EDITER W.G. SEBALD EN FRANCE

En 1992, lorsque la première grande œuvre littéraire de Sebald Les Émigrants fut publiée en Allemagne, je l'avais lue sans tarder. Quelle mélodie précise et belle, quel ton mélancolique mais vif. "Émigrante" moi-même, ces récits m'avaient secouée. L'exceptionnel talent de ce nouvel auteur plus très jeune ne laissait aucun doute - le sentiment d'évidence s'était emparé de moi. Je sais aujourd'hui que l'immédiateté de la conviction éditoriale est en fait rarissime dans la vie d'un éditeur.

Jeune éditrice que j'étais, j'avais des craintes concernant la réception de ce livre en France. Depuis quatre ans, j'éditais de la littérature allemande chez Actes Sud, et l'accueil des auteurs - par la presse mais aussi par les lecteurs - m'avait le plus souvent déçue. Grâce au travail de Jacqueline Chambon qui m'avait précédée chez Actes Sud, nous avions plusieurs grands noms de la littérature de langue allemande au catalogue, notamment Ingeborg Bachmann et Paul Nizon, et j'avais moi-même publié Jean Améry, Gert Hofmann ou encore Hanns-Josef Ortheil - non sans succès. Mais Sebald ! Ce nom ne disait rien à personne, même en Allemagne. Proposer à la publication Les Émigrants, livre inclassable - ni recueil de nouvelles, ni roman, ni autobiographie - d'un parfait inconnu, je n'ai pas osé. Je me suis dit que j'attendrais son prochain livre. J'avais le temps : aucun autre éditeur français n'en voulait.

Lorsque, en 1995, Les Anneaux de Saturne est paru, toujours aux éditions Eichbom dans la prestigieuse collection de Hans Magnus Einzensberger, la "Andere Bibliothek", je me suis précipitée, et j'ai été encore davantage persuadée de me trouver en présence d'une voix, d'une vision du monde et d'une personne singulières. Je me suis dit : maintenant, il faut oser.

Hubert Nyssen, le fondateur d'Actes Sud décédé le 12 novembre 2011 et à qui je dédie cet article, nous a suggéré deux maîtres mots : plaisir et nécessité. Ce sont eux qui devaient guider notre travail. Et c'est à nous de sentir fortement la nécessité de la naissance d'un livre étranger dans une traduction française ; à nous d'avoir profondément envie de passer tant de temps avec ce texte dans le but de le publier en français. Ensuite, il faut convaincre les autres, notamment la direction éditoriale.

Les Anneaux de Saturne est pour moi non seulement un chef-d'œuvre littéraire et artistique mais aussi un texte fondamental sur le vrai visage de l'Europe. La mélancolie confère à l'auteur une acuité du regard exceptionnelle, celle d'un être humain sans compromission, libre. Non, notre continent n'est pas seulement la terre de la liberté, des révolutions, des droits de l'homme. Ses habitants ont été destructeurs, esclavagistes, tortionnaires - et cela bien avant l'arrivée des fascistes, tout comme après. Sebald invoque les cadavres du placard de la maison Europe.

J'ai donc proposé à Bertrand Py, le directeur éditorial, d'acheter les droits d'un "pèlerinage" (sous-titre des Anneaux de Saturne) sur la côte est de l'Angleterre, à la fin du XXe siècle, texte sans véritable intrigue, sorte de déambulation d'un obscur Allemand qui, à l'instar d'un archéologue dépressif, découvre l'horreur à chaque coin de rue. Bertrand Py m'a fait confiance. Malgré le fait qu'on était, à cette époque, une maison plutôt petite et peu connue, j'ai pu acquérir les droits. En fait, à Paris, personne ne s'intéressait encore à cet Ovni des Lettres allemandes.

Les négociations étaient conduites avec le regretté Boris Hoffmann, agent parisien de la maison d'édition Eichbom. Nous avons payé un à-valoir de 3000 euros. L'affaire fut conclue à l'automne 1996. J'ai confié la traduction à Bernard Kreiss, connu pour ses traductions de Georg Büchner et d'Adalbert Stifter.

