QUI EST W. G. SEBALD ?

ENTRETIEN AVEC CAROLE ANGIER

Qui est W. G. Sebald ? Je venais de lire un livre intitulé Les Émigrants et la seule chose qui m'intéressait, c'était de savoir qui était W. G. Sebald. Les Émigrants racontent l'histoire de quatre exilés qui ont fui l'Allemagne. Chaque récit se fait plus long, plus ample que le précédent sans perdre de cette limpidité, de cette austérité glaçante qui vous coupe le souffle, tout comme les eaux d'un lac qui se font toujours plus profondes et plus sombres mais vous laissent pourtant en apercevoir clairement le fond. Le premier et le dernier de ces émigrants - le narrateur le découvre progressivement, patiemment au fil des années - sont juifs ; le deuxième est un quart juif. Le troisième ne semble pas être juif du tout, pourtant son histoire personnelle entretient des liens étroits avec celle des émigrés juifs ; en réalité, dans son récit, c'est la thématique juive qui est la plus prégnante. Les Émigrants soulèvent nombre d'interrogations universelles : le temps, la mémoire, l'art, la perte. Mais l'ouvrage est traversé par un motif central : la tragédie des juifs et de l'Allemagne.
C'est l'un des ouvrages les plus hermétiquement clos et présentant néanmoins la fin la plus ouverte qu'il m'ait jamais été donné de lire. Les quatre récits se reflètent les uns les autres comme dans une galerie des glaces. Certaines dates, comme celle de l'été 1913, ressurgissent de manière obsessionnelle. Il y a des décapitations dans deux récits et des ermites dans les trois autres. L'élément le plus frappant, c'est l'apparition de Vladimir Nabokov dans ces quatre récits : parfois adulte, parfois enfant ; tantôt présage de mort tantôt présage de joie, son éternel filet à papillons à la main, allusion à la quête éperdue nécessaire à l'écriture de son autobiographie, Autres rivages. Et en même temps, Les Émigrants sont totalement, fermement ancrés dans le réel. Des photographies provenant des albums des protagonistes sont disséminées entre les pages. Dans les deux dernières histoires, ce sont des extraits de journaux intimes qui abondent - et qui n'en renferment pas moins quelques-uns des plus beaux passages du livre dont, entre autres, une des apparitions de Nabokov.
Que se passe-t-il ? C'est tout le contraire d'un de ces romans postmodernes alambiqués et prétentieux. L'écriture, somptueuse et discrète, est dépourvue de pathos au point de se faire oublier. Néanmoins, cet ouvrage soulève d'emblée et avec davantage d'acuité que n'importe quel jeu littéraire futile la question de son propre statut. Ce n'est pas l'Histoire qui en est l'enjeu. Il n'y a que des fous pour remettre en question la réalité de l'Holocauste et même si les récits de quelques rares survivants peuvent susciter une certaine perplexité, cela ne change rien. Mais si je ne me pose pas de questions d'ordre historique à propos des Émigrants, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur le statut littéraire de l'ouvrage et sur les personnes. Sommes-nous en présence de faits ou de fiction ? Comment Vladimir Nabokov peut-il se retrouver dans tous les récits, y compris dans le journal intime de la mère de Max Ferber ? Qui est véritablement W. G. Sebald ?
Il est écrit sur la porte de son bureau qu'il est professeur de littérature européenne à l'université de l'East Anglia. L'homme qui ouvre cette porte a l'air plus anglais qu'allemand. Il a aussi changé de prénom. Autrefois, il s'appelait Winfried Georg Maximilian ; aujourd'hui c'est Max. Cependant, quand nous commençons à discuter, c'est un intellectuel allemand des années I960 qui se dévoile - je dirais même un intellectuel munichois - libéral, anticlérical, se définissant lui-même par l'aversion que lui inspire le passé. Quelque chose subsiste de cet accent mélodieux du Sud de l'Allemagne. Je commence par l'interroger sur son antifascisme et en particulier sur la compréhension intime qu'il a de la tragédie juive. Comment cela a-t-il commencé ? Ni à la maison ni à l'école, m'assure-t-il, un sourire ironique aux lèvres. Comme tous les Allemands de sa génération, il a vu un film sur les camps de concentration quand il était à l'école, quelque chose qu'on vous montre de façon expéditive, sans vous donner d'explication. "Je ne savais pas du tout que faire de cela."

