Les Émigrants, Thierry Bayle, Le Magazine littéraire, 1er mars 1999

Dans Les Émigrants, l’écrivain allemand Winfried Georg Maximilian Sebald reconstitue la destinée de quatre personnes que l’exil a conduites à la mort, volontaire pour trois d’entre eux. Ces Quatre récits illustrés, sous-titre de l’œuvre, s’apparentent aux Vies minuscules de Pierre Michon, si ce n’est que l’unité du volume tient ici aux circonstances historiques, à la destruction d’une certaine Europe sous l’effet dévastateur du nazisme et de la Deuxième Guerre mondiale. W.G. Sebald a vu le jour le 18 mai 1944 dans les Alpes bavaroises. Ce professeur de littérature à l’université anglaise de Norwich/East Anglia, résidant en Grande-Bretagne depuis 1970, ressuscite, photos et fac-similés à l’appui, quatre personnages insolites et attachants, aux parcours énigmatiques et anonymes traversés par la tornade de l’histoire, parcours patiemment reconstitués par un narrateur qui fait part de ses enquêtes et du livre s’écrivant au cours de ses recherches.

Fin septembre 1970, le narrateur cherche une maison à louer à l’est de l’Angleterre. Le vieil homme excentrique qui le reçoit dans un parc planté de tilleuls, d’ormes, de chênes verts, s’appelle le Dr Henry Selwyn. Depuis 1960, ce médecin a rompu les amarres avec le monde réel. Très jeune, il a été fasciné par un guide disparu en 1914 et que le narrateur voit réapparaître, un jour, dans un article de presse : « Voilà donc comment ils reviennent, les morts. Parfois, après plus de sept décennies, ils sortent de la glace et gisent au bord de la moraine, un petit tas d’os polis, une paire de chaussures cloutées. » Second personnage de la galerie de portraits, l’instituteur Paul Bereyter a mis fin à ses jours en s’allongeant sur les rails du train. Son père était mort de dépression face aux exactions commises contre les juifs de la région. Le fils a connu des années de bonheur avant d’être contraint, en 1935 ou 1936, de devenir précepteur à Besançon. Sa fiancée disparaîtra dans les camps. « Ainsi, morceau par morceau, la vie de Paul Bereyter sortait de l’ombre. » Sans doute la forme de sa mort n’est-elle pas indifférente : « Vraisemblablement avait-il toujours pensé que les rails conduisaient à la mort. »

Ambros Adelwarth est un oncle lointain aperçu par le narrateur lors d’un dîner de famille. Il lui trouve de l’aisance, de l’élégance. Quelques années plus tard, ce parent disparaît. Le narrateur s’envole pour le Bronx en quête du temps perdu. Il trouve des témoignages sur la période faste où Ambros et un certain Cosmo faisaient la tournée des casinos européens. Des photos accompagnent le texte, balises émouvantes qui reçoivent sens. Adulés à Deauville en 1912 et 1913, magnifiés par leur avion, le polo, le jeu, ils sombreront tous deux, l’un dans la folie, l’autre dans la dépression. Qu’il peigne les derniers jours d’Adelwarth dans le centre de soins psychiques d’Ithaca, aux Etats-Unis, ou le crayonnage obsessionnel du peintre Max Ferber, réjoui par la production de poussière, W.G. Sebald n’est jamais voyeur, détective insensible : écrivain de la résurrection, il redonne vie aux disparus, il reforge la légende de ceux qui ont eu maille à partir avec le siècle, il remagnifie les destinées. Ses récits sont des chefs-d’œuvre de minutie, des leçons de style. On attend avec impatience L’Anneau de Saturne, prochainement traduit chez Actes Sud, où le narrateur déambulera le long de la côte orientale de l’Angleterre.

W.G. Sebald.
Récils traduits de l’allemand par Patrick Charbomeau.
Ed. Actes Sud, 128 F.


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