UN ENTRETIEN AVEC W.G. SEBALD
Par Sarah Kafatou
Heidlberg, 17 mai 1998

Sarah KAFATOU - Dans Les Émigrants, votre personnage Max Ferber vous donne les mémoires que sa mère a composées peu avant d'être déportée par les nazis. Il dit que de les lire lui avait fait "l'effet d'un de ces méchants contes de fées allemands dans lesquels, une fois pris par le charme de l'envoûtement, on est contraint de poursuivre le travail engagé, en l'espèce celui du souvenir, jusqu'à ce que son cœur se brise". Plus loin dans le chapitre vous allez à Bad Kissingen, où sa mère a passé l'heureuse enfance qu'elle décrit dans ses mémoires, et visitez le bâtiment des salines qui s'y trouve. C'est là l'un des nombreux passages dans votre œuvre où vous trouvez un brillant corrélatif au sujet principal que vous êtes obligé d'aborder de manière parcellaire et indirecte.

W.G SEBALD. - La saline est une énorme construction en bois qui n'est plus en activité aujourd'hui. La structure a subi des modifications, et est considérée comme dangereuse. De l'eau minérale coule en cascades à travers les milliers de fascines de prunelliers qui sont entassées à l'intérieur, et qui se sont minéralisées avec le temps. Ce qui se passe est une sorte de métamorphose : quelque chose de vivant devient mort ou presque mort, comme Rousseau l'explique dans un étrange passage sur la vitrification.
On peut effectivement établir un lien avec le processus de l'écriture : plus vous vous imprégnez de votre sujet, moins vous êtes vivant. Les œuvres littéraires, comme les fascines minéralisées, sont les restes pétrifiés de vies antérieures.

Avez-vous l'impression qu'en racontant et en réassociant notre expérience, on peut la restaurer, la réparer ou la racheter ?

Je ne crois pas. J'ai très peu confiance en la psychanalyse et autres thérapies par la parole. On croit qu'en se penchant sur le passé afin de le revivre, on peut améliorer les choses, quand en vérité, généralement, on ne fait que les aggraver.

À propos de la foi, dans Les Anneaux de Saturne, dans le chapitre où vous parlez de Kurt Waldheim et des atrocités commises en Yougoslavie, vous évoquez votre voyage à Nuremberg pour voir le tombeau du saint médiéval Sebald. Il est censé avoir sauvé des enfants de la famine en leur donnant du pain fait avec de la cendre.

C'est un saint très méconnu. Presque tout ce que l'on sait de lui appartient à la légende. Oui, faire du pain a partir de cendres... Je suis fasciné par toute cette histoire de cendres et de poussière. Ces thèmes reviennent encore et encore dans ce que j'écris, ils sont toujours là sous une forme ou une autre. Avez-vous lu l'écrivain suisse Robert Walser ? Il s'est fait interner volontairement dans un hôpital psychiatrique, et y a vécu des années 1930 jusqu'aux années 1950. Il a écrit des centaines de petits textes en prose, dont un sur les aiguilles par exemple, et il y en a un sur la cendre. J'aime beaucoup la cendre, dit-il : c'est la substance la plus humble qui soit ! Le dernier produit de la combustion, sans la moindre résistance. Contrairement à une brindille, que l'on sent à travers la semelle d'une chaussure. C'est la frontière entre l'être et le néant. La cendre est une substance rachetée, comme la poussière.
Dans le dernier chapitre de Vertiges, je monte dans le grenier de la vieille maison de mon village, où je trouve un nid de guêpes. Vous voyez de quoi ça a l'air, un nid de guêpes ? C'est fait avec quelque chose d'infiniment plus léger que du papier bible : c'est gris et aussi fin que possible. C'est enroulé encore et encore sur soi-même comme une pâtisserie, comme un mille-feuille, et peut atteindre les quarante centimètres de diamètre. Ça ne pèse rien du tout. Pour moi le nid de guêpes est une sorte de vision idéale : un objet qui est à la fois extrêmement compliqué et élaboré, fait avec quelque chose qui existe à peine.

Qui, en dehors des guêpes, construit de tels objets ? Quels sont par exemple les écrivains qui vous ont influencé ?

Il y a des écrivains français du XIXe siècle, et certains Allemands : Adalbert Stifter, Gottfried Keller, Johann Prier Hebel. Connaissez-vous son œuvre? C'est merveilleux : c'était un écrivain totalement dépourvu de vanité. Un pasteur de Karlsruhe. Il faut que vous vous procuriez dès demain son Schatzkästlein des rheinischen Hausfreundes. Ça a une certaine légèreté. La musicalité de sa prose vous donne presque l'impression de quitter le sol. Comme la syncope en musique nous rapproche de la lévitation.

Le rythme de la prose et la structure syntaxique que vous affectionnez, en particulier dans vos travaux les plus récents, semblent très naturels et pourtant extraordinairement complexes. Ils s'articulent à intervalles réguliers autour de parallèles fouillés et de longues phrases descriptives.

D'habitude je démarre avec une phrase plutôt courte. Puis il me faut inclure des informations factuelles qui n'entrent pas dans la phrase suivante, donc je suis obligé de refaire la phrase que je viens d'entamer. Ce qui a pour résultat que, lorsque je l'ai enfin terminée, ma phrase ressemble plutôt à un labyrinthe. J'aime parfois certains écrivains qui travaillent de manière directe, proposition principale après proposition principale. Mais j'ai tendance à préférer ceux qui se lancent dans un certain degré d'élaboration.