W. G. SEBALD : Aujourd'hui je dirais sans hésiter que, enfant déjà, je ne me sentais pas à l'aise dans ce pays. Mais le temps qu'a duré ma scolarité, je n'y ai guère attaché d'importance. J'avais mes copains, mes petites amies ; l'été, j'allais nager, faire du vélo... il a fallu que je quitte la maison pour que cela change. Quand je suis allé à l'université de Fribourg pour étudier la littérature allemande, je n'ai rien pu soutirer de mes professeurs. C'était totalement impossible, parce qu'ils appartenaient tous à cette génération-là. Ils avaient tous fait leur doctorat dans les années 1930 et 1940. Et, cela va sans dire, ils étaient tous démocrates. Sauf que, plus tard, il s'est avéré que tous, d'une manière ou d'une autre, étaient de fervents partisans de ce régime... Il y avait quelque chose de terriblement hypocrite dans la façon dont les sciences humaines étaient structurées dans les universités à cette époque, et cela ne me plaisait pas du tout. Quand j'ai été diplômé, je me suis souvenu qu'il existait des postes de lecteurs dans les universités étrangères. Alors j'ai fait acte de candidature, un peu au hasard, pour différents postes dans ce pays et c'est comme cela que j'ai obtenu un poste à Manchester.

À Manchester, Sebald a fini par se retrouver locataire d'un certain D., un réfugié juif originaire de Munich. C'était un simple hasard - "J'ai rencontré sa femme chez un marchand de fruits et légumes". Et bien qu'elle ait ajouté "Vous savez, en fait, il vient de Munich", les deux expatriés n'ont jamais parlé de ce qui les avait poussés, tous les deux, quoique dans des circonstances différentes, à quitter l'Allemagne.

W. G. S. : Des gens comme Peter Weiss et Wolfgang Hildesheimer commençaient alors à écrire, et moi-même je commençais à réfléchir à tout cela. Et pourtant, quand je me suis retrouvé en face d'eux, cela a été une tout autre affaire. Il y avait une sorte de timidité, une sorte d'inhibition de part et d'autre. Il a fallu ces vingt ou trente dernières années pour que cette inhibition s'atténue. En un sens, je le regrette car il y avait à Withington et Didsbury beaucoup de juifs autrichiens à qui j'aurais pu parler. Mais, finalement, en y réfléchissant, non, je pense que je leur aurais probablement dit ce qu'il ne fallait pas à cette époque. Même aujourd'hui, je serais encore capable de dire ce qu'il ne faut pas.


Il sourit - pas ce sourire ironique qu'il affichait au début de notre entretien, mais un sourire très ouvert, charmeur, et brusquement son visage change du tout au tout. Je pense qu'il n'a pas perdu cette timidité et cette réserve qu'il avait face à D., et que la plupart du temps il s'efforce de ne pas laisser affleurer ses sentiments de peur de se trahir.
Son sujet de maîtrise portait sur Cari Sternheim, son doctorat sur Alfred Döblin, deux écrivains qui ont mal vécu leur judéité. Plus tard, il a enseigné la littérature autrichienne - dont on peut dire qu'avec des écrivains tels que Hofmannsthal, Schnitzler ou Karl Kraus, elle constitue pratiquement une histoire de l'assimilation. Naturellement. Je ne suis pas étonnée que ce soit dans les livres que cet homme timide, intelligent, fasse son voyage le plus difficile.
Mais je ne peux pas l'abandonner là. Bien que je ressente cette même timidité, cette même gêne m'envahir, je m'éclaircis la gorge et je lui demande "Et vos parents ? Ils n'étaient pas farouchement opposés à tout ce qui s'est passé ? "


