« La voix personnelle et angoissée de Milan Kundera
a retenti dans tous les pays de l’Est »

entretien avec Pierre Nora par Eugénie Bastié
Le Figaro, 13 juillet 2023

ENTRETIEN - De son arrivée en France à la traduction de ses œuvres en passant par le rapport compliqué qu'il entretenait avec son pays d'origine, l'historien et éditeur Pierre Nora évoque ses souvenirs de Milan Kundera. Il loue la grande intelligence de celui qui fut aussi un ami.

Le FIGARO.- Milan Kundera était votre ami. Comment le définiriez-vous ?

Pierre NORA.- J’ai tout de suite été séduit par son intelligence supérieure, à la fois très humaine- ce qui lui permettait une compréhension très fine des rapports entre hommes et femmes - et très intellectuelle, capable de penser et de théoriser. C’était un être extrêmement ironique et sceptique. Je l’ai tout de suite vu comme un très bon écrivain. Beaucoup de romanciers ne sont pas très intelligents - et d’ailleurs il faut ne pas être très intelligent pour écrire des romans, car un regard trop critique sur les êtres peut vous paralyser. Mais lui était très intelligent. C’était un homme très multiple. Un peintre, un photographe, un professeur de cinéma et de théâtre. Et un essayiste. Il m’a plusieurs fois dit « le roman, c’est fini ».

Comment l’avez-vous connu?

Je l’ai connu à Belle-Île en 1976 par l’intermédiaire du critique Claude Roy qui était au centre du petit groupe qui l’avait accueilli à Paris chez Gallimard. S’en est suivie une longue amitié, parfois entrecoupée de périodes de brouille. C’était le mystère de la personnalité de Milan. Il a parfois mal supporté d’être un peu dépendant de gens qui connaissaient le milieu parisien dans lequel il débarquait. Pendant des années il me téléphonait tous les matins, en me disant: « Je dois dîner chez untel, j’arrive à 6 h ou 7 h ? » ou « Je dois écrire une lettre à untel, dois-je écrire monsieur, son nom ? Je termine par quoi ? salutations ? » Je le guidais, je lui donnais les codes. J’ai contribué à le faire entrer aux Hautes Études par l’intermédiaire de François Furet, ce qui a permis de le rapatrier de Rennes à Paris.
Pendant vingt ans, nous avons été très proches, avec Vera, son admirable femme. C’était la plus belle période de sa gloire des années 1970 aux années 1990. Il a participé dès le début à la revue Le Débat dans lequel il a écrit de très beaux articles, notamment un très curieux dictionnaire de ses mots préférés dans le n° 37 allant d’« Absolu» à « Vulgarité » qui mérite vraiment d’être relu. Au moment où on l’a connu, il avait déjà 45 ans, c’était un écrivain reconnu. Avant d’arriver en France il avait eu une première période qu’on connaît moins en République tchèque où il était connu comme poète. Sa deuxième période commence avec La Plaisanterie, jusqu’à L’Insoutenable Légèreté de l’être : ce sont ses romans de « dissident » qui lui valurent son immense succès. Sa troisième période est celle de l’exil définitif. Elle est plus philosophique : ce sont Les Testaments trahis, L’Art du roman, La Lenteur, L’Ignorance, qui n’ont pas forcément reçu le succès qu’il attendait.

Il avait fait un énorme effort d’acclimatation en France...

Oui, il connaissait déjà le français, mais a continué à l’apprendre en France, jusqu’à corriger lui-même ses propres traductions et à écrire ses derniers livres dans notre langue. Je me souviens que c’était tout un drame avec ses traducteurs. C’était tragique pour lui d’être publié dans une langue qu’il ne maîtrisait pas encore totalement. Quand il a commencé à vouloir retraduire ses livres, il a débuté par La Plaisanterie. Il travaillait avec une correctrice de Gallimard. Un jour il est arrivé avec le roman sous le bras dans mon bureau. Il reprochait à la première traduction d’être trop fleurie, mais la deuxième était très aplatie. Je lui ai dit, il s’est effondré.

Se considérait-il comme un « dissident » ?

Il refusait d’être présenté comme un dissident mais comme un écrivain. Mais le printemps de Prague, en 1968, où il avait milité avec Vaclav Havel, a été un moment capital, la matrice de sa vie. Quand Havel a pris le pouvoir en 1989, il lui a proposé de revenir en République tchèque et d’être ministre de la Culture. Milan a refusé. Il avait refait sa vie en France. Il n’avait aucune envie de refaire de la politique. Havel lui en a beaucoup voulu : ils avaient étudié et milité ensemble. Au moment où Havel a été reçu à Paris par Mitterrand, Jack Lang me l’a présenté en disant « c’est l’ami de Milan Kundera ». Havel a eu un sourire, car Kundera ne voulait pas le rencontrer.
« Milan est en Islande je crois », m’a-t-il dit. Il avait parfaitement compris qu’il ne voulait pas le voir. Ça lui a beaucoup nui dans son pays : une partie des Tchèques ont perçu qu’il tournait le dos à sa patrie. Ça a été la tragédie de sa vie.
Il a été meurtri jusqu’à l’os d’être mal jugé par son pays.

Vous avez préfacé la réédition chez Gallimard d’Un Occident kidnappé, un texte majeur de Kundera qui était paru pour la première fois dans Le Débat chez Gallimard en 1983. Pouvez-vous nous rappeler le contexte dans lequel ce texte a été publié et l'écho qu'il a rencontré à l'époque ?

Dans ce texte majeur, il dit plusieurs choses. Il affirme que l'Occident néglige cette Europe centrale qu'il considère comme une partie de l'Union soviétique, alors que c'est le ferment le plus abouti de la culture européenne mondiale. « L'Europe centrale, le maximum de diversité dans le minimum d'espace  », écrit-il. À force de mépriser ces petites nations (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie), qui n'avaient pour exister et se définir que leur propre culture, l'Occident s'oublie lui-même et se livre à un capitalisme marchand.
On peut le rapprocher du discours de Soljenitsyne à Harvard quelques années plus tôt, où le dissident russe reprochait à l'Occident son matérialisme. Même si Kundera était beaucoup moins métaphysique que Soljenitsyne. C'est un texte qui a eu un immense retentissement. Il fondait l'identité nationale sur la culture et non pas l'économie ou le droit. Sa voix personnelle et angoissée a retenti dans tous les pays de l'Est. Ce texte a joué un rôle décisif dans la formation d'intellectuels français, comme Alain Finkielkraut, qui lança dans le sillage de ce texte en 1987 Le Messager européen. L'Europe n'est pas un ensemble géographique, encore moins un système de valeurs abstraites, mais une réalité culturelle: cette leçon est toujours d'actualité.

Voir aussi :
- "Milan Kundera, l'enfant du XVIIIe siècle français"
- "Mort de Milan Kundera : six livres emblématiques recommandés par Le Figaro littéraire"
- "Milan Kundera : un homme plein d'humour qui avait le culte de l'amitié".


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