Historiquement, la syntaxe a tendance à se simplifier.


Oui, et en particulier maintenant que la langue est en compétition avec d'autres systèmes, qui ont tendance à la remplacer. Notre langue devient chaque jour de plus en plus homogène. Mais si vous regardez les écrivains du passé, Coleridge par exemple, ou Shakespeare et Marlowe, les drames jacobéens ou la prose anglaise du XVIIe siècle, vous trouverez une syntaxe d'une grande complexité. Je pense à la façon dont parlait mon grand-père. Il était né en 1872 et parlait encore un allemand qui avait été influencé par le français des guerres napoléoniennes. J'ai passé mon enfance avec lui, parce que ma mère était trop occupée et mon père prisonnier de guerre. Il m'a tout appris et je continue de penser à lui tous les jours. Voyez-vous, derrière chacun d'entre nous qui sommes vivants, se trouvent les morts. À vrai dire, ils coexistent avec nous, mais nous ne les voyons pas. Nous ne savons plus les voir.

Comment choisissez-vous les gens dont vous décidez de faire le portrait ?

Avant d'écrire Les Émigrants, je m'étais occupé, dans mon travail académique critique, du phénomène du suicide chez les personnes âgées. Je m'intéressais à Primo Levi et à Jean Améry, dont chacun a souffert de ce que l'on appelle le syndrome du survivant, c'est-à-dire que cette supposée "chance" d'avoir survécu, n'est en fin de compte pour certains qu'un bref répit. Levi et Améry se sont connus à Auschwitz. Améry a écrit que de vivre avec cette conscience dans votre cœur revenait à ne pas être vivant. Levi a tenté de réfuter cette affirmation, mais ensuite il a pris la même décision et s'est suicidé lui aussi quelques années plus tard. Je pensais à cela, et un jour je me suis rendu compte que je connaissais personnellement ou avais connu des gens dans la même situation.

Max Ferber, le peintre qui vous donne les mémoires de sa mère, est de ceux-là. D'ailleurs, dans l'édition allemande, il s'appelle Max Aurach.

On a dû changer son nom dans les éditions étrangères parce qu'il y a un vrai peintre anglais qui porte le même nom, et nous ne voulions pas le mettre dans l'embarras. Le personnage de Ferber est basé en fait sur deux personnes : ce peintre anglais, et mon ancien propriétaire à Manchester, un architecte qui est toujours vivant.

Ferber peint de manière extrêmement obsessionnelle. Pourquoi l'obsession est-elle un thème récurrent chez vous ?

Eh bien, l'obsession dans le sens le plus large du terme est l'une des façons pour les gens de survivre. Surtout si vous êtes exilé, et exclu du contrat social, vous avez besoin de trouver un lieu où vous pouvez être vous-même, une façon de passer le temps. Donc, vous vous embarquez dans un projet : ça peut être la construction d'une maquette du Temple de Jérusalem, comme mon ami Alec Garrard le fait dans Les Anneaux de Saturne.

Alec Garrard est l'exemple même de l'artiste à l'œuvre. Une autre figure plus insaisissable de l'esprit de l'art est le collectionneur de papillons à la Nabokov, qui, dans l'une de ses apparitions dans votre œuvre, empêche un personnage de se suicider en faisant diversion. Un autre symbole est le papillon lui-même, ou la mite.

Je me suis toujours intéressé aux invertébrés, aux insectes, et beaucoup aux mites. Elles sont infiniment plus nombreuses que les papillons, il en existe beaucoup plus de variétés, et elles sont souvent plus belles. Elles incarnent ce que l'on appelle la biodiversité, que l'on est en train de perdre. Une des choses qui m'attire le plus chez la mite, c'est son caractère secret. Les papillons batifolent en plein jour, tandis que les mites se cachent dans le noir. Vous ne les voyez que, par exemple, lorsqu'elles entrent dans une maison. Et là, elles se tiennent absolument immobiles dans le pli d'un rideau ou sur un mur blanc des jours durant, jusqu'à ce que la vie les quitte et qu'elles tombent par terre. Supposez que vous vous êtes comment retrouver le jardin, là où se trouve vie et verdure ! Ce que la mite fait dans ce cas, c'est simplement rester tranquille jusqu'à ce qu'elle s'effondre. Peut-être devrions-nous faire pareil, au lieu de nous agiter dans tous les sens, à aller chez le médecin et à causer des ennuis à tous ceux qui nous entourent. L'idée de la transformation, de la métamorphose, comme passer de l'état de chenille à celui d'une magnifique créature ailée, ne me parle pas particulièrement. Je trouve cela assez banal. Pour moi, ce qu'il y a de plus formidable chez ces insectes, c'est leur façon de périr.


Cet entretien a initialement paru en 1998 dans le numéro 15 de la Harvard Review, en ligne ici.
Entretien traduit de l'anglais par Philippe et Emmanuelle Aronson, pour Face à W.G. Sebald : monographie, éd. Inculte, 2011, ouvrage collectif à l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de W.G. Sebald, avec les contributions de nombreux écrivains.


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