Au même moment (en 1996) paraissait la version anglaise des Émigrants, qui a rencontré un succès immédiat, surtout dans la presse. Susan Sontag, elle-même issue d'une famille d'émigrants, en fait, dans le Times Literay Supplement, son "livre étranger de l'année 1996". Cet éloge est repris par Libération quelques semaines plus tard (1).

Immédiatement, Boris Hoffmann recevait des offres de la part de plusieurs éditeurs français pour les droits de traduction des Émigrants, livre paru quatre ans auparavant. Moi aussi, je savais pertinemment que les conditions de publication étaient à présent très favorables pour ce livre que j'avais tant aimé. Bertrand Py m'encourageait et nous avons fait une offre. J'avais très peur de ne pas pouvoir l'emporter. Dans ces cas-là, des enchères sont organisées, et les grandes maisons n'ont pas seulement les reins plus solides mais aussi une renommée plus séduisante aux yeux de l'auteur. En fin de compte, l'auteur décide. Sebald aurait aimé être publié par Gallimard, il me l'a confié. J'en conclus que celle maison n'avait pas fait d'offre à cette époque. J'ignore quelles maisons étaient nos concurrentes mais je sais qu'il y en avait plusieurs.

Boris Hoffrnann m'a téléphoné et il m'a rassurée : il me confierait aussi Les Émigrants. Sa façon d'exercer la fonction d'agent appartient désornais au passé. Il pensait simplement aux avantages d'une continuité chez le même éditeur. En plus, il savait que j'avais trouvé un bon traducteur pour Les Anneaux de Saturne. La question de l'argent lui importait peu. En fin de compte, nous n'avons pas payé beaucoup plus cher les droits de ce livre acclamé par la presse américaine.

On peut dire que cet acte désintéressé de Boris Hoffrnann, uniquement guidé par la chose littéraire, la qualité et le goût de la transmission, a changé ma vie : j'ai en charge l'édition complète des œuvres de Sebald en français.

Quelques mois plus tard, en février 1997, j'ai donc acheté les droits de traduction des Émigrants. Bernard Kreiss connaissait à présent la difficulté de traduire Sebald. Il ne se sentait pas d'enchaîner avec un deuxième. J'ai pu persuader Patrick Charbonneau de commencer immédiatement, avec le succès que l'on sait.

Je raconte cela en détail car, par-ci par-là, on murmure que Paul Auster était à l'origine de la publication de Sebald chez Actes Sud. La raison de cette fausse rumeur, la voici : environ un an après la signature de ces deux contrats, donc courant 1998, Paul Auster recommande Sebald à Hubert Nyssen. Les Anneaux de Saturne venait d'être publié en anglais. Hubert m'appelle alors immédiatement et me demande ce que je pense de cet auteur. Je lui réponds que nous avons déjà deux ouvrages de Sebald en traduction et qu'ils paraîtront courant 1999. Il l'ignorait. Déjà à l'époque, il lui était devenu impossible d'être au courant de tous les contrats signés par la maison. Il faut dire que nous étions toujours des éditeurs gourmands, et dans beaucoup de domaines linguistiques à la fois.

L'appel d'Hubert Nyssen m'a ravie : à présent, des conditions de publication exceptionnelles étaient réunies. Dans la chaîne de conviction nécessaire pour faire connaître un nouvel auteur, l'enthousiasme du directeur de la maison, la recommandation d'un auteur internationalement connu et l'éloge de Susan Sontag constituent des maillons forts !

Avec Bertrand Py, nous avons alors décidé de publier Les Émigrants d'abord, en janvier 1999, afin de respecter l'ordre chronologique de l'édition originale - mais aussi pour la simple raison que c'était désormais devenu un livre attendu par les médias. Nous avons publié Les Anneaux de Saturne un peu plus tard dans la même année, à l'ultime rentrée littéraire de septembre du siècle dernier.

