"W.G. Sebald : le passé repoussé de l'Allemagne", Gérard de Cortanze, Le Figaro, 14 janvier 1999



Peut-on mourir par inexpérience ? Peut-on mourir d’être étranger au monde, et de n’avoir pas su changer les conditions de vie qui avaient été pour soi si destructrices ? Moins catégorique que Jacques Rivière affirmant que Proust était mort de ne pas savoir comment on allume un feu ni comment on ouvre une fenêtre, W. G. Sebald ne répond pas aux questions qu'il pose, tout comme il rejette les qualificatifs utilisés par certains pour définir son roman : « Mélancolique, nostalgique : cela ne me satisfait pas. Mon livre est une recherche critique. J’essaie de déterrer de vieilles histoires et de les présenter littérairement le plus fidèlement possible. »

Sebald, étemel émigré allemand résidant à Londres, oscille entre souvenir et mémoire, entre travail sur le passé et faculté muette qui s’impose malgré soi.

L’homme est direct et pudique, élégant, presque distant, et cache derrière de petites lunettes le poids de ce passé que d’aucuns, dans l’Allemagne réunifiée, voudraient oublier : « Les gens affirmant qu ’il ne faut pas se sentir coupables sont les mêmes que ceux qui n’éprouvent jamais aucune culpabilité. L’essentiel n’est pas de se sentir ou non coupables mais d’avoir une conscience lucide de son histoire. Savoir d’où l'on vient, et se construire à partir de cela. Il est absurde de penser qu'on puisse se retourner sur ce passé nazi sans rien éprouver. »

W. G. Sebald éprouve, lui, une douloureuse répugnance, et ce sentiment est la matière terrible sur laquelle se fonde un livre dont la traduction en français est l’événement éditorial de ce dernier mois de janvier avant l’an 2000. Ecrivain non juif, il est le premier narrateur à traiter avec une telle empathie de la question de l’Holocauste : « Dès que j'ai commencé de réfléchir, vers l’âge de 17 ans, j’ai compris que le critère le plus important de mon histoire personnelle, ce qui fabriquait ma pensée et ma personne, c'était l'existence d'un tel drame. »

Ainsi, chacun des quatre récits constituant la trame romanesque des Emigrants - les vies de Henry Selwyn, médecin excentrique ; de Paul Bereyle, le maître d’école ; d’Ambros Adel-warth, le majordome ; et de Max Aurach le peintre juif d’origine allemande - traite, à sa manière, du thème de l’exil, et plus encore, de ce phénomène tragique abordé par Primo Levi dans son œuvre : le « suicide tardif ». L’auteur de La Trêve, des décennies après les faits, rattrapé par son passé, a vu ses résistances céder tardivement c’est alors qu’il s’est suicide, comme Paul Bereyter, maître d’école de Sebald qui sc jette sous un train la veille de quitter l’Allemagne.

Le récit retraçant la vie de ce maître d'école est exemplaire, emblématique du ton et de la manière choisis par Sebald pour raconter la vie. D'un côté la réalité, manifestée par une iconographie authentique (documents, articles de journaux, photographies) qui fait partie intégrante de la recherche.

De l’autre, une part d'invention et de fiction : dans les petits détails de la vie quotidienne, dans une série d’éléments en apparence superficiels, dans les blancs laissés entre les quatre histoires et créant ainsi entre elles des liens : « En introduisant une part de fiction, je rends les éléments ainsi rassemblés plus exemplaires, et confère à ces histoires un caractère emblématique. »

Une question cependant se pose : et si ce livre inclassable n'était finalement qu’une autobiographie fictionnelle, celle de fauteur qui se cherche dans les vies de ses héros malheureux ? Sebald, après un temps de réflexion, le sourire aux lèvres, ne dément pas : « Je suis persuadé qu'il est impossible, aujourd'hui, d'écrire un roman sans que l'on se découvre, et cela dans les deux sens du mot. En écrivant, je me mets à nu, et découvre sur moi, grâce à fenquête ainsi menée, des pans de ma personnalité qui m'étaient jusqu'alors inconnus. La vérité de ce qui est raconté est donc le résultat d’un processus entre celui qui raconte et ce qu’il raconte. »

Nous y voilà. Ces quatre vies d'émigrés forment un puzzle qui n’est rien d’autre que la propre image de l’écrivain se reflétant dans les miroirs dressés par son écriture. Imaginez un petit garçon élevé dans l’Allemagne profonde, celle d'un petit village à mi-chemin entre Munich et le lac de Constance. Famille de fermiers, Un père officier de la Wehrmacht, prisonnier en France jusqu’en 1947. Une atmosphère petite-bourgeoise, sans livre à la maison, tout juste le journal local. Et l'Allemagne de l'immédiat après-guerre. Sebald, au passage, rétablit une vérité : « A la campagne, c'était une vie complètement idyllique. Nous avions à manger. La destruction de la guerre avait surtout touché les grandes villes... Une chose cependant avait changé : il y avait de nombreuses femmes seules, et la plupart des hommes jeunes étaient morts... » Continuons... La vie reprend, donc, presque comme avant. « Presque » et Sebald de préciser : « Il fallait toujours voir le chemin à parcourir et non le chemin parcouru. C'était une convention tacite. Chaque famille possédait un album de photos, plein de cette guerre qu'on voulait oublier et qui était pourtant accessible à tous, au salon. Mais malheur à qui voulait se retourner. Userait pétrifié. »

Voilà donc le tabou. Le livre de Sebald est né de ce silence. Tout comme son départ pour la Suisse, dans les années 60, puis pour l’Angleterre, pays dans lequel il vit depuis trente-trois ans. Sebald a fui l'Allemagne, son intolérance, son passé refoulé. C'est là qu'il est devenu professeur, et que, dans le moule de l'université, il a étudié Alfred Dublin. Wittgenstein. Broch. Hoffmansthal. écrivains qui. tous, de près ou de loin, « ont à voir avec les débuts de l'antisémitisme en Allemagne, les questions de l’assimilation et de l’exil ». Ainsi, tous les personnages des Emigrants semblent regretter un monde disparu, non point parce qu'il s'agit de magnifier le passé, mais parce qu’il représente une étrange valeur sûre. Le présent est toujours vécu difficilement : il est porteur d'incertitudes et d’interrogations angoissantes. Sebald, éternel émigré allemand résidant à Londres, oscille entre souvenir et mémoire. Le premier est un processus actif par lequel on travaille la matière de ce qu'on a vécu. La seconde est une faculté muette qui existe mais sans aucun processus de restitution. Sebald est à la frontière. Il sait qu'un jour ou l'autre il sera lui aussi rattrapé par son passé, par son exil, et que « ce temps sera alors de plus en plus lourd à porter ». Les Emigrants fait partie d’une trilogie. Vertige forme le premier volet et Les Anneaux de Saturne, à paraître chez le même éditeur, le dernier élément. Une cohérence les rassemble. A travers chacun de ces livres, l'Histoire devient quelque chose de palpable et de concret. Et l'homme y apparaît dans sa nudité, dans sa difficulté fondamentale à vivre l'exil, loin de sa région et du cœur sauvage de son être : « C'est difficile de faire table rase et de dire qu'on n'est plus Allemand. Même si la nostalgie de ma terre est très grande, j'y retourne souvent mais je sais que je ne pourrai plus jamais y vivre : il y a,f dans ce pays, trop de fantômes. »

LES EMIGRANTS DE W.G. SEBALD
TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR PATRICK CHARBONNEAU
Actes Sud, 128 F.

 


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