"W.G. Sebald : le passé repoussé de l'Allemagne", Gérard de Cortanze, Le Figaro, 14 janvier 1999
Lhomme est direct et pudique, élégant, presque distant, et cache derrière de petites lunettes le poids de ce passé que daucuns, dans lAllemagne réunifiée, voudraient oublier : « Les gens affirmant qu il ne faut pas se sentir coupables sont les mêmes que ceux qui néprouvent jamais aucune culpabilité. Lessentiel nest pas de se sentir ou non coupables mais davoir une conscience lucide de son histoire. Savoir doù l'on vient, et se construire à partir de cela. Il est absurde de penser qu'on puisse se retourner sur ce passé nazi sans rien éprouver. » W. G.
Sebald éprouve, lui, une douloureuse répugnance, et ce sentiment
est la matière terrible sur laquelle se fonde un livre dont la
traduction en français est lévénement éditorial
de ce dernier mois de janvier avant lan 2000. Ecrivain non juif,
il est le premier narrateur à traiter avec une telle empathie de
la question de lHolocauste : « Dès que j'ai commencé
de réfléchir, vers lâge de 17 ans, jai
compris que le critère le plus important de mon histoire personnelle,
ce qui fabriquait ma pensée et ma personne, c'était l'existence
d'un tel drame. » Le récit retraçant la vie de ce maître d'école est exemplaire, emblématique du ton et de la manière choisis par Sebald pour raconter la vie. D'un côté la réalité, manifestée par une iconographie authentique (documents, articles de journaux, photographies) qui fait partie intégrante de la recherche. De lautre, une part d'invention et de fiction : dans les petits détails de la vie quotidienne, dans une série déléments en apparence superficiels, dans les blancs laissés entre les quatre histoires et créant ainsi entre elles des liens : « En introduisant une part de fiction, je rends les éléments ainsi rassemblés plus exemplaires, et confère à ces histoires un caractère emblématique. » Une question cependant se pose : et si ce livre inclassable n'était finalement quune autobiographie fictionnelle, celle de fauteur qui se cherche dans les vies de ses héros malheureux ? Sebald, après un temps de réflexion, le sourire aux lèvres, ne dément pas : « Je suis persuadé qu'il est impossible, aujourd'hui, d'écrire un roman sans que l'on se découvre, et cela dans les deux sens du mot. En écrivant, je me mets à nu, et découvre sur moi, grâce à fenquête ainsi menée, des pans de ma personnalité qui m'étaient jusqu'alors inconnus. La vérité de ce qui est raconté est donc le résultat dun processus entre celui qui raconte et ce quil raconte. » Nous y voilà. Ces quatre vies d'émigrés forment un puzzle qui nest rien dautre que la propre image de lécrivain se reflétant dans les miroirs dressés par son écriture. Imaginez un petit garçon élevé dans lAllemagne profonde, celle d'un petit village à mi-chemin entre Munich et le lac de Constance. Famille de fermiers, Un père officier de la Wehrmacht, prisonnier en France jusquen 1947. Une atmosphère petite-bourgeoise, sans livre à la maison, tout juste le journal local. Et l'Allemagne de l'immédiat après-guerre. Sebald, au passage, rétablit une vérité : « A la campagne, c'était une vie complètement idyllique. Nous avions à manger. La destruction de la guerre avait surtout touché les grandes villes... Une chose cependant avait changé : il y avait de nombreuses femmes seules, et la plupart des hommes jeunes étaient morts... » Continuons... La vie reprend, donc, presque comme avant. « Presque » et Sebald de préciser : « Il fallait toujours voir le chemin à parcourir et non le chemin parcouru. C'était une convention tacite. Chaque famille possédait un album de photos, plein de cette guerre qu'on voulait oublier et qui était pourtant accessible à tous, au salon. Mais malheur à qui voulait se retourner. Userait pétrifié. » Voilà donc le tabou. Le livre de Sebald est né de ce silence. Tout comme son départ pour la Suisse, dans les années 60, puis pour lAngleterre, pays dans lequel il vit depuis trente-trois ans. Sebald a fui l'Allemagne, son intolérance, son passé refoulé. C'est là qu'il est devenu professeur, et que, dans le moule de l'université, il a étudié Alfred Dublin. Wittgenstein. Broch. Hoffmansthal. écrivains qui. tous, de près ou de loin, « ont à voir avec les débuts de l'antisémitisme en Allemagne, les questions de lassimilation et de lexil ». Ainsi, tous les personnages des Emigrants semblent regretter un monde disparu, non point parce qu'il s'agit de magnifier le passé, mais parce quil représente une étrange valeur sûre. Le présent est toujours vécu difficilement : il est porteur d'incertitudes et dinterrogations angoissantes. Sebald, éternel émigré allemand résidant à Londres, oscille entre souvenir et mémoire. Le premier est un processus actif par lequel on travaille la matière de ce qu'on a vécu. La seconde est une faculté muette qui existe mais sans aucun processus de restitution. Sebald est à la frontière. Il sait qu'un jour ou l'autre il sera lui aussi rattrapé par son passé, par son exil, et que « ce temps sera alors de plus en plus lourd à porter ». Les Emigrants fait partie dune trilogie. Vertige forme le premier volet et Les Anneaux de Saturne, à paraître chez le même éditeur, le dernier élément. Une cohérence les rassemble. A travers chacun de ces livres, l'Histoire devient quelque chose de palpable et de concret. Et l'homme y apparaît dans sa nudité, dans sa difficulté fondamentale à vivre l'exil, loin de sa région et du cur sauvage de son être : « C'est difficile de faire table rase et de dire qu'on n'est plus Allemand. Même si la nostalgie de ma terre est très grande, j'y retourne souvent mais je sais que je ne pourrai plus jamais y vivre : il y a,f dans ce pays, trop de fantômes. » LES EMIGRANTS
DE W.G. SEBALD
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