La fabrication d'un livre de W.G Sebald est un processus plus complexe que celle d'autres publications littéraires. De son vivant, l'auteur était fortement impliqué dans ce processus. Chaque traduction a été relue et commentée par ses soins. Patrick Charbonneau en témoigne dans ce numéro d'Europe. Grâce à cette collaboration étroite, ils étaient devenus amis.

Ensuite, Sebald a méticuleusement contrôlé la mise en page de ses œuvres et notamment l'emplacement des images. Pour notre service de composition, l'intégration des images exactement au même endroit que dans l'original a été un défi. J'ai dû personnellement assister l'opérateur. Dès qu'une image ne rentrait pas au bon endroit, il fallait trouver la solution qui ne trahissait pas le sens. Les lecteurs de Sebald connaissent l'importance de la place exacte par exemple de la photographie de Nabokov ou de la reproduction de Rembrandt, à tel endroit précis et non un paragraphe plus loin ! Parfois, on était obligés de tricher par la taille de l'image. Parfois, Sebald n'était pas d'accord et il fallait recommencer la mise en page au début du chapitre.

Pour Sebald, ces images n'étaient pas des "illustrations" mais un élément du texte. Elles avaient autant d'importance pour lui que les phrases, les lignes blanches, les virgules, les guillemets, les citations en langue étrangère, les italiques... Pour le "bricoleur", comme il se désignait en allusion à Claude Lévi-Strauss, tous les matériaux se valaient.

Quant à la couverture du livre, l'éditeur allemand fit paraître les premières éditions de Sebald sans illustration aucune. Comme nous aimons les illustrer, l'enjeu du choix de l'image était crucial pour qu'elle s'accorde avec celles de l'intérieur. Sebald n'a pas voulu intervenir dans notre choix. C'est nous qui avions proposé la couverture des Émigrants et celle des Anneaux de Saturne, mais c'est Sebald lui-même qui nous a suggéré le tableau figurant sur la couverture de
Vertiges. Il a souvent exprimé sa satisfaction quant à la qualité de nos éditions, leur beauté, leur toucher. L'échange était toujours très professionnel. Sebald s'y connaissait. Bricoleur peut-être, mais surtout perfectionniste !

La réception des deux premières publications en français, Les Émigrants et Les Anneaux de Saturne a été étonnante : c'est un souvenir magnifique. Durant toutes ces années passées à diriger la série Lettres allemandes chez Actes Sud, je n'ai plus jamais rencontré une telle réaction immédiate et dithyrambique à un livre allemand.

Mais son public, c'étaient avant tout les intellectuels et les écrivains, les journalistes et les universitaires.

Pour donner une idée des chiffres de vente : j'ai publié, en 2009, le best-seller international Les Arpenteurs du monde, très beau roman sur Wilhelm von Humboldt et Gauss de l'auteur allemand Daniel Kehlmann. Là aussi, la parution a été précédée d'éloges venant d'autres pays et accompagnée d'une presse importante, quoique de moindre ampleur que pour Sebald. À ce jour, les ventes de ce livre de Kehlmann en France ont atteint plus de 40000 exemplaires, et celles des Émigrants seulement 12000. Même pour les éditions de poche de Sebald chez Gallimard, ces chiffres n'augmentent pas beaucoup, ce qui montre que le niveau de la diffusion n'est pas dû à la taille de la maison Actes Sud à l'époque.

Entre la signature du premier contrat et la disparition de l'auteur, seulement cinq années se sont écoulées. Pendant cette période, j'ai eu la chance de pouvoir rencontrer de temps à autre Sebald à Paris mais aussi à Saint-Malo aux Étonnants Voyageurs, festival littéraire auquel il a été invité en mai 2000.