W. G. S. : Oh non, pas du tout. Je viens d'une famille catholique très conventionnelle, anticommuniste ; un milieu social qui se situe à la charnière de la classe ouvrière et de la petite-bourgeoisie, de celui qui a soutenu le régime fasciste, qui est entré en guerre non seulement avec un certain enthousiasme mais avec un enthousiasme certain. Ils ont tous grimpé en haut de l'échelle en un rien de temps et jusqu'en 1941 ils se voyaient tous en maîtres du monde. Je vous assure, il n'y a aucun doute à ce sujet, même si, aujourd'hui, personne n'ose l'avouer. Mon père a fait la campagne de Pologne et il ne peut pas ne pas avoir vu un certain nombre de choses... Son unité était stationnée dans une zone forestière juste à la frontière polonaise, peut-être huit semaines avant le début des opérations. Tout cela est dans nos albums de famille. Sur les premières photos, l'atmosphère est un peu boy-scout - on les voit tous assis là devant leur tente à raccommoder leur chemise et, au-dessous, il y a des légendes en forme de blagues, du genre "Qui dit qu'on a besoin de femmes ?". Et puis ils ont reçu un ordre et ils ont envahi le pays. Et à partir de là, sur les photographies, on voit des villages polonais complètement rasés, il ne reste que les cheminées. Ces photos me paraissaient tout à fait normales quand j'étais enfant. C'est seulement plus tard... Je ne rentre chez moi qu'une fois par an, j'y reste deux jours, je regarde ces photos et je me dis, "Mon Dieu, mais qu'est-ce que c'est que tout ça ?"

CAROLE ANGIER : Vous pouvez en discuter avec vos parents ?

W. G. S. : Pas vraiment. Et pourtant, à quatre-vingt-cinq ans, mon père est encore vivant... Ceux qui disparaissent prématurément, ce sont toujours ceux qui ont une conscience, cela vous ronge. Les partisans du fascisme, eux, sont immortels. Tout comme ceux qui se sont contentés d'offrir une résistance passive. Car, c'est bien ce qu'ils pensent être aujourd'hui, en tout cas, à leurs yeux à eux. Je m'évertue à expliquer à mes parents qu'il n'y a aucune différence entre la résistance passive et la collaboration passive - c'est la même chose. Mais ils sont incapables de comprendre cela.


C. A. : Quels liens entretenez-vous avec l'Allemagne aujourd'hui ?

W. G. S. : J'ai toujours le mal du pays, bien sûr. Je prends le train à Munich, il descend vers le sud, près de Kempten et là j'ai l'impression que... et puis, je suis à peine descendu du train que j'ai déjà envie de repartir. Je ne peux pas supporter ce pays. Pratiquement rien n'a changé. Les gens se comportent toujours d'une façon assez bizarre. Par exemple, vous êtes la nuit à la station Pasing du S-Bahn de Munich et il y a un sans-abri qui fouille dans une poubelle. Là, un type qui vient de sortir du travail se dirige vers le sans-abri pour lui dire "Vous ne pouvez pas faire ça ici, vous n'avez pas le droit. Vous feriez mieux de vous trouver un travail." On voit beaucoup de choses de ce genre par ici. Et puis il y a tout le reste.
Récemment, je me suis rendu dans une petite ville près de Fribourg, où il y a un cimetière juif ; il y a un moulin, on se croirait dans un conte des frères Grimm. Et il y a cette forêt allemande où sont disséminées des tombes juives. C'est complètement désert, il n'y a pratiquement pas de visiteurs. Mais en contrebas il y a un terrain de camping où les gens viennent l'été pour faire griller leurs saucisses et boire leur bière. Et il y a un panneau qui interdit aux visiteurs du cimetière d'entrer dans le camping. Mais pas l'inverse.

