"Quatre inconnus célébrés", Raphaël Sorin, L'Express, 4 février 1999

L'Europe sous la botte et quatre hommes au destin tragique rassemblés par un auteur

Dr Henry Selwyn, Paul Bereyter, Ambrose Adelwarth, Max Ferber. Quatre hommes. Quatre inconnus. Sans W. G. Sebald, un Allemand vivant en Angleterre depuis 1966 et y enseignant. qui se souviendrait d’eux ? Il aura fallu le fil qu’un narrateur, le double de l’écrivain, se donne la peine de suivre pour qu'ils soient liés ensemble dans un livre et ainsi sortent de l'ombre, fantômes à notre rencontre.

Selwyn était un médecin à la retraite chez qui l'auteur s'était logé avant d’acheter une maison. Né en Lituanie à la fin du siècle dernier, il avait changé de nom et caché ses origines juives. Sa femme apprit la vérité et cessa de l’aimer. Leur vie. jusque-là brillante, prit un goût amer. Vint le mal du pays. Des images remontaient du passé, augmentant sa douleur ; des pièces vidées, une carriole, la terre brune, une gare pleine de gens, un train, un bateau secoué par les flots. Lui et les siens s’attendaient à voir la statue de la Liberté surgir de la brume. On les débarqua à Londres. Grandissant à Whitechapel, il apprit l’anglais « comme en rêve » sur les lèvres d’une belle institutrice. Puis ce fut Cambridge, des études, un mariage heureux. Et soudain l'écroulement. Trop éloigné du « monde réel », Selwyn rejoignit la nuit en se tirant une balle dans la bouche.

En janvier 1984,. Bereyter, l’ancien instituteur de Sebald, se suicida aussi. Il se coucha sur une voie ferrée et attendit la mort. L’élève se souvient d’un être enjoué, proche des enfants, fou d’histoire naturelle. En fait, il dissimulait sa part de souffrances. En 1939, il quitte la France et revient en Allemagne pour servir dans l'armée. Interdit d'enseignement par les nazis, il retrouve son activité après la guerre. Entre-temps, sa fiancée était morte dans un camp.

Quant à Adelwarth, le grand-oncle de Sebald, il partit en Amérique pour fuir la crise. Il devint le majordome et l’ami du fils d'un milliardaire. Le jeune homme ne supporta pas les horreurs de la Première Guerre mondiale. Loin des tranchées, il sombra dans la folie. Adelwarth, en se livrant à des séances d’électrochocs. ne tarda pas à l'v suivre.

Le dernier personnage des Émigrants, Sebald le connut à Manchester. C’était un peintre juif de Munich. L'atelier où il travaillait était envahi par la poussière. Avec rage, il faisait surgir des visages de cendre, inspirés par ceux de ses parents, assassinés près de Riga. Son délire, sa fièvre closent cet admirable voyage de la mémoire qui rôde entre le document, l'enquête et la fiction.

Les Émigrants, par W. G. Sebald. Trad. par Patrick Charbonneau. Actes Sud, 278 p., 128 F.


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