste de bar. Il jouait
avec deux ou trois musiciens dans des cabarets. Avant de redevenir étudiant,
puis assistant à la faculté du cinéma de Prague.
Puis à nouveau chassé de l'enseignement, quand ses livres
sont retirés des bibliothèques. Beaucoup de ses personnages
n'ont pas manqué de s'en souvenir. De Jacub, le militant victime
de purges dans La valse aux adieux à Tomas le chirurgien de l'insoutenable
légèreté de l'être.
Aux rayons de son laboratoire, l'alchimie de la littérature a utilement
complété la chimie de la vie. Même s'il dit qu'il
lit peu. Et que rien ne l'agace plus que la littérature qui ne
sait que parler de littérature. "Cela ne veut pas dire
qu'un roman ne doit pas dire des choses sur la littérature. Mais
entre parenthèses, très discrètement". S'il
fréquente peu les livres de ses contemporains, (mais Philip Roth
et Mario Llosa sont de ses amis), il remet inlassablement ses pas dans
ceux de quelques familiers. Kafka bien sûr. Mais aussi Rabelais.
"Je crois que les étrangers lisent plus Rabelais que les
Français. Car les Français le lisent toujours dans une langue
ancienne. Pour eux, c'est donc archaïque, scolaire ou, poussiéreux.
Mais il a la gaîté, la liberté, l'insolence, quelque
chose d'unique dans la littérature". Et Platon. "Dans
le Banquet, il y a des personnages qui se rencontrent et qui bavardent.
Chaque personnage est déterminé non pas par sa façon
de parler, par son physique, mais par sa façon de voir le monde,
par sa philosophie. En ce sens, Platon est meilleur romancier que la plupart
des romanciers". Et Nietzsche. "Il a un art de l'aphorisme,
une extraordinaire imagination philosophique, une inspiration perpétuelle
de romancier". Et Hermann Broch, sa faiblesse personnelle. Et
Bataille. Et Gombrowicz. Et Heidegger. "Je connais Heidegger en
français, ce qui est une perversité".
"POUR
AVOIR BEAUCOUP DE FEMMES"
Kundera sera donc ce soir sur le plateau d'Apostrophes. (Avec Maurice
Nadeau qui est de ses amis). Il a répondu pour la première
fois à la convocation de Pivot. Il va d'abord souffrir. La lumière
trop crue des projecteurs va d'abord l'abattre. Peut-être qu'en
un moment d'égarement, il décidera même de renoncer
au roman si son prix est celui-là : un strip tease de l'âme.
Un peu de la perte de soi. Il regrettera le bon temps de Prague, de la
dictature communiste où les médias sont bureaucratiques
ou ne sont pas. Ou les écrivains sont officiels ou clandestins.
II s'apercevra sur l'écran de contrôle. Il se trouvera laid,
vieilli. Ce sera sa séquence de mélancolie. Puis il trouvera
dans l'émission une sorte de spontanéité joyeuse,
un peu tendue qu'il ne soupçonnait pas. Il tombera dans les bras
de Pivot et décidera de lui apporter en cadeau sa gaîté,
ses facultés raisonnantes, sa culture, sa vivacité. Puis
il regardera la caméra dans les yeux, ravi de participer à
une nouvelle expérience dans des conditions idylliques. Il prendra
des notes en douce pour son prochain roman. Ce sera la séquence
euphorique. "En fait je supporte très mal le côté
public de ce métier, Je ne suis pas préparé à
cela. Mais je ne suis pas blasé. Au contraire, je suis très
triste quand je suis mal aimé ou mal compris. Pourtant la perte
de l'anonymat n'est pas naturelle. L'homme est fait pour être connu
par le cercle de ses amis. C'est ainsi qu'on peut se sentir bien. J'aimerais
avoir écrit tout ce que j'ai écrit sous un pseudonyme. Je
ne manque pas d'ambition mais j'aimerais rester invisible. C'est trop
tard. Je me souviens en Tchécoslovaquie, avant 67, j'étais
un auteur inconnu. Après 67 j'étais connu mais mon nom seul
était connu. Pas mon visage. Même cela m'irritait légèrement.
Les gens commençaient à se poser des questions sur moi,
sur ma vie privée. Une année après l'invasion russe,
mon seul public était le public étranger qui ne me connaissait
pas. J'étais soulagé. J'étais invisible, mais mes
livres avaient du succès". À ce moment tous les
bons écrivains de ce pays étaient interdits. Le régime
affamait ses opposants. Pour gagner leur vie, beaucoup écrivaient
des pièces pour la radio ou le théâtre sous un nom
d'emprunt. "Des amis m'ont prêté leur nom pour que
je gagne un peu d'argent. D'abord j'ai pris cela comme une très
belle mystification. Cela m'amusait beaucoup, mais tout à coup,
j'ai compris une chose terrible : j'avais écrit ces choses sous
des noms d'inconnus et personne n'en voulait. J'ai compris qu'une grande
partie du succès est due non pas à la qualité de
celui qui écrit, mais à sa renommée".
A la question de la revue Littérature, "Pourquoi écrivez-vous
?", Paul Morand avait répondu : "Pour être
riche et estimé". Il est sans doute plus facile de s'accommoder
de la richesse que de l'estime généralisée. Même
Noah a craqué. Il s'est mis en fuite sous les coups de boutoir
d'une renommée qu'il n'avait pourtant cessé d'appeler depuis
qu'il jouait au tennis. C'est-à-dire depuis toujours. Si on avait
posé la question à Kundera, il y a vingt ans : "Pourquoi
écrivez-vous ?" il aurait sans doute répondu :
"Pour avoir beaucoup de femmes". Prenant donc Morand
de vitesse sur le terrain des réponses à des questions idiotes,
car quand Morand disait : "Pour être riche et estimé",
c'était naturellement en pensant "Pour avoir beaucoup de
femmes". Mais aujourd'hui, avant de passer à Apostrophes,
Kundera ajouterait peut-être un apologue en post-scriptum à
sa réponse d'autrefois : "Après le succès
de son premier livre, on accumule les conquêtes. Ensuite, on voit
qu'être écrivain, cela complique les choses avec les femmes.
Et on commence à les fréquenter sous un nom d'emprunt. Car
si vous êtes connu, les rapports sont complexes et plus difficiles.
Alors vient ce paradoxe qu'un auteur connu pour avoir des rapports avec
des femmes, préfère les séduire sous un nom d'emprunt".
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