Nous rions, il semble qu'il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire. Puis, il me parle de son précédent ouvrage [Vertiges]. Il évoque la dernière partie dans laquelle le narrateur retourne dans le village où il a grandi "et se rappelle beaucoup choses".

W. G. S. : Je pensais avoir fait le maximum pour que personne ne se reconnaisse. Mais ma mère a été littéralement mortifiée à la lecture d'un certain nombre de détails sur des familles de notre village. Et depuis ce jour-là elle n'y est plus jamais retournée. Wertach est ici [il pose son paquet de cigarettes sur la table], et là, c'est Sonthofen [
il pose ses allumettes]. Entre les deux, il y a une montagne [sa tasse de café], et il faut la contourner. [Du doigt, il dessine un demi-cercle autour de la montagne.] A vélo, cela prend quarante-cinq minutes.
De temps en temps elle rencontre quelqu'un de Wertach qui est venu faire des courses à Sonthofen, et si cette personne ne fait aucune allusion, alors, elle est rassurée. Elle est comme tellement de gens dans ce pays - ce qui compte, c'est que vos voisins n'aient pas une mauvaise opinion de vous. Il n'y a rien qui ressemble à ce qu'on pourrait appeler du courage civique. Non, cela n'existe pas. Ma mère serait incapable de dire : "C'est mon fils. Il a maintenant cinquante-deux ans et il est libre de faire ce qu'il veut." Ça, c'est inimaginable pour elle.


Il peut me dire cela, je pense, parce qu'il sait que sa mère ne lira jamai
s The Jewish Quarterly. Pas plus que son père, ni personne de Wertach ou de Sonthofen. Dans sa vie aussi, le cimetière et le terrain de camping sont des mondes séparés, il est le seul à passer de l'un à l'autre.

C. A. : Cela fait près de trente ans que vous vivez en Angleterre mais vous continuez à écrire en allemand.

W. G. S. : Quand je suis arrivé en Grande-Bretagne, c'est tout juste si je parlais anglais et je ne suis pas très doué pour les langues. Même aujourd'hui, il m'arrive encore de passer des moments désagréables quand je 'sens que je bafouille lamentablement. Mais ce n'est pas la raison principale. Je suis profondément attaché à l'allemand. Et il y a aussi une autre dimension, je crois. Si vous avez grandi dans le genre d'entourage dans lequel j'ai grandi, vous ne pouvez pas abandonner votre langue maternelle comme ça. En théorie, cela fait des années que j'aurais pu avoir un passeport britannique. Mais je suis né dans un contexte historique particulier et cela ne me laisse pas vraiment le choix.


Il n'y a plus de café dans la montagne qui sépare Wertach de Sonthofen et dans le ciel les nuages gris du Norfolk se sont dispersés. Alors nous décidons de sortir pour aller parler des
Émigrants à l'ombre des arbres. Plantes et arbres sont très présents dans cet ouvrage. Après les juifs, c'est la seconde victime, la nature, qui est célébrée.

W. G. S. : Le point de départ des Émigrants est un appel téléphonique de ma mère qui m'informait du suicide de mon ancien instituteur à Sonthofen. Ce n'était pas très longtemps après le suicide de Jean Améry et j'avais travaillé sur Améry. J'ai vu alors se dessiner une sorte de constellation, à propos de la façon dont on peut survivre pendant un certain temps à une injustice qui vous a été infligée jusqu'au moment, très éloigné, où cela finit par vous engloutir. J'ai commencé à comprendre vaguement de quoi il s'agissait, dans le cas de mon instituteur. Et c'est cela qui a déclenché tous mes autres souvenirs.


C. A. : Cela veut dire que, dans le deuxième récit, Paul Bereyter, l'instituteur, a bien existé et tous les autres aussi ? Et c'est leur histoire que vous racontez ?