Durant un de ses séjours à Paris, j'ai accompagné Sebald à la Bibliothèque Nationale de France. En prétextant un article qu'un journal anglais lui avait demandé, il m'a demandé de prendre rendez-vous avec un responsable de cet établissement public, et nous nous y sommes rendus ensemble pendant une matinée pluvieuse. Je l'ai alors vu prendre des photos que j'ai retrouvées plus tard en éditant Austerlitz. Des passages entiers, à la fin d'Austerlitz, proviennent de ce qu'on nous avait dit ce jour-là, et j'ai pu en témoigner en détail dans une étude de Ruth Vogel-Klein (2).

C'est ainsi que j'ai eu l'occasion de suivre en direct à la fois sa méthode de travail et son art de transformer la réalité en fiction.

L'intérêt pour la France a été renforcé chez Sebald par ses voyages en Corse mais aussi grâce à ses retrouvailles avec une amie perdue de vue. J'étais présente à la Maison des Écrivains, rue de Verneuil, au moment où cette Française l'avait revu pour la première fois depuis les années soixante. Elle avait passé à l'époque quelque temps en Allemagne, dans le village de Sebald, pour apprendre l'allemand, et elle l'avait retrouvé grâce à un article dans la presse française. Le projet Austerlitz porte des traces de cette rencontre, comme le démontre Ruth Vogel-Klein. Et le dernier projet de Sebald, hélas inachevé, s'inspirait directement de la vie du grand-père de cette amie française.

Pour le processus d'édition et de publication, cet intérêt pour la France était très bénéfique, dans la mesure où l'auteur acceptait désormais volontiers de venir à Paris pour participer au lancement de ses livres. Très inaccessible auparavant, il était devenu disponible pour de nombreuses interviews. Grâce à ses recherches, il s'exprimait d'ailleurs de mieux en mieux en français.

À l'époque de sa disparition, un événement extra-littéraire a menacé la publication chez Actes Sud des œuvres de Sebald. À partir d'Austerlitz, l'auteur avait en effet confié la gestion des droits internationaux de tous ses livres à l'agent littéraire le plus important, Andrew Wylie, connu pour son talent commercial. Comme vous le savez peut-être, les contrats d'édition sont de plus en plus souvent limités dans le temps, à dix, sept, voire cinq ans. Pour renouveler nos contrats et pouvoir continuer la publication de l'œuvre de Sebald, nous étions obligés de payer une somme rondelette, beaucoup plus importante que ce que la publication ne nous rapportera jamais. Je suis très reconnaissante à la direction d'Actes Sud qui n'a pas rechigné et nous a permis de pouvoir continuer la publication de cette œuvre magistrale malgré quelques exigences assez humiliantes de la part de l'agent. Tout récemment, nous avons dû conclure avec Wylie un nouvel accord portant sur l'œuvre complète. Il nous permet désormais de publier également les œuvres dans notre collection de poche, "Babel".

Cette aventure éditoriale est jusqu'à présent la plus belle et la plus triste à la fois de ma vie d'éditrice. La plus belle car elle m'a permis de rencontrer Sebald, de travailler avec lui, et la plus triste car il est décédé trop tôt.

Je pense souvent à Sebald, et notamment au moment où j'arrive en Allemagne après une longue absence.

Un jour, dans un bus parisien, nous parlions du mal du pays. Il m'a avoué que, souvent, il se languissait des paysages de son enfance, et qu'il souhaitait alors les revoir. Mais au moment où il arrive et où son pied se pose sur le quai de la gare de son village, il ressent une forte envie de reprendre le train et de repartir aussitôt.


Martina WACHENDORFF-PÉRACHE

Revue Europe, n°1009, mai 2013

(1) The Times Literary Supplement, "International Books of the Year", 29 novembre 1996. Susan Sontag renouvelle son hommage dans le quotidien Libération le 26 décembre 1996 ("Dix exercices d'admiration").
(2) Ruth Vogel-Klein, "W.G Sebald - Mémoire, Transferts, Images", dans Recherches germaniques, Hors-série n° 2, 2005.


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