"Tombeau pour une Europe disparue" Histoires dexil et d'identité, entre souvenirs et fiction, Les Émigrants de W. G. Sebald propose un voyage dans le temps et lespace à la poursuite de destinées tragiques. Fabrice Gabriel, Les Inrockuptibles, 3 février 1999 Les quatre récits qui composent le premier recueil traduit en français de cet Allemand énigmatique nappartiennent à aucun genre connu : si on devine quils empruntent beaucoup à la réalité, ils gardent la magie fictionnelle du flou - comme un visage à demi rêvé, surpris à larrière-plan dune vieille photographie. Précisément : Les Émigrants joint au texte limage, trouant le fil du récit de pauses en noir et blanc qui authentifient les témoignages et donnent aux souvenirs évoqués une sorte de gage documentaire. Gage et gaze, en vérité, puisquun voile romanesque vient redoubler le paradoxe dun songe bien réel, voyage dans la mémoire du siècle ponctué de clichés et de traces : photos de classe, portraits, lieux dhier saisis dans leur vide daujourdhui... Les Émigrants est un livre des morts : chaque récit restitue le souvenir dun exil, à partir de lenquête menée par un narrateur anonyme, derrière lequel on devine sans peine Sebald lui-même, qui enseigne la littérature à luniversité de Norwich/East Anglia depuis 1976. LAngleterre est ainsi le cadre des premier et dernier récits du recueil, qui évoquent les figures de deux expatriés, le docteur Henry Selwyn et le peintre Max Ferber. Le premier, vieux Lituanien devenu chirurgien britannique, a gommé jusque dans son nom le souvenir de ses origines : il voit pourtant resurgir son passé comme une ombre folle et, perdu dans le mutisme de son jardin à labandon, finit par se suicider. Le second, installé à Manchester dans les années 60, appartient comme le narrateur à une autre génération démigrants, mais transmet à travers le journal de sa mère lhéritage tragique de la déportation... Il incarne ce poids de douleur et darrachement que traînent les déracinés, exilés intérieurs, parfois, comme linstituteur Paul Bereyter dont la fiancée disparut dans un train en partance pour la mort, et qui se couchera lui-même, bien des années plus tard, sur le linceul volontaire dune ligne de chemin de fer. Le narrateur voyage dans le temps et lespace pour restituer lécho de ces destins tragiques, entre lesquels il tisse une sorte de réseau familial, puisquil parle de son ancien instituteur, de son ami peintre, ou encore de son grand-oncle Ambros, parti aux Etats-Unis au début du siècle, qui acheva sa vie dans une clinique psychiatrique dIthaca, encombré dune mémoire dont les électrochocs ne suffirent pas à le délivrer. Cest dans ce contexte quapparaît également la silhouette dun autre émigrant, Vladimir Nabokov, butlerfly man elliptique qui revient comme un clin dil répété dun récit à lautre. On peut y lire lindice dune poétisation du réel, le signe du jeu de piste que mène Sebald avec lauthenticité des souvenirs : la littérature, dans lévidence simple de sa musique, ici merveilleusement traduite, sert de révélateur à lirruption dun monde perdu, dun autrefois ravagé par le chaos de la guerre et des camps. Telle une opération photographique, le texte devient ainsi le lieu dune renaissance, lespace où lacte de décès dune Europe disparue se métamorphose en images vivantes. Au fil des descriptions, dans les glissements subtils entre passé et présent, intimité et Histoire, lécriture saffirme comme cette chambre noire doù reviennent les fantômes, portés à la lumière de la page par une conscience consolante, héritière fraternelle dun temps révolu. Sans doute pourrait-on appliquer alors au livre de Sebald ce quil écrit, dans le deuxième récit, dun vieil album retrouvé : Je nai cessé de le refeuilleter car à regarder les photographies qu'il renferme, il me semblait effectivement et il me semble encore aujourdhui que les morts reviennent ou bien que nous sommes sur le point de nous fondre en eux. Les Émigrants réalise cette fusion, avec la magie discrète des livres rares. W.
G. SEBALD Les Émigrants (Actes Sud) => Retour à la page Sebald |