W. G. S. : Pour l'essentiel, oui, avec quelques changements mineurs... Le Dr Henry Selwyn, par exemple, vivait bien dans la maison décrite dans le livre, mais dans un autre village du Norfolk, pas à Hingham. Son épouse était exactement comme cela, suisse et calculatrice. Elle est encore vivante, je crois, de même qu'Aileen, leur domestique si étrange. Pendant des années, le Dr Selwyn et son épouse ont mené grand train à la campagne. Lui, il parlait bien, vraiment très bien... c'est lui qui m'a parlé de Grodno, plus tôt que je ne le fais dans mon récit, quoique de façon très sommaire. La première fois que je me suis dit, non, this is not a straight English gentleman, c'était à l'occasion d'une fête de Noël qu'ils avaient donnée. Il y avait cette immense salle de réception, un feu d'enfer et une dame totalement incongrue que le Dr Selwyn a présentée comme sa sœur de Tel-Aviv. C'est à ce moment-là que j'ai compris.

C. A. : Pouvez-vous nous parler de cet ami du Dr Selwyn, Johannes Naegeli, qui était guide de montagne, et de cette incroyable coïncidence qui fait qu'un jour, dans un train, vous êtes tombé par hasard sur un article qui relatait la découverte de son corps, rejeté par le glacier soixante-douze ans après sa disparition ? Cela illustre tellement bien votre ouvrage - "Voilà donc comment ils reviennent, les morts".

W. G. S. : Le Dr Selwyn m'avait parlé de l'époque où il avait vécu en Suisse avant la Première Guerre mondiale, de ce guide de montagne suisse avec qui il s'était lié d'amitié, et à quel point cela avait été important pour lui. Plus tard, je n'avais pas réussi à me souvenir du nom qu'il avait mentionné ni même s'il avait mentionné un nom. Ni s'il avait précisé que son ami avait disparu. Mais j'ai bel et bien trouvé cet article dans un train, juste au moment où je commençais à écrire cette histoire. Un guide de montagne, la même année, au même endroit... Il suffisait d'un tout petit ajustement pour que ça concorde.

C. A. : Et Ambros Adelwarth, le protagoniste de votre troisième récit, c'était vraiment votre grand-oncle ?

W. G. S. : Oui, absolument. J'ai juste modifié son nom, cela va de soi.

C. A. : Qu'est-ce qui se cache derrière le désespoir de cet homme ? Son homosexualité ?

W. G. S. : Cette histoire a commencé par une photographie. Quand j'étais aux Etats-Unis en 1981, je suis allé voir ma tante et nous avons passé un moment à feuilleter ses albums de photos. Vous savez comment ça se passe avec les photos de famille - en général, vous les connaissez toutes sauf une, que vous n'avez jamais vue. Et la photographie de l'oncle Adelwarth en costume arabe faisait partie de celles-là. J'avais entendu parler de cet oncle, je l'avais rencontré quand j'étais enfant mais, pour moi, il était resté un mystère. Là, dès que j'ai vu cette photo, j'ai compris immédiatement de quoi il s'agissait... Dans une famille catholique, tout est refoulé. Ce n'est même pas que cela soit passé sous silence - ça n'est pas vu, ça n'existe pas. Cela ne correspond à rien, cela ne rentre dans aucun cadre, nulle part.

C. A. : Dans le deuxième récit, celui qui est intitulé "Ambros Adelwarth", il y a aussi un journal intime dont vous montrez des photographies. Votre grand-oncle tenait vraiment un journal ?

W. G. S. : Oui et en plusieurs langues.

C. A. : Je sais, mais vous pouvez fabriquer une entrée de toutes pièces, et c'est en anglais.

W. G. S. : Vous avez raison, dans ce cas, c'est une falsification. C'est moi qui l'ai écrit. Tout ce qui a de l'importance est authentique. Les événements majeurs - l'instituteur qui pose la tête sur la voie ferrée, par exemple - vous pourriez penser qu'ils ont été inventés pour créer un effet dramatique, pas du tout, ils sont véridiques, tous. C'est au niveau du détail, du détail mineur la plupart du temps, que l'imagination intervient pour créer l'effet de réel.


C. A. : Ou pour créer un lien, comme c'est le cas pour l'apparition de Nabokov ?

W. G. S. : J'ignore si Ambros a effectivement vu Nabokov à Ithaca mais c'est tout à fait plausible. Il y a vécu pendant une bonne dizaine d'années. Et tout le monde, à Ithaca, voyait Nabokov, un jour ou l'autre, muni de son filet à papillons.

C. A. : Et sa rencontre avec la mère de Max Ferber à Bad Kissingen en 1910 ? Vous avez vraiment trouvé cela dans son journal à elle ?

W. G. S. : Cela renvoie à une anecdote rapportée par Nabokov dans Autres rivages. Quand par hasard je suis tombé sur cette histoire, j'avais déjà lu les notes qui ont servi de point de départ à cette entrée du journal relatant une excursion à la campagne un dimanche après-midi. Ce dont vous avez besoin, c'est juste d'un petit glissement pour que ça fonctionne et je crois que c'est permis. Il y a toujours des éléments épars qui surgissent d'on ne sait où et qui ne demandent qu'à être intégrés. Je trouve que c'est de bon augure. Si vous êtes sur une route et que des indices surgissent et s'offrent à vous, c'est que vous êtes dans la bonne direction. Si vous ne voyez rien venir, c'est que vous faites fausse route.
L'histoire de Paul Bereyter, par exemple, présente des similitudes avec celle de Wittgenstein du temps qu'il était instituteur en Autriche : le fait de siffler, entre autres, ou encore sa façon de se sacrifier pour ces petits paysans alors qu'il ne ressentait que de l'aversion à leur égard. Mon instituteur me rappelait tout à fait Wittgenstein ; il partageait ce même sens du devoir, ces mêmes valeurs laïques. Mais, dans le récit, ces détails sont empruntés à Wittgenstein.

C. A. : Et Ferber ?

W. G. S. : Le personnage de Ferber, lui, s'inspire de deux personnes. L'un est D., mon propriétaire quand j'étais à Manchester. L'histoire du départ de Ferber de Munich, en 1939, à l'âge de quinze ans, et ce qui est ensuite arrivé à ses parents, c'est l'histoire de D. Le second modèle est un artiste célèbre.


Il parle toujours aussi doucement mais, brusquement, j 'éprouve une sensation de vertige. "Lequel des deux, alors, est sur la photo de Ferber enfant V' Il sourit, affichant une sincérité teintée d'ironie avant de répondre, "Ni l'un ni l'autre".
"Quatre-vingt-dix pour cent des photographies sont authentiques", ajoute-t-il rapidement, comme il lancerait une bouée de sauvetage à quelqu'un qui se noie. Ce qui sous-entend que dix pour cent des photos sont des faux... Et les autres "documents" ? Le message sur la carte de visite d'Adelwarth, par exemple - "Suis parti à Ithaca " ? Il est bien allé à Ithaca, mais ça aussi, c'est Sebald qui l'a écrit. Et le journal de voyage d'Ambros ? C'est Sebald qui en a écrit environ la moitié.
Voilà donc la réponse à ma question,
Les Émigrants : c'est de la fiction. Et les photographies et les documents font partie de cette fiction. Étant donné le sujet, c'est une entreprise complexe, voire dangereuse. Mais je suis d'accord avec Sebald, fictionnaliser l'Holocauste ("un bref chapitre sur Auschwitz avant de revenir à l'histoire d'amour ") serait bien pire. Si on peut faire de la littérature à partir d'un tel sujet, cela ne peut être qu'ainsi, avec un fort ancrage dans le réel. Sebald lui-même a plus de doutes que quiconque, des doutes dont il fait part dans le récit de Max Ferber. ("Ces scrupules tenaient autant à l'objet de mon récit auquel je croyais, quoi que je fisse, ne pas rendre correctement justice, qu'à une mise en question de la possibilité de toute écriture. ")
Donc le lecteur n'a pas besoin de résister. Il se peut qu'il éprouve, comme moi, une sensation de vertige, mais ce n'est pas cher payé en comparaison de la jubilation que l'on éprouve à la lecture d'un livre exceptionnel. Un doute subsiste toutefois : ses modèles, qu'en pensent-ils ?


W. G. S. : Cette question me préoccupe, s'emparer .de la vie de quelqu'un d'autre n'est pas sans danger. Il est évident que je ne suis jamais à l'abri de fautes de tact, de jugement, de style... Mais - à moins qu'ils ne soient morts - je leur demande leur avis. Je leur montre ce que j'ai écrit avant la publication ; et si quelqu'un soulève une quelconque objection, j'en tiens compte et je retire ce que j'ai écrit. D., par exemple, a accepté que j'utilise son histoire et l'autobiographie de sa tante, dont il m'avait fait cadeau et dont je me suis servi pour le portrait de la mère de Max Ferber. Dans le cas de la vieille dame d'Yverdon [celle qui raconte au narrateur les dernières années de Paul Bereyter], les choses ont été plus compliquées. Il m'a fallu beaucoup de temps pour la convaincre qu'il n'y avait rien de répréhensible dans ce que j'écrivais.


C. A. : Est-ce qu'un jour quelqu'un vous a opposé un refus catégorique ?

W. G. S. : Oui, l'artiste qui a servi de second modèle pour le personnage de Max Ferber.

C. A. : Mais vous l'avez quand même utilisé ?

W. G. S. : J'ai changé son nom qui était très proche de son vrai nom dans la version allemande et j'en ai choisi un complètement différent. Il ne souhaite aucune publicité, de quelque sorte que ce soit et je respecte cette volonté. D'un autre côté, c'est un personnage public et toutes les informations que j'ai obtenues à son sujet, je les ai trouvées dans des documents publiés, principalement dans une imposante monographie qu'un Américain lui a consacrée. Si quelqu'un entreprend de décrire un processus de création, il doit avoir le droit d'utiliser ce genre de matériau.


C. A. : C'est le fait de croiser deux histoires qui est sujet à caution. J'imagine des gens qui reconnaissent cet artiste et qui ne peuvent s'empêcher de croire ensuite que c'est bel et bien l'histoire de sa vie.

W. G. S. : Tout à fait. C'est pour cette raison qu'il faut être prudent.


J'essaie de lui en faire dire plus. Mais tout ce qu'il consent à dire, c'est : "Je pense que la majeure partie des éléments factuels et personnels que j'utilise est très viable." D'abord, je me demande si le terme "viable" n'est pas un de ces mots écrans utilisés (peut-être inconsciemment) pour escamoter le problème. Et puis je me rends compte que c'est précisément cela qu'il veut dire. Il a cessé de penser à l'effet de son livre sur ses modèles, même si je m'efforce de le ramener sur ce sujet. Ce à quoi il pense, c'est à son livre, uniquement à son livre.
Comme nous retraversons la pelouse d'un pas nonchalant, je me dis qu'il pourrait difficilement en être autrement. S'il ne faisait pas passer son écriture au premier plan,
Les Émigrants ne seraient pas ce que c'est, une somptueuse œuvre d'art. Bizarrement, la preuve la plus convaincante pour moi n'est pas la présence d'une photographie bien précise, mais justement son absence. Le livre se termine par la description de trois jeunes femmes assises derrière un métier à tisser dans le ghetto de Lódz en 1940, occupées à tisser littéralement (mais comme nous le savons, en pure perte) pour sauver leur peau. Je suis convaincue d'avoir vu leur photographie à la dernière page ; je me souviens du métier à tisser, de leurs mains, de leur visage. Mais il n'y a pas de photo.


Entretien avec Carole Angier, “Qui est W.G. Sebald ?”, L’Archéologue de la mémoire : conversations avec W.G. Sebald, trad. par Delphine Chartier et Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2009, p. 65-79.

L'entretien est d'abord paru dans The Jewish Quarterly, hiver 1996-